FLUIDITÉ IDENTITAIRE DES ORIENTS

La première identité des Séfarades est la judaïté. Tout le reste n’est que pure forme, peut varier au fil de la vie et des générations, dans une attitude de sage recul.

© Daniel Tchetchik, Sunburn, Horizon, 2014, Color negative printed on archival paper, 160 x 260 cm, Edition of 5
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L’identité séfarade existe-t-elle? Voilà qui fait débat au sein des mondes universitaire et rabbinique. Certains la voient comme restrictive – n’est séfarade que celui ayant un lien direct avec le judaïsme ibérique d’avant 1492. D’autres optent pour une approche bien plus large, estimant qu’est séfarade tout Juif issu d’une culture judéo-musulmane dont les racines remonteraient à un Al-Andalus mythifié. Pour certains, c’est une identité ethnique, pour d’autre, c’est une tradition religieuse ou culturelle.

Je suis né à la conjonction de ces récits contradictoires. Je porte un patronyme typiquement judéo-andalou. L’un de mes plus fameux ancêtres, le Rabbin Yaakov Abensour (Fès, 1673-1753), bien que vivant deux siècles après le décret d’expulsion de 1492, rédigeait encore des poèmes en judéo-espagnol, mais aussi en hébreu, en araméen et en judéo-arabe. Il signait ses lettres par les mots «Yaakov Abensour, des exilés de Castille», comme si ce lieu qu’il n’avait pas connu restait un point de repère.

Mon arrière-grand-mère portait un nom absolument espagnol: Clara. Au milieu du XXe siècle, ses petits-enfants l’appelaient encore señora. Pourtant, l’essentiel de ma culture séfarade, je le dois à mon grand-père maternel, Juif de l’Atlas, aux origines probablement berbères, mais empreint de la culture juive ibérique. C’est lui qui m’initia à la beauté de la poésie séfarade, aux airs andalous de la prière, à la grandeur des philosophes de cette époque et à la pertinence des décisionnaires ibériques et de leurs successeurs.

Néanmoins, tant l’approche ethnique que celle religioculturelle me semblent limitatives. Après tout, les Séfarades ne sont nés d’aucun schisme religieux ni ne forment une ethnie ou peuple distinct. Leur religion, c’est le judaïsme; leur peuple, c’est le peuple juif. Leurs productions intellectuelles, rabbiniques et culturelles appartiennent à l’ensemble du monde juif – tout comme Rashi, le hassidisme ou Franz Rosenzweig ne sont pas l’apanage du judaïsme ashkénaze.

N’ayant pour identité profonde que la judaïté, toute tentative de définir une quelconque essence séfarade serait forcément vouée à l’échec. La séfaradité, si tant est qu’elle existe, doit se trouver dans la forme plutôt que dans le fond, comme une expression singulière de la judaïté. En ce sens, on peut détecter deux mouvements contraires constituant cette forme de judaïté ou l’art de vivre séfarade: d’une part, une fluidité idéologique permettant de rapides mutations extérieures; d’autre part, un sentiment de continuité qu’aucun changement idéologique ou politique ne saurait ébranler.

Il suffit de prendre une famille séfarade type pour illustrer ces propos. Sur trois ou quatre générations – mais parfois au cours d’une seule vie – on trouvera des mutations apparemment profondes: une arrière-grand-mère ayant vécu au rythme judéo-arabe traditionnel d’Afrique du nord, un grand-père éduqué sur les bancs de l’Alliance Israélite Universelle, ardent défenseur des valeurs républicaines et de la laïcité; une fille, née à Paris dans les années soixante, s’étant rapprochée d’un judaïsme traditionaliste, et son fils, vivant désormais au rythme de l’ultraorthodoxie à Bné-Brak. Les changements ne sont pas une prérogative séfarade, me dirait-on, mais encore faut-il préciser que dans la famille séfarade typique, ces changements se font sans sentiment de fracture. Le fils francisé n’a pas le sentiment d’avoir brisé la transmission parentale, pas plus que la petite-fille devenue ultraorthodoxe. Tous transmettent à leur façon cette essence juive indicible, même si les formes d’existence varient. Le récit familial s’écrit et se réécrit avec pour fil conducteur une judaïté intangible.

Je ne saurai dire à quand remonte cette forme d’existence séfarade, mais on peut la retrouver avec certitude dès le XIIe siècle, avec la multiplication des conversions de façade qui débutent sous les Almohades et se multiplieront plus encore sous la chrétienté. Cas extrême, la conversion de façade n’est une option envisageable que pour ceux ayant réussi à différencier strictement fond et forme, essence et apparence. La judéité peut-elle survivre à l’affront extrême de l’abandon de toute forme de vie juive? Rien n’est moins sûr et il suffit de noter la résilience avec laquelle des milliers de Juifs ashkénazes choisirent, à l’époque des Croisades, la mort plutôt que le baptême pour entendre un écho juif dissident. D’ailleurs, rien dans la loi juive n’autorisait ces conversions1. Mais la judéité séfarade est émancipée de tout absolutisme, y compris religieux. Si le marranisme perdura durant des siècles, si des marranes fuyaient encore la péninsule ibérique au XVIIIe siècle pour «rejudaïser», c’est que l’essence juive avait pu se transmettre même en l’absence de tout cadre religieux-légal ou même culturel.

À l’époque contemporaine, la fluidité idéologique séfarade concerne cette fois les formes modernes de l’existence juive. En hégémonie ashkénaze, les Séfarades ont dû s’adapter aux catégories idéologiques aliénantes que leurs frères européens avaient créées. Selon les lieux, on attend encore d’eux de se définir comme républicains ou communautaristes, sionistes ou antisionistes, religieux ou laïcs, orthodoxes, réformés ou massorti. Autant de catégories nouvelles qui influencent toutes la séfaradité, mais sans pour autant réussir à la briser.

LES SÉFARADES SEMBLENT ADOPTER UN NÉOMARRANISME: LES APPARENCES SONT LÀ, MAIS LE FOND N’Y EST PAS

Certes, on trouve des Séfarades appartenant à tous les courants que connaît le judaïsme actuel. Mais cette appartenance reste souvent superficielle, faisant d’eux la limite poreuse de la plupart de ces courants. Les vrais idéologues le savent et en désespèrent, ne comprenant pas pourquoi des décennies de domination culturelle peinent à gagner une adhésion complète. Toute comparaison gardée, les Séfarades semblent adopter un néomarranisme, se conformant extérieurement aux attentes idéologiques qu’on leur impose, mais maintenant toujours une certaine distance: les apparences sont là, mais le fond n’y est pas.

On peut citer à ce sujet l’exemple significatif des devenirs de la séfaradité en Israël. Nous savons que les immigrés séfarades des premières décennies de l’État d’Israël subirent de plein fouet, avec plus ou moins de violence, les tentatives de rééducation de la part de l’establishment ashkénaze, tout courant confondu [à ce sujet, lire l’article de Neriah Raphaël Knafo]. Les enfants séfarades étaient répartis de force entre les différents courants éducatifs (sioniste-laïc, sioniste-religieux, ultraorthodoxe), représentant aussi les seules identités juives tolérées dans l’Israël d’antan. Et pourtant, là encore la tentative échoua. Les Séfarades se trouvent aujourd’hui dans tous ces courants, mais à un degré idéologique extrêmement dilué et poreux, faisant parfois d’eux de véritables Cheval de Troie latents menaçant de sécessionnisme.

Niée pendant des décennies, l’identité massorti, ou traditionaliste, est désormais l’une des identités majeures en Israël, tout particulièrement chez les Séfarades. Souvent considérée comme un entre-deux entre laïcité et religiosité, elle est surtout une identité où la judaïté est centrale mais l’idéologie secondaire. Une variante séfarade de l’ultraorthodoxie a également fait son apparition, moins sectaire, plus sioniste, plus conciliante sur les sujets touchant à la modernité, l’intégration et l’éducation. Il en va de même pour les Séfarades convertis au sionisme-religieux, qu’on trouvera plus souvent dans les colonies bourgeoises et peu controversées des alentours de Jérusalem que dans les avant-postes illégaux au fin fond des collines des territoires.

C’est un peu comme si face à toute cette «vérité» assénée par les idéologues, les Séfarades arrivaient à maintenir un certain recul leur évitant de sombrer dans l’absolutisme. Ce recul, je l’imagine personnifié en une grand-mère nord-africaine, scrutant son petit-fils avec un regard bienveillant mais suspicieux. Lorsque celui se conforme un peu trop sincèrement à l’idéologie ambiante, il l’entend lui dire p’sala – n’exagère pas mon fils, ne te prend pas tellement au sérieux. Un mot unique suffit à balayer l’illusion de la plénitude idéologique. D’autres mots du vocabulaire judéo-arabe (et probablement du ladino, que je ne maîtrise malheureusement pas) expriment succinctement cette culture marrane. L’intraduisible za’ama, par exemple, sépare le fond des apparences. Il faut parfois se plier aux normes ambiantes – l’opposition idéologique étant, elle aussi, une idéologie – mais encore faut-il rappeler que cela ne répond qu’à un impératif temporaire et non pas catégorique. Parfois, il faut également faire tminik, notion encore plus fine, puisqu’il s’agit de jouer-le-jeu jusqu’au bout et de convaincre sans y croire.

On ne sait pas trop comment, mais d’une génération à l’autre, un Séfarade biberonné à une idéologie quelconque semble retrouver intuitivement ce que son éducation lui avait caché. À l’image des marranes qui «rejudaïsaient», certains Séfarades convertis à une quelconque idéologie religieuse et politique, ou leurs enfants, «reséfaradisent» à un moment donné, quittent l’absolutisme pour revenir à un cadre moins rigide et étroit, plus vivant et harmonieux. Plus que les livres, plus que le folklore et la linguistique, cette forme de vie résume à mes yeux la séfaradité: une transmission perpétuelle d’un judaïsme à la fois intangible et profondément libre, qu’aucun carcan idéologique ne saurait limiter trop longtemps.

1. Des autorités rabbiniques importantes, notamment Maïmonide, défendaient les conversions de façade lorsqu’il s’agissait de l’islam, considéré comme strictement monothéiste. À l’inverse, les conversions au christianisme étaient considérées comme relevant des trois péchés capitaux pour lesquels la loi juive prône la mort plutôt que la faute. Voir Maïmonide, Mishné Torah, Lois fondamentales de la Torah, chapitre V. Concernant les conversions de façade à l’islam, voir Maïmonide, Épîtres.
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