“Après le 7 octobre, je n’arrêtais pas de chialer. Je ne comprenais pas comment ce massacre avait pu se produire, je ne comprenais pas comment on pouvait appeler ses parents pour se vanter, hilare, du pogrom de Juifs? Je ne comprenais pas que dès le 8 octobre, des gens commencent à mettre en doute ces actes pourtant filmés par le Hamas. Comme pour le 11 septembre, des personnes pensaient à un complot”, explique Ismaël Saidi. Fin octobre 2023, il écrit une tribune publiée dans Le Figaro dans laquelle il juge l’islamisme responsable de la haine antijuive en France. Pas le conflit israélo-palestinien. “Je ne pouvais pas faire autrement. On ne peut pas soigner un cancer avec du paracétamol”, affirme-t-il sans prendre le temps de respirer. D’où vient son engagement (qu’il pourrait qualifier de sentiment d’injustice)?
Dans les années soixante, les parents d’Ismaël Saidi quittent Tanger pour s’installer à Bruxelles. Il est scolarisé dans l’école du coin de la rue, une école catholique dirigée par des prêtres avec catéchisme et messe obligatoires. Le samedi, à l’école coranique, il revisite toutes les connaissances religieuses apprises pendant la semaine. Pendant les vacances d’été, il rend visite à ses grands-parents marocains et, le vendredi, avant shabbat, il livre le couscous préparé par sa grand-mère à sa voisine. “Mes grands-parents comme mes parents ont toujours connu des Juifs, c’étaient des voisins, des Marocains. Il n’y avait pas tellement d’altérité”.
Dans les années quatre-vingt-dix, il a 16 ans, les chaînes arabes débarquent avec les paraboles, le regard du Moyen-Orient s’installe dans sa maison comme dans celles de ses voisins. C’est à ce moment-là qu’il date le changement, l’explosion d’un antisémitisme grégaire. “J’étais fan de Jean-Jacques Goldman et, un jour, quelqu’un m’annonce qu’il est juif et que les Juifs sont nos ennemis. Selon ces règles, je n’ai donc plus le droit d’écouter ce chanteur”. Parce qu’il ne peut pas renoncer à son chanteur préféré comme ça, il cherche la preuve de cette interdiction. “Goldman m’a obligé à lire le Coran”, plaisante-t-il. Après la lecture de ce texte plurimillénaire, il se rend compte que peu de personnes l’ont véritablement étudié, que leurs croyances reposent sur une pyramide de croyances. “Comment penser que tous les non-musulmans, y compris la fille dont tu es amoureux secrètement, finiront en enfer? Pourquoi je serais mieux qu’eux?”, interroge-t-il, le regard naïf. Il n’a toujours pas répondu à cette question de petit garçon.
Pendant seize ans, il exerce le métier de policier. “Au début, c’était un pari avec un pote, on ne pensait jamais que l’on serait pris. Avec nos gueules…” Et, surprise, il réussit le concours. Pendant toutes ces années, il écrit pour “faire comme Dumas”. Et, “pour te la faire courte”, après plusieurs années à écrire des scénarios, essentiellement des comédies, sa carrière “explose”, il devient réalisateur à plein-temps. Mais, il s’ennuie, ça l’ennuie.
En 2014, il se retrouve au Festival d’Avignon, il joue une pièce qu’il a écrite sur le divorce d’un musulman et d’une juive. “Est-ce qu’on va se dire que c’est deux personnes qui divorcent ou est-ce qu’on va se dire que c’est politique?”, nous demande-t-il, sourire esquissé. Un soir, après une représentation, il découvre sur Facebook qu’un ancien camarade de classe pose avec un drapeau de Daesh et une kalachnikov en Syrie. “À l’époque, ceux qui partaient faire le djihad postaient sur Facebook, recontextualise-t-il. On ne savait pas ce que c’était, on ne savait pas ce qu’ils y faisaient”. Un mois plus tard, il écrit une pièce qui s’intitule Djihad, l’histoire d’une radicalisation, “l’histoire de la désintégration de toute une génération”. Et, dès la première représentation, il se rend compte que quelque chose ne va pas. En même temps, comment ça pourrait aller? Le quatrième mur tombe: la pièce se termine par un attentat, tous les spectateurs sont pris en otage. “Au moment de la troisième représentation, le public est resté figé, sur sa chaise, j’ai alors proposé une discussion”.
Le 7 janvier 2015, la rédaction de Charlie Hebdo est la cible d’un attentat terroriste. “Dans Djihad, un dessinateur est visé parce qu’il a dessiné le prophète. Il y a quelque chose de prophétique dans cette pièce, quelque chose qui me dépasse encore”, confie-t-il toujours sidéré par cette prédiction macabre. À partir de ce moment-là, le ministère de l’Éducation nationale belge déclare la pièce “d’utilité publique” : il joue trois fois par jour, partout, dans les prisons, les MJC, les théâtres… “Lors de l’échange qui suit la pièce, je réalise le marasme dans lequel se trouve la Belgique, le fanatisme, l’impuissance des professeurs, des politiques. Je me retrouve avec une mission qui n’est pas la mienne”. Fin 2015, il ne sait plus comment continuer. Plus il joue, plus des attentats sont perpétrés et plus il y a d’attentats, plus on lui demande de jouer.
En 2016, il cesse de jouer pour étudier avec beaucoup plus de profondeur tous les sujets qu’il a abordés depuis 2014. Il revient sur scène avec Géhenne, la suite de Djihad, l’histoire d’un terroriste qui tire sur des enfants juifs parce qu’ils sont juifs. “Dès les premières minutes, nous sommes plongés dans le noir complet et les spectateurs vivent un attentat, juste avec le son, ça tire dans tous les sens. J’ai choisi cette mise en scène parce que des jeunes n’arrêtaient pas de répéter que les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher n’avaient jamais eu lieu. J’ai eu envie de les confronter”. Pendant une heure et quinze minutes, il travaille la question de l’antisémitisme. Après la pièce, il monte sur le ring et engage une conversation avec son public. “Je sais que je vais me faire malmener”. Notamment, par des adolescents incités à s’exprimer sans tabou et à poser toutes les questions qu’ils souhaitent.
Cette année, il tente une autre expérience avec la pièce Jérusalem, une pièce qui explore la guerre au Proche-Orient à travers l’histoire individuelle de plusieurs personnages, juifs, palestiniens, israéliens. “En 2022, j’appelle le directeur du théâtre de Liège et je lui dis, maintenant que cette région du monde semble plus apaisée, je vais pouvoir écrire une pièce sans avoir à organiser un débat après”, relate-t-il dans un rictus, parce qu’on sait tous les deux quelle en sera la suite. “Le 7 octobre, on n’a pas seulement assisté à un massacre de Juifs, on a assisté à la mise en danger de l’existence d’Israël, un État créé pour que les Juifs ne puissent plus être tués pour ce qu’ils sont”, analyse le dramaturge.
Pourquoi est-il préoccupé par le sujet, peut-être plus que les autres? Ismaël Saidi répond évidemment par une question, “pourquoi Aznavour a-t-il écrit Comme ils disent, un titre sur l’homosexualité, alors qu’il ne l’est pas, homosexuel? Goldman disait ‘ce n’est pas de ma faute si des gens ont faim mais ça le deviendra si je n’y fais rien’. C’est la même chose avec l’antisémitisme, si je n’agis pas, ça pourrait être aussi de ma faute”. Mais, pourquoi est-il l’un des seuls à le faire, à rappeler que ce qu’il se passe n’est pas juste? “Chez les musulmans, en parler, c’est prendre le risque de l’excommunication”. Croit-il y échapper? “On me pardonne deux choses: je suis un artiste donc je suis un fou même pour les plus radicaux. Et deuxième chose, quand je déconstruis des préjugés, je pars du Coran, je pars du religieux”. Troisième chose: sur scène, il passe par des personnages de fiction, “on s’y attache, on ne peut pas leur résister”. Il en est convaincu: la fiction crée des ponts. C’est à travers La liste de Schindler de Spielberg qu’il a pu mieux comprendre le témoignage des rescapés de la Shoah, à travers Philadelphia avec Tom Hanks qu’il a apprivoisé l’homosexualité. C’est aussi grâce à la création artistique que des collégiens venus avec leur classe reviennent avec leurs parents, invitant leurs parents à penser autrement.
Quand le bruit des bombes aura cessé et qu’on aura écouté tout le monde, ça ira mieux. C’est ce qu’il nous prédit. “Notre rôle, ici, c’est de continuer à parler de la douleur de l’autre. De continuer à manifester de l’empathie. Je ne peux pas supporter que des Juifs aient à changer de nom pour prendre un Uber ou à retirer leur mezouza pour se protéger”. Pas question pour lui d’être placé sur un pied d’estale. “Tout le monde en est capable”.