Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours voulu être ashkénaze. Ça a commencé à la préadolescence, vers 11, 12 ans, l’âge où l’autre et l’ailleurs sont toujours plus intéressant que le soimême et l’ici.
Ah, l’Ashkénaze… Son patronyme aux sonorités qui claquent comme un bruit sec, cette pratique du judaïsme light, ses cheveux lisses et clairs, cette histoire tragique qui fait de ta seule présence une victoire : tout chez les rares coreligionnaires originaires d’Europe de l’Est que je croisais, me fascinait, m’attirait et me confortait dans ce douloureux constat d’échec : je n’étais pas née du bon côté.
J’étais née dans la team du trop.
– Trop de famille (des cousins qui n’en sont pas vraiment, un nombre incalculable de tatas qui vous pincent les joues en hurlant à la mort, « Comme elle ressemble à Monette, la pauvre que D. repose son âme. »)
– Trop de bruit (de la musique, des simples discussions où « on ne crie pas » mais le niveau sonore avoisine quand même sérieusement celui des échanges télévisuels entre Jean-pierre Elkabbach et Georges Marchais, des mains qui tapent les unes dans les autres pour un oui ou pour un non, des youyous qui résonnent dans la cage d’escalier et sonnent l’hallali de ta dignité le jour où tu as tes règles).
– Trop de nourriture : des repas qui n’en finissent pas, trop de « Attention, c’est un peu piquant » (en réalité, c’est tellement fort que ça attaque même tes capacités cognitives) trop d’huile dans les plats, trop de miel dans les gâteaux, trop de tupperwares de mlokhia dans le frigo « pour chez toi ».
– Trop d’histoires abracadabrantesques où le bébé tant attendu est confié à la naissance à un couple sans enfant, trop de jeunes filles obligées d’épouser le grand frère de leur fiancé secret parce que c’est comme ça, trop de rêve de dents qu’on conjure en jetant des herbes dans les toilettes, trop de phrour contre le mauvais oeil.
Trop de tout. Alors oui, je n’aspirais qu’à une seule chose, m’éloigner le plus possible de ce tout pour découvrir cet ailleurs. Parce que comme le dit Jean-Louis Aubert dans sa chanson Les Plages : « Sur toutes les plages y a des mômes, Qui tournent le dos à leurs mères… et font signe aux bateaux« . En y réfléchissant bien. Je crois que, pour moi, les Ashkénazes c’était ça. La seule issue pour quitter mon milieu tout en y restant. Passer de l’autre côté du rayon tout en restant dans le cercle que constituait mon identité juive.
– Je me revois dans la cuisine de mémé, Radio J et la cocotte-minute se disputant dans une sorte de battle sonore où le seul perdant sera ton audition. Son tablier autour de la taille, son fichu sur la tête, ses mains qui forment des boulettes à une vitesse impressionnante.
– Elle : Faut te marier avec un gentil garçon. Un garçon de chez nous.
– Moi : C’est quoi de chez nous ?
– Elle : Mon père, il disait toujours “Marie toi dans ta rue, dans ton village”
– Moi : Même pas dans tes rêves que j’épouse Stéphane Bismuth.
– Elle : Koupara, il est gentil.
– Moi : Il est lourd, il est lourd et il est lourd. Il se croit drôle. En plus avec ses cheveux trop longs, il se prend pour Kevin Costner alors qu’en vrai, il ressemble à Jonathan, de David et Jonathan.
– Mémé : Jonathan c’est le grand.
– Moi : Ben non, c’est l’autre. Alors. Ok, il a une doudoune Chevignon marron trop belle mais il a rien à dire. Et j’aurais l’impression d’ épouser mon frère.
– Mémé : C’est bien. Comme ça. Tu sais où tu es et où tu vas !
– Moi : Moi, je veux pas savoir où je vais. Je veux respirer, voir autre chose. Je veux entendre des noms que je connais pas, voir des endroits que je connais pas. J’étouffe ici.
– Mémé : Ouvre la fenêtre, c’est rien c’est la cocotte.
Alors, j’y suis allée. J’ai plongé dans ce grand bain espérant y trouver l’oxygène qui me manquait. À défaut de changer d’histoire j’ai changé de géographie. J’ai troqué les Buttes Chaumont, la fac de Tolbiac, le Tib’s de la rue Manin pour la rue de Rivoli, Assas, les Deux Magots. Du coup, immanquablement, j’ai remplacé les Dahan, les Halimi et autre Koskas pour les Klugman, les Braun et les Birenbaum. J’ai découvert ces grands appartements bourgeois aux pièces en enfilade, ces noms de famille amputés, ces fratries où l’on porte aux nues les filles, alors que d’où je viens c’est le garçon qui endosse tous les espoirs. J’ai découvert un monde où le capital n’était pas uniquement financier, il pouvait être culturel et social. J’ai vu des gens qui regardaient droit devant parce que le passé était trop douloureux pour se permettre de regarder en arrière, à l’heure où les miens érigeaient un mausolée à leur paradis perdu. Oui, chez les Séfarades la nostalgie est un plat qui cuit longtemps, à feu doux.
Oui, je l’avoue – on avoue une faute –, j’ai été plus émue par les récits de Maxi Librati et d’Arlette Testyler que par celui de mémé à qui on a refusé l’entrée à l’école d’infirmières à Alger à cause du statut des Juifs.
– Mémé : On a souffert tu sais. Quand on est arrivé à Paris, on a eu froid, maman qu’on a eu froid… Tu rigoles… On est venu ici, tu peux pas imaginer.
– Moi : Je sais… tu me l’as déjà dit… une main devant, une main derrière.
C’est l’histoire d’un malentendu. Une sorte de quiproquo originel. J’ai longtemps cru, à tort, que c’était l’un ou l’autre, le bruit ou le silence, l’opulence ou l’ascèse, l’un ou l’autre. Aujourd’hui, j’ai compris qu’on peut être admirative de Simone Veil et avoir les larmes aux yeux quand, dans Le Coup de sirocco, Marthe Villalonga hurle « Il m’a prise pour une mendiante« . Je sais que les réussites des frères Pariente et Ouaki n’ont rien à envier aux Cahen d’Anvers. Oui aujourd’hui, je suis convaincu que l’avocat de Jérémie Assous est de la trempe de Théo Klein.
J’ai vieilli. Je n’ai jamais pensé à demander à Mémé la recette des boulettes. Et quand j’entends la chanson de Jean-Louis Aubert, je n’oublie pas que « Et si pour toi, là-bas c’est l’paradis. Dis-toi qu’dans leur p’tite tête l’paradis. C’est ici… c’est ici ».
Œuvre en dialogue avec cet article: © Roni Hajaj, Untitled, 2014, Collage, 29 x 22 cm – www.ronihajaj.com