Ah si seulement dans sa grande bonté l’Éternel m’eût fait naître dans une famille de Séfarades, de celles qui batifolent heureuses et insouciantes du côté de Deauville, combien de souffrances il m’aurait épargné! Au lieu d’être cette demi-portion qui emmerde son monde et ses éditeurs avec le silence de Dieu pendant la Shoah, j’aurais aimé la vie avec la ferveur d’un bouffeur de couscous qui s’empiffre l’estomac de boulettes de viande et d’artichauts. J’aurais connu les joies simples de l’existence: les parties de poker à n’en plus finir, les réunions familiales où l’on s’engueule avant de s’embrasser, les sorties en jet-ski dans la baie de Juan-les-Pins, les vacances en famille au large de la Floride, le goût des pâtisseries orientales; tout simplement l’amour de la vie. Peut-être même aurais-je été heureux, détendu, exubérant au point de sourire en toutes circonstances, surtout le jour de la bar mitsva de mon fils où j’aurais fait étalage de ma pondération en organisant une réception en petit comité, une soirée des plus intimes à bord d’un simple Concorde transformé en dance-floor.
Au lieu de bouffer à tire-larigot des pastilles de Valium, je me serais jeté comme un affamé sur des glibettes venues tout droit de Tunisie et sur mes étagères, à la place de boîtes d’antidépresseurs, c’eût été des pots de harissa que j’aurais exposé. L’été venu, sans chercher à fuir le soleil comme la peste, je me serais prélassé au bord de la Méditerranée, en compagnie de quelques amis, tous dentistes, tous trois fois divorcés, tous fiers d’être juifs au point d’arborer au milieu de leurs torses triomphants, une étoile de David grosse comme leurs rentrées fiscales. C’est que j’aurais été un juif insolent – le plus grand des juifs – un juif sans honte, un juif sans remords, un juif qui embrasse la Torah comme il embrasse ses enfants: à pleine bouche. J’aurais scandé mon amour pour Dieu avec la même exaltation que quand j’assistais à un match du PSG au Parc des Princes. Aussi, j’aurais été un sarkoziste acharné, un de ceux qui dans l’intimité l’appellent Nicolas et n’hésitent pas à montrer au premier venu la collection complète de ses œuvres dédicacées dont les exemplaires se tiennent compagnie dans sa bibliothèque, serrés entre le chandelier de Hanoukka et les pléiades d’Harlan Coben. Le premier qui m’aurait chauffé sur Israël, je l’aurais banni de ma vie à tout jamais: il est des questions qui ne se posent pas et pour moi Israël, c’eût été comme ma mère, l’amour de toute ma vie. Surtout, de ces angoisses qui me rongent le cerveau et m’empoisonnent l’existence, je n’aurais rien su et la seule fois où j’aurais pensé à la mort, c’eût été au jour de la disparition de Bichette Boutboul, la partenaire de rami de ma grand-mère qui quand il s’agissait de m’embrasser me secouait si fort les joues que j’en gardais les traces pendant une semaine. Ma mère aurait été une fille Moatti, née à Sousse et toute ma vie durant, je me serais demandé s’il fallait écrire son patronyme avec un t ou deux. Elle aurait quitté la Tunisie à l’âge de ses vingt ans et aurait emporté avec elle le souvenir d’un pays où la vie s’écoulait au ralenti, dans la lueur déclinante d’un soleil qui alangui sur les toits blancs de sa ville natale, illuminait le cœur des hommes et des femmes d’un éternel sourire. Intrépide, elle aurait épousé en première noce un improbable Ashkénaze, un de ceux qui, nés pendant la Shoah, en gardent des cicatrices toute la vie au point de souffrir d’un froid intérieur si tenace que personne n’a jamais compris en quoi il consistait au juste. Elle solaire, lui dépressif, ils auraient eu deux enfants dont l’un affublé du ridicule prénom de Laurent aurait passé sa vie à chercher en lui les traces de leurs racines respectives. Impossible exercice d’équilibriste qui entre deux séances chez le psy et trois sessions d’écriture, l’aurait vu cuisiner une pkaila goûteuse comme une chanson de Leonard Cohen revisitée par le fantôme d’Enrico Macias.
Sur la tête de ma mère, une vraie tuerie!