Lorsque Jean-Marie Le Pen proclamait que les chambres à gaz, qu’elles aient existé ou non, étaient un « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale », son but était au fond de nier l’existence d’un fanatisme nazi. Sans les chambres à gaz, instrument essentiel – quoiqu’il y en eût d’autres – de l’extermination, la Seconde Guerre mondiale est en effet une guerre « comme les autres », au moins sur le plan qualitatif. La Solution finale ne permet cependant pas d’en juger ainsi : cette guerre fut « spéciale », sinon unique, en ceci que des hommes s’y sacrifièrent pour ainsi dire, à un but non seulement monstrueux mais ultimement suicidaire.
Il y avait quarante-quatre enfants à Izieu. Aller les pourchasser comme des animaux nuisibles n’obéissait, en cette veille, ou peu s’en faut, du Débarquement, et un an après la capitulation de Stalingrad, à aucune raison militaire. Bien au contraire, l’acharnement que le régime nazi a mis pendant les derniers mois de son existence à traquer le moindre vestige de vie juive, a plutôt nui qu’autre chose à ses intérêts stratégiques. La raison était politique, ou « religieuse », ou plutôt politico-religieuse, la politique étant la religion des nazis.
Par étymologie, le fanatique est celui qui se croit inspiré d’un souffle divin. Il est proche de l’enthousiaste, mais ces deux substantifs n’ont pas eu le même destin – en tout cas pas au début, car il est vrai que, plus récemment, fanatique en est venu à s’affadir, en même temps qu’enthousiaste d’ailleurs, et que si le second perdait son sens mystique, le premier perdait la connotation terriblement inquiétante qu’il avait à l’origine. Le fanatique est celui avec lequel il n’est pas possible de parler : il a Dieu pour lui et il vous l’enverra au visage à la moindre dénégation de votre part. Dieu ou ce qui le remplace, cela revenant au même, nous le savons bien, dès lors que « Dieu » désigne tant de choses si différentes; il n’est pas exagéré d’affirmer que pour le fanatisme nazi, la race était Dieu, peut-être plus que la race, la « loi de la nature », identifiée comme nécessaire et inexorable. Izieu est la ruine en acte de l’argument fonctionnaliste : on voit bien avec cet événement aussi absurde qu’horrible, que l’antisémitisme ne remplissait aucune « fonction » subalterne ou utilitaire dans je ne sais quelle structure anidéologique, sociale ou économique. La destruction du Juif, si elle n’est pas inscrite dès l’origine dans le programme officiel du nazisme, découle de sa logique même aussi de l’intention de ses chefs. Et ils ont poursuivi ce but avec une rage fanatique et sacrificielle, où le meurtre systématique a coïncidé avec leur propre suicide. Où l’affreuse rentabilité de la mort a été mise au service d’une absolue non-rentabilité.
Un midrash célèbre, dans les Chapitres de Rabbi Eliezer, identifie Babel comme le règne de la technique et du calcul, qui ne laisserait place à aucune attention humaniste : un homme trébuche, tombe et meurt, on n’y prête garde; une pierre tombe, on la pleure. Il y a de cela dans le nazisme, qui fut avant tout, loin du pastoralisme conservateur auquel on a parfois voulu le ramener, un technicisme extrême et farouche; mais il y a aussi autre chose, et c’est un autre midrash qui nous le fera comprendre : je veux parler de l’histoire bien connue de Terah amenant son blasphémateur de fils, Abram, auprès de Nemrod afin que celui-ci le juge et le mette à mort. Nemrod est le bâtisseur de Babel. Au début, l’idole (ici, le pouvoir, l’État, le chef, la race aryenne, peu importe…) est toujours utilitaire, et si l’on tue ou qu’on laisse mourir en son nom, c’est qu’on y trouve son compte. Mais vient un moment où l’idole s’autonomise. Alors, dit le Psalmiste, « comme elles sont ceux qui les font », comme ces idoles, mortes, sont ceux qui ont cru en elles : il y a une dynamique propre à l’idolâtrie, qui nous fait dépasser, pour ainsi dire, le stade du pur et simple fétichisme – stade utilitaire puisqu’on attend quelque chose du fétiche –, pour arriver à celui, autrement plus problématique, du fanatisme et du zèle.
C’est précisément ce que Izieu incarne au plus haut point : Izieu, c’est la fournaise de Nemrod, et cette fournaise ne sert à rien. Contrer, me direz-vous, la contamination juive ? La pourchasser partout, eu égard à son insupportable danger ? Mais ce but même n’a précisément rien d’un but utile : c’est un but morbide et délirant, idéologique ou idolâtrique, ce qui revient au même. Non, la fournaise de Nemrod ne sert à rien. Si ce n’est à tuer et, en tuant, à sacrifier chaque jour un peu de sa vie et de son pouvoir.