J’ai été surprise de voir que dans cette saison 2, on change complètement de registre, tout à coup la religion juive apparaît. On le voit dès le générique, avec l’étoile de David et la kippa sur le micro. Qu’est-ce qui vous a donné envie de parler de ça ?
L’ADN de cette série, c’est la maternité, l’ambivalence du désir ou non de maternité. La saison 1, c’était une belle-maternité imposée, à quelqu’un qui est trop jeune pour avoir envie d’être mère, et la saison 2 c’est vraiment une maternité amputée. Que tu sois belle-mère ou beau-père, la filiation que tu développes dans le cadre d’une garde partagée, c’est une parentalité. Qu’est-ce qu’il se passe quand elle est amputée ?
Après ce qui m’a intéressé, c’est qu’il y ait du temps qu’il ait passé. Dans la réalité, quand il y a huit ans qui passent dans la vie de quelqu’un, a fortiori d’une femme, il y a des désirs qui changent, des identités qui changent, des mues qui s’opèrent, tout le temps. En huit ans, Prune questionne toujours son rapport à l’écriture, elle questionne son rapport à la maternité, elle questionne son rapport au désir et, en fait, elle questionne tout le temps son rapport à son identité. C’était la même chose dans la saison 1, c’était un coming-of-age d’une jeune de vingt-cinq ans qui ne sait pas quelle est son identité.
Il y a plusieurs choses qui m’amenaient de façon assez évidente, non pas à la religion juive, mais à la culture et à l’héritage familial. C’est que Prune a un problème familial : ses parents sont excessivement légers, amoureux… Tout ce qu’elle aimerait être et qu’elle n’arrive pas à être. Donc elle est tout le temps à questionner la génération du dessus. Si tu questionnes la génération du dessus, tu es obligée de questionner la génération d’encore au-dessus. Et elle va comprendre dans cette saison 2 que ses parents – en tout cas, sa mère – sont des gens qui ne font que rire et enrober le tout de soutien-gorges roses, de sucre, de câlins, d’opéra, de faire l’amour et de le revendiquer, parce qu’ils camouflent. C’est leur façon de réparer la tristesse de ce qu’il s’est passé pour la génération d’avant. C’est un truc qui me fascine dans la vie. Tu peux choisir soit de te suicider, soit d’utiliser le rire, le plaisir et la vie comme survie. Il y a un truc qui me plaît beaucoup là-dedans.
Prune va questionner le côté familial, et elle va questionner l’autre thématique de sa vie : l’écriture, l’humour. Mais elle prend tout à l’envers. C’est un personnage qui se trompe, qui prend toujours les mauvaises décisions. Prune pense que si son spectacle Belle-Mère ne marche plus, c’est parce que l’humour ne marche plus. Et l’inverse de l’humour c’est quoi ? C’est faire du drame. Et faire du drame, ça correspond à devenir adulte. Et être adulte, c’est être sérieux, se prendre au sérieux, faire du drame. Donc le drame c’est quoi ? Dans sa famille, c’est la Shoah.
Dans la saison 1, je n’ai vu aucune référence, aucun indice à son judaïsme ni à son héritage.
Parce que Rose [la mère de Prune dans la série] n’a jamais développé cette fibre. Il y a beaucoup de gens, après la guerre, qui n’ont pas du tout élevé leurs enfants dans la religion juive, parce que traumatisés complètement. C’est le cas dans la famille de mon père. C’est ce qui s’est passé pour Rose. Elle a été élevée dans une famille où elle sait que ses parents sont juifs, mais on l’a appelée Rose, on l’a mise dans une école publique et on n’a jamais fait les fêtes. Toute cette génération qui est née dans les années soixante, où on est en France, et en fait on a juste trop peur que les Allemands reviennent ! Ou bien, on fait un gros blocage sur la religion parce qu’on a été arrêtés par la police française et qu’on n’était même pas pratiquants. Ce sont des gens qui étaient français depuis très très très longtemps et qui n’ont pas compris pourquoi on les arrêtait – qui n’ont pas compris que leur identité, aux yeux des autres, c’était d’abord “juifs”.
Ça a compté dans votre parcours ?
Oui, je trouve ça assez fascinant. J’ai écrit un film qui s’appelle Trop d’amour, il y a deux ans, avec Frankie Wallach, et c’est mon obsession en fait. Il y a ce truc que j’aurais fait même si je n’étais pas d’origine juive : Prune questionne sa famille, elle questionne l’écriture, donc elle arrive à l’écriture du drame, qui est la Shoah dans sa famille… et pour moi, c’est hyper important de réussir à parler des choses terribles avec légèreté. C’est Jacques Demy qui disait ça, que c’est génial d’aborder le drame avec fantaisie, couleur, légèreté, chanson et le vain, le vide, avec gravité. Tous les sujets compliqués – c’est peut-être de la pudeur, c’est peut-être de la protection, de la politesse – c’est plus simple de les aborder avec humour. C’est ce que j’ai fait en stand up pendant des années. Tu ne parles que des sujets qui te donnent envie de pleurer. Sinon c’est pas vital de monter sur scène.
Le plus grand drame autour de moi, de la génération du dessus, c’est la Shoah. Comment moi j’arrive à le sublimer ? Mon père ne peut pas en parler. Il ne peut pas lire le livre de sa mère. Il ne peut pas tenir dans sa main la lettre que ses grands-parents ont à son père de Drancy. Pour dire « on ne va pas revenir. Toi, t’étais à l’école, tu n’as pas été arrêté, longue vie ! » C’est la seule fois de ma vie où j’ai vu pleurer mon père.
Quand on m’en parle, c’est un drame pour les gens qui m’en parlent. Je ne l’ai pas vécu, pourtant ça m’accable. J’ai l’impression de le porter sur mon dos depuis toujours, ce qui est un peu bizarre ! Mes frères et sœurs n’ont pas du tout le même rapport à cette histoire-là. J’ai l’impression de rentrer à fond en empathie avec l’histoire des mes grands-parents.
Il n’y a pas un repas dans la famille de mon père sans qu’on parle de la Shoah. C’est très lourd. C’est pas du tout Rose et George [les parents de Prune].
Dans la série, être juif, c’est plus une question d’héritage qu’une question de pratique.
C’était très important pour moi aussi de dire : attention, ce qui m’importe ce n’est pas la religion, c’est la culture, le texte. D’ailleurs, ce qui arrive sur la tête de Prune, c’est le texte de sa grand-mère. Ce qui m’intéresse c’est d’aborder le judaïsme par là, comme Amos Oz. Un des textes qui m’a le plus marquée, c’est Juif par les Mots, qu’il a écrit avec sa fille, qui raconte comment ils sont 100% laïques, bien que parlant hébreu, habitant en Israël, étant 100% juifs. Cette laïcitélà, elle me parle. C’est comme ça que j’ai été élevée, c’est à ça que je connecte.
On est juifs parce qu’on est boulimiques de discernement, de remise en question, de commentaires, qu’il y a toute cette culture du palimpseste, de réécrire, de commentaire, de commenter… Pourquoi ? Pour être mieux pour la génération suivante, ce qu’on retrouve dans les rites de passages et dans les bénédictions… Les prières, les textes ne disent que ça : comment faire pour que la génération suivante soit plus libre et plus responsable ? Il y a une éthique dans le judaïsme qui me fascine. Comment construit-on et comment transmet-on à la génération d’après d’être encore plus libre et autonome, pour pouvoir mieux nous contredire et mieux être sur terre ? Ça m’obsède en fait !
Rites de passages, on revient à Jeune et Golri…
Oui, pour moi c’est évident que Prune, dans la filiation qu’elle a avec Alma, et qu’elle va avoir avec ses enfants avec Jacob, ne se rend pas compte qu’elle transmet exactement ces questions-là. C’est quoi être au monde ? C’est quoi avoir une parole ? C’est quoi avoir une parole performative, si t’es sur scène ou si t’es parent ? En fait : c’est quoi l’éducation ?
Je trouve que c’est important d’en faire des comédies. Moi j’ai grandi avec La Vérité si je mens, avec Comme t’y es belle, avec aussi Le Père Noël est une Ordure, Pretty Woman, etc. Pour moi, c’est important de regarder Nuit et Brouillard en 4e, mais c’est aussi important d’écouter Desproges ou de lire Portnoy et son complexe et de rire de tout ça ! Et puis c’est quand même excessivement juif de mélanger sexualité, psychanalyse, tourment…
Le but c’est d’être vu par le plus grand nombre, de faire des comédies populaires, tout en ayant une super mise en scène, une super langue. Je trouve que la fiction doit être juste à l’image carte-postale de la société. Donc il faut faire des monstres, il faut faire des gens bêtes, des gens juifs, il faut faire des gens très amoureux, d’autres totalement asexués… ll faut tout montrer ! Si on ne montre que des gens qui vont bien, qui s’expriment bien et qui sont woke, on est foutus ! Dans l’écriture, ce qui m’intéresse, c’est d’être hyper honnête sur la vérité de l’ambivalence des gens. Et dans Jeune et Golri, les personnages sont tous ambivalents.