“Jacob de Haan: A Voice Out of Time”, enquête sur la société israélienne avant 1948

Tenoua a assisté à la projection du documentaire Jacob de Haan: A Voice Out of Time, sacré meilleur film documentaire du Festival du cinéma israélien de Paris en raison notamment de “son regard inhabituel sur la société israélienne avant l’établissement de l’État d’Israël et de la liberté de son personnage”. En plus d’aimer ce film et de vous le conseiller, nous avons rencontré son réalisateur, Zvi Landsman.

Screenshot du film “Jacob de Haan: A Voice Out of Time”

Aller à l’entretien avec le réalisateur, Zvi Landsman

Qui a assassiné Jacob de Haan en 1924 à Jérusalem? C’est la question que nous pose le réalisateur Zvi Landsman. Pour commencer, qui est la victime Jacob de Haan? Et pourquoi aurait-on souhaité sa mort? C’est un homme né en 1881 en Hollande dans une famille juive ultra-orthoxe. C’est aussi un homme qui a choisi d’épouser une femme médecin non juive de dix ans son aînée, de mener une vie laïque à Amsterdam. C’est un homme qui a écrit au début du XXe siècle des textes sur l’identité homosexuel, queer, sur son désir pour d’autres hommes, c’est en quelque sorte un pionnier de la littérature LGBTQ+. Et, sans surprise, il connaît le scandale, la stigmatisation, la précarité, il ne peut plus exercer son métier de professeur de droit. Mais, ce n’est pas tout, c’est un homme qui a vécu l’antisémitisme aux Pays-Bas et qui a donc pris la décision de revenir à l’orthodoxie, auprès des siens, de faire teshouva. On se dit qu’il va s’arrêter-là dans son itinéraire, qu’il a déjà assez souffert du regard des autres. Non. En 1919, il décide de participer à la grande aventure du sionisme et s’installe en Palestine. Il devient ce que l’on peut appeler le ministre des Affaires étrangères des Haredim. Et, en même temps, il fréquente de jeunes garçons arabes de la vieille ville de Jérusalem. Et en même temps du en même temps, il devient l’ennemi numéro 1 des sionistes politiques, des militants de la Haganah. Parce qu’il n’est pas d’accord avec eux. Parce qu’il défend les minorités arabes. Parce qu’il sabote le projet sioniste, l’idée d’un État-refuge pour les Juifs persécutés en Europe et s’allie à des extrémistes. Parce qu’il critique dans des journaux européens les militants sionistes avec véhémence. Parce qu’il est aujourd’hui un symbole des Neturei Karta, un groupe d’ultra-orthodoxes qui ne reconnaît pas l’État d’Israël depuis sa création, qui croient que le peuple juif est destiné à l’errance jusqu’à l’arrivée du Messie. Voici une sorte de portrait de cet homme. 

À partir des éléments que nous avons, comment trouver le coupable ou les coupables? Le réalisateur nous emmène d’abord à Jérusalem dans le quartier des Neturei Karta. Les Haredim organisent une campagne de communication pour empêcher la tenue d’élections dans un État dont ils nient l’existence. Pas une femme à l’horizon, juste des hommes, du blanc, du noir, des papillotes. Ils défilent avec des affiches et des drapeaux palestiniens. Des soldats de l’armée israélienne sont missionnés pour maîtriser ces dizaines d’hommes prêts à tout pour imposer leur réalité. Ils hurlent: “retournez en Allemagne, nazis”. On pourrait presque en rire. 

Nous nous retrouvons ensuite dans une petite pièce, face à un des hommes de la communauté. C’est avec lui que l’enquête se mène, que le réalisateur va essayer de comprendre ce que Jacob de Haan représentait au moment où il a été assassiné. 

Parce que la vie de cet ultra-orthoxe devenu laïc puis devenu ultra-orthrodoxe antisioniste n’est pas simple, Zvi Landsman nous invite à rencontrer un homme membre de la communauté LGBTQ+ d’Amsterdam fasciné par l’œuvre de Jacob de Haan. Cet homme nous mène vers un monument commémorant les déportés homosexuels pendant la Seconde Guerre mondiale sur lequel on peut lire un vers d’un poème de Jacob de Haan, un vers qui traduit très bien la clandestinité, la fragilité de la communauté homosexuelle de son époque. 

Plus nous progressons, plus nous comprenons que le personnage du film est quelqu’un que l’on découpe en morceaux. Les personnes LGBTQ+ le commémorent et l’honorent en raison de sa trajectoire homosexuelle et de ce qu’il en a écrit. Mais, ils n’admirent pas l’homme dans son intégralité. Ils en oublient le reste, comme si ce n’était pas leur problème, pas leur question. Les Neturei Karta prennent un autre bout de la vie de cet homme, l’après-teshouva, son antisionisme radical et ses convictions ultra-orthodoxes. Ces hommes refusent de voir ce que Jacob de Haan a pu penser, ressentir, faire exister avant son retour à la religion. Ils se contentent d’une courte période de sa vie pour l’idéaliser. Déni sur son homosexualité, il s’agirait d’une propagande des sionistes. 

Avançons encore dans le film, nous rencontrons des enfants et petits-enfants de militants sionistes et l’archiviste d’un kibboutz. Ils écoutent un enregistrement d’hommes d’un collectif sioniste qui se confient des décennies après la mort de Jacob de Haan. Et ensemble, ils exhument l’organisation d’un meurtre. Ils entendent les voix de pères et de grands-pères qui affirment que Jacob de Haan était un homme à abattre parce qu’il menaçait les intérêts sionistes, leur sécurité. Dans leurs voix, pas de regret, juste le sentiment d’avoir écarté un danger, une menace, un obstacle.

Dans ce documentaire, l’essentiel des personnes interviewées ont beaucoup tort et un tout petit peu raison. On ne tue pas un homme. Ce n’est pas comme ça que l’on gère l’autre, l’étrangeté, celui qui dérange parce qu’on ne sait pas où le mettre. À part si on le découpe en morceaux. 

ENTRETIEN AVEC ZVI LANDSMAN

Comment avez-vous découvert le personnage de Jacob de Haan qui incarne plusieurs causes, qui défie les cases et les conventions et qui affirme ses convictions quoi qu’il advienne? 

Il y a cinq ans, un ami m’a parlé de la trajectoire de cet homme. Je n’y ai pas cru. Je ne pensais pas qu’un tel personnage puisse exister, qu’il puisse être à la fois commémoré par les Neturei Karta et la communauté LGBTQ+ d’Amsterdam, l’une des communautés les plus importantes d’Europe. J’ai ensuite appris qu’il avait été assassiné mais que l’identité de l’auteur comme l’arme du crime demeuraient inconnus. J’ai donc décidé de mener l’enquête. 

Comment démarrer une telle enquête, par où commencer? Comment réunir des informations sur un homme assassiné en 1924? 

J’ai commencé par interviewer Ido Harari, un chercheur du Van Leer Jerusalem Institute qui avait déjà étudié la question. Mais, très vite, j’ai su que je ne ferai pas un documentaire qui serait une compilation d’interviews d’experts. J’avais en tête une autre structure. Je ne voulais pas non plus que le film repose sur des images d’archives, d’autant que j’avais très peu de matière concernant mon personnage. J’ai donc décidé de donner la parole à des personnes qui préservent sa mémoire, qui, dans leur vie quotidienne, rendent vivant son héritage, des personnes de la communauté Neturei Karta comme des personnes LGBTQ+ d’Amsterdam. Et cela n’a pas été évident d’accéder à la parole de membres des Neturei Karta, j’ai fini par rencontrer Yudel Hirsch, un jeune garçon de 21 ans à l’époque du début de l’enquête. Il n’était pas encore marié et, comme il n’avait pas encore de statut social au sein de sa communauté, il avait le droit à l’erreur si le film ne leur convenait pas. Ce représentant de l’idéologie Haredim devient l’un des personnages principaux du documentaire et nous donne l’occasion de découvrir plus en profondeur le mouvement auquel il appartient. En ce qui concerne la communauté queer d’Amsterdam, il était plus compliqué de capter l’intensité, l’action que j’avais saisie à Jérusalem, par exemple, l’affrontement entre les soldats israéliens et les ultra-orthodoxes. 

En démarrant l’enquête, quelles étaient vos intuitions? Vous aviez en tête un coupable? 

Au cours de mes recherches, j’ai appris qu’au moment de l’assassinat de Jacob de Haan, les militants sionistes avaient accusés les Arabes, ils imaginaient que le père de son amant arabe l’avait tué. Mais, cette hypothèse ne reposait sur absolument aucune preuve. Et progressivement, une autre piste a émergé et si c’était la Haganah qui avait ordonné son assassinat en raison de ses actions politiques antisionistes? Un membre de la Haganah ne cessait de déclarer: je ne peux pas dire si je suis l’auteur ou non de cet asassinat. Tout le monde a considéré que c’était lui sans essayer de prouver sa culpabilité. J’ai aussi découvert un collectif sioniste Hamifal et un enregistrement de ses membres des années après l’assassinat. Et,  alors que l’on pensait avoir terminé le film, j’ai mis la main sur un enregistrement qui révélait qui a donné l’ordre de tuer Jacob de Haan, qui l’a exécuté et qui a caché l’arme du crime. Je ne vous en dirai pas plus pour que vous puissiez découvrir la suite dans le film.

Considérez-vous que Jacob de Haan était un homme libre? 

Je trouve que le personnage de De Haan est un personnage incroyable dont l’histoire est étrangement singulière, ses écrits comme ses actions sont restés assez intemporels. J’ai souhaité donné un nouvel écho à ses textes, pour cela, j’ai eu recours à une technique qui donne le sentiment d’une image proche du rêve. La caméra dévisage Jérusalem avec l’illusion que l’esprit de Jacob de Haan circule, les mots qu’il a prononcés il y a 100 ans résonnent toujours avec autant de pertinence. 

C’était un homme qui a toujours refusé de silencier ce qu’il était, ses identités, quitte à risquer sa carrière, sa réputation voire sa vie. Il n’a jamais souhaité se taire sur son homosexualité, il a écrit sur qui il était, comment il vivait son attirance, ses pratiques. Avec le même regard, il a épousé le sionisme. Puis, à son arrivée en Israël, il a observé que les Juifs n’étaient pas seuls, qu’il y avait des Arabes qui vivaient aussi en Palestine, il a également remarqué que certains ultra-orthodoxes refusaient le sionisme moderne. Dans ce contexte, on a voulu le faire taire. Et la seule manière de le faire taire était de recourir à la violence. 

Est-ce que vous aviez un message à adresser à vos spectateurs, quelque chose qui vous a guidé tout au long de la réalisation du film? 

J’ai aussi souhaité revenir sur l’histoire des personnes à l’origine de l’assassinat de Jacob De Haan, des personnes qui tenaient absolument à faire exister un refuge pour les Juifs comme eux, des Juifs ayant fui les persécutions, les pogroms en Europe. C’était des hommes prêts à tuer pour que les Juifs soient libres, il y avait quelque chose d’impérieux dans leur action, dans la préméditation du meurtre. Dans tous les cas, leur position n’est pas évidente et je n’ai pas souhaité poser un jugement moral sur leur défense. La petite-fille de l’un d’eux se demande si l’on pourra un jour se défaire de la violence, si l’on pourra échapper à cette malédiction qui conduit chaque génération à vivre une forme de violence. Le film est sorti pendant la guerre, je ne peux pas ajouter grand chose à son interrogation. 

Si j’avais un message à adresser ce serait : gardons nos yeux ouverts pour prendre en compte toutes les identités, nationalités, cultures autour de nous. Même si ce n’est pas confortable, c’est ainsi que nous pourrons vivre en paix. Je terminerai sur les mots de Jacob de Haan lors de ses premiers jours à Jérusalem, il décrivait son enchantement, celui de la cohabitation d’une multitude de nationalités.

Propos recueillis par Léa Taieb

  • Léa Taieb
  • Paloma Auzéau

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