« Nulle personne n’avait profané autant le Nom de Dieu, nulle personne n’avait humilié ainsi une tribu entière en Israël, tel que l’a fait hier le Maarakh [Gauche socialiste au pouvoir en 1977] à cet endroit. Ce que je vous demande c’est que demain, du matin au soir, vous organisiez une vaste campagne téléphonique. Ce qu’il faut impérativement faire, c’est que chacun appelle ses connaissances à Jérusalem, Haifa, Rishon Letsion, Ness Siona, Rehovot et Beer Sheva. Racontez-leur ce qu’a dit Doudou Topaz ! Tout le peuple d’Israël doit savoir. Cela se résume à une phrase: « les tsha’htsha’him [mot péjoratif désignant les Séfarades] sont tous avec les révisionnistes. » Nous sommes heureux qu’ils soient avec nous!«
Menahem Begin, 28 juin 1977
Ces mots concluent le célèbre discours de Begin, alors chef de l’opposition, en réponse aux propos insultants du comique Doudou Topaz, qui avait participé la veille à un meeting électoral de gauche. Topaz avait posé les bases de la séparation ethnique et morale entre Séfarades et Ashkénazes en Israël: les tsha’htsha’him, les Séfarades supposés barbares populaires, auraient le cœur à droite, alors que les Ashkénazes seraient à gauche. Ce discours de Begin est sans nul doute l’un des moments cardinaux de la politique israélienne, qui conduira à la prise du pouvoir par la droite pour la première fois de l’histoire d’Israël et accorda une visibilité inespérée aux Séfarades discriminés jusque-là en Israël.
Pendant des décennies, les Séfarades avaient lutté quasiment seuls contre des discriminations culturelles, politiques et économiques, souvent méconnues des Juifs de Diaspora. Contrairement aux politiques d’alyah à l’égard des Juifs occidentaux, seuls les Séfarades dans la force de l’âge obtenaient le droit de monter en Israël, devant abandonner les membres âgés ou malades de leurs familles. Contre leur gré et après leur avoir caché leur véritable destination, les Séfarades étaient transférés dans des villes reculées et des ghettos ethniques, alors que les Ashkénazes étaient dirigés vers les centres urbains et les kibboutzim. Seules des écoles professionnelles étaient construites dans les zones séfarades, stoppant l’ascenseur social et condamnant les Séfarades à être l’éternelle classe prolétaire d’Israël. Des affaires sordides et parfois encore non-résolues avaient également traumatisé les Séfarades, telle que des essais expérimentaux sur des enfants pour le traitement de la teigne1 ou la disparition encore inexpliquée d’au moins plusieurs centaines d’enfants yéménites et des pays arabes2 . Les premières révoltes avaient éclaté à Wadi Salib en 1959 contre les violences policières et pour une politique égalitaire et sociale. Elles avaient atteint leur summum avec les actions militantes des « panthères noires » (1971-1974).
Face à ces politiques discriminantes, les Séfarades des premières décennies de l’État étaient divisés. Certains soutenaient l’opposition dans l’espoir de faire tomber les dirigeants responsables de la situation. D’autres votaient au contraire pour les partis gouvernementaux – parfois par pragmatisme, parfois pour tenter un changement de l’intérieur et parfois par adhésion au melting-pot prôné par Ben Gourion. Ce melting-pot constituait la deuxième étape vers l’israélianité. Contrairement à l’étape de l’arrivée et de l’intégration, l’idée n’était pas de discriminer les Séfarades mais au contraire de les assimiler au sein d’une israélianité nouvelle et commune. Dans les faits, il ne s’agissait pourtant pas d’une symbiose de l’ensemble des tribus du peuple juif, mais d’une assimilation des Juifs des pays arabes au sein d’une israélianité occidentale et laïque. Si l’étape de l’arrivée et de l’intégration était ouvertement discriminante, celle du melting-pot visait à effacer la culture séfarade et orientale, sous couvert d’intégration à la société israélienne.
À partir des années soixante, les gouvernements successifs pensaient que la politique du melting-pot suffirait à atténuer les plaintes contre les discriminations d’état. Mais, dans les faits, la discrimination continuait sous une forme plus vicieuse et latente, à travers une répartition biaisée des budgets, une hégémonie culturelle et une israélianité toujours exclusive. À mon sens, il est impossible de comprendre le renversement politique de 1977 sans saisir ce que Begin avait brillamment compris. Son discours à la veille des élections ne s’attaquait pas aux politiques discriminantes elles-mêmes, mais à la sphère identitaire et culturelle. Loin des discours radicaux et anti-institutionnels des militants séfarades la première heure, Begin proposait une troisième voie, faisant pénétrer les protestations séfa- rades à l’intérieur de l’éthos sioniste.
Au cœur de son discours, il utilisa l’image symbolique et forte de Fenstein et Barazani, deux militants sionistes de l’Etsel (l’un séfarade et l’autre ashkénaze) condamnés à mort par les Britanniques, et qui décidèrent de se suici- der ensemble en chantant la Hatikva. L’histoire mettait en valeur le destin commun des Juifs ashkénazes et séfarades sans toutefois effacer les identités individuelles au sein d’une israélianité creuse. C’est cette narration sioniste inclusive qui permit à Begin de conquérir le pouvoir.
Pour la première fois, un mouvement d’ampleur séfarade passa de gauche à droite, du Maarakh au Likoud, mais aussi du Maarakh au parti sioniste-religieux, qui avait, lui aussi, pour la première fois, mis à sa tête un homme politique séfarade et fier, le maire de Ramleh Aharon Abehsera, fils du rabbin Baba Haki (frère de Baba Salé, qui se trouve également être mon arrière-grand-père). Sous l’influence d’Abehsera, le parti mit fin à son alliance historique avec la gauche socialiste israélienne et rejoint le gouvernement Begin.
Le réveil de la conscience politique séfarade continua après 1977, avec la création du parti séfarade Tami (1981), qui finit par intégrer le Likoud, puis avec la création du parti Shass (1984), sous l’impulsion de feu Rav Ovadia Yossef. Avec Shass, qui atteindra son sommet en 1999 avec 17 sièges à la Knesset, les Séfarades arrivaient enfin à des postes d’influence et de pouvoir au sein des différents gouvernements. Mais l’arrivée des Séfarades au pouvoir ne mit pas fin aux suspicions mutuelles, aux biais racistes et aux tensions internes. Jusqu’à aujourd’hui, de nombreux Séfarades estiment qu’Arié Derhy, dirigeant légendaire du parti Shass condamné pour fraude, n’a pas eu droit à un procès équitable. Pour eux, la manœuvre était surtout politique et visait à stopper l’ascension séfarade.
Un des défenseurs principaux de cette thèse est le chercheur et journaliste Avishay Ben Haïm, analysant la politique israélienne sous le prisme d’un rapport de force continu entre un « premier Israël » constitué majoritairement des élites ashkénazes de gauche et un « second Israël » constitué des masses séfarades et des leaders de droite. C’est sous ce prisme également que Ben Haïm et bien des Israéliens analysent la situation politique actuelle, voyant dans le mouvement anti-Netanyahou une lutte de l’hégémonie ashkénaze agonisante contre le « second Israël » qu’incarnerait Netanyahou. Le fait que Netanyahou ne soit pas séfarade, soit lui-même issu de l’élite ashkénaze et ait mené des politiques ayant aggravé la situation économique des villes de la périphérie israélienne n’y change rien.
Bien qu’étant loin de partager l’analyse de Ben Haïm, il me faut m’attarder sur la popularité et l’omniprésence de ses thèses dans la société israélienne pour saisir cette fracture séfarado-ashkénaze qui n’en finit pas. Toute tentative d’influer sur l’opinion publique israélienne doit nécessairement en tenir compte. À l’heure où j’écris ces lignes, le scénario d’une quatrième élection consécutive en Israël est malheureusement envisagé. Or, sans l’intériorisation de la façon dont les Séfarades perçoivent la politique israélienne et les partis de gauche, aucun opposant à Netanyahou ne pourra jouir de leurs votes.
Tout renversement politique en Israël passe par le vote séfarade, car celui-ci n’a pas de blocage idéologique important sur les autres sujets qui divisent Israël, à savoir le sécuritaire, le religieux et le social. En tant que membre d’une famille d’origine marocaine qui a largement participé à la politique séfarade israélienne des dernières décennies, je crois qu’Israël peut avoir à sa tête un gouvernement droit et juste, conscient des blessures encore béantes. Des décennies de luttes séfarades ont permis l’émergence d’un Israël plus multiculturel, qui peut et doit se refléter au sein de la politique gouvernementale de droite comme de gauche.
Nous, militants séfarades de droite et de gauche, ne baisserons pas la garde jusqu’à ce qu’Israël intègre équitablement toutes ses composantes.
1 C’est ce qu’on appelle la parashat hagazazat en Israël, dont les victimes obtinrent une reconnaissance d’État et des réparations via une loi votée en 1994.
2 Si la disparition des enfants a été reconnue par plusieurs enquêtes, les raisons restent encore inexpliquées. Pour certains, il s’agissait d’une négligence des hôpitaux qui enterraient le corps des enfants séfarades morts sans les rendre à leurs parents, pour d’autres il s’agissait d’un vaste réseau de vols d’enfants et d’adoption. L’affaire est toujours d’actualité et une partie des archives est encore sous censure d’État. Pour plus d’informations, voir le site www.edut-amram.org