On oppose d’ordinaire le judaïsme à la terre, aux racines physiques, à la vie extra-urbaine et donc aux préoccupations écologiques. « Nous sommes le monstre d’humanité car nous avons déclaré combat à la nature », fait dire Albert Cohen au père de Solal. Bien sûr qu’il y a du vrai dans cette opinion, et on ne saurait nier le rapport sinon antagoniste, du moins ambigu, des textes juifs à la nature et à l’environnement physique de l’homme. L’homme biblique est là pour dominer plantes et animaux, lui seul donne ordre et sens, par le pouvoir de nommer, au monde que l’Éternel lui a confié. Cette idée biblique fera son chemin jusqu’à Descartes et culminera avec Hegel.
Il y a une méfiance de la Bible et d’une bonne partie de la tradition juive, face aux forces telluriques et célestes, face à la spontanéité de l’ici-bas. C’est le rejet théologique de la déesse terre, des cultes de la fertilité. Ainsi, lit-on dans la parasha Ki Tissa : « leurs autels, vous les renverserez ; leurs stèles, vous les briserez ; leurs bosquets, vous les éradiquerez ! ». Leurs bosquets sacrés, littéralement, leurs ashérot, Ashéra étant le nom d’une déesse sémitique de la fertilité qui semble avoir été associée au Dieu d’israël dans le cadre des cultes païens auxquels se prêtaient nos ancêtres : au commencement, n’étaient-ils pas, comme le rappelle la Aggada, de simples idolâtres ?
Le culte mosaïque n’est pas un culte de l’enracinement et de la beauté, c’est là du moins l’opinion la plus communément reçue. C’est l’opinion de Levinas par exemple, et on peut lire son texte « Heidegger, Gagarine et nous » comme une critique juive des pré-supposés de l’écologie et de ses sources païennes. Levinas part du mythe romantico-heideggérien d’une naïveté du monde qui se transmettrait au poète, à l’inspiré, à celui qui, parce qu’il a une terre, peut proférer ou créer. « Tout ce qui, depuis des siècles, nous apparaissait comme ajouté par l’homme à la nature, luirait déjà dans la splendeur du monde. L’œuvre d’art – éclat de l’Être et non pas invention humaine – fait resplendir cette splendeur anté-humaine. Le mythe se parle dans la nature elle-même. La nature est implantée dans ce langage premier qui, en nous interpellant, fonde seulement le langage humain. » Continuité entre la pureté de l’Esprit et son environnement physique : au rebours de cette pensée, « éternelle séduction du paganisme », Levinas propose la destruction des bosquets sacrés et argumente : « nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. Le mystère des choses est la source de toute cruauté à l’égard des hommes. » Le judaïsme de Levinas est un judaïsme anti-numineux et anti-extatique, un judaïsme de la séparation, où la pure transcendance du divin coïncide même avec une forme d’athéisme et de suprématie, à la fois de l’étant sur l’Être, et de l’homme sur la nature. La technique est envisagée comme la prolongation historique de cette théologie du non-Lieu, de l’arrachement aux prestiges de l’Être. La technique, comme la démocratie, ou la science juridique. « L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanité en autochtones et en étrangers. Et dans cette perspective la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu. »
Mais se pose alors la question de la Terre d’israël, centrale dans la pensée et dans l’histoire juives, qui ne sauraient se réduire, Levinas le dit bien, à un béat nomadisme. Pour le philosophe, le choix de la Terre d’israël et le rejet du Lieu ne font qu’un. « Le judaïsme a toujours été libre à l’égard des lieux. il resta ainsi fidèle à la valeur la plus haute. La Bible ne connaît qu’une Terre Sainte. Terre fabuleuse qui vomit les injustes, terre où l’on ne s’enracine pas sans conditions. Que le Livre des Livres est sobre dans ses descriptions de la nature ! – « Pays où coulent le miel et le lait. » – Le paysage se dit en termes alimentaires. Dans une phrase incidente : « C’était alors la saison des premiers raisins » (Nombres 13:20) luit un instant une grappe qui mûrit sous la brûlure d’un soleil généreux. Et c’est ici qu’éclate toute la force de l’injonction divine au début de la Genèse ; comme d’habitude, Israël, peuple et terre, ne fait que témoigner pour l’humanité entière de ce qu’elle doit, de ce qu’elle est foncièrement : « Croissez et multipliez, et remplissez la terre et soumettez-la, et commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, et à tout animal se mouvant sur la terre ! ». Et l’Éternel d’ajouter que le commandement de l’homme s’étend aux végétaux, qui semblent être là pour lui servir de nourriture (Genèse 1:29). « La terre est pour cela », affirme bien Levinas, et de la Terre d’Israël et du monde d’ici-bas en général. « L’homme est son maître pour servir les hommes. Restons maîtres du mystère qu’elle respire. » L’homme sur- plombe la terre et non l’inverse.
« C’est peut-être sur ce point », poursuit-il, « que le judaïsme s’éloigne le plus du christianisme. La catholicité du christianisme intègre les petits et touchants dieux familiers, dans le culte des saints, dans les cultes locaux. En la sublimant, le christianisme maintient la piété enracinée, se nourrissant des paysages et des souvenirs familiaux, tribaux, nationaux. C’est pourquoi il conquit l’humanité. Le judaïsme n’a pas sublimé les idoles, il a exigé leur destruction. Comme la technique, il a démystifié l’univers. il a désensorcelé la Nature. il heurte, par son universalité abstraite, imaginations et passions. Mais il a découvert l’homme dans la nudité de son visage. » Opposition, donc, de l’idée de création à celle de la phusis grecque, du prophète, brisure subreptice dans l’ordre de l’Être, à l’aède, de l’humanisme à la nature et, politiquement, du progrès à l’écologie. Derrière cette tentative de métahistoire, ne se dessine pas que le rapport juif à l’espace et au temps, mais encore la figure même de toute la subjectivité productiviste occidentale : il s’agit, après tout, d’un texte écrit suite à l’exploit spatial de Gagarine et Levinas n’hésite pas à faire du cosmonaute un représentant de la quête biblique du non-Lieu ou de sa propre métaphysique de l’extériorité.
Et si cette vision n’était pas tout ? S’il existait un judaïsme de l’espace, un judaïsme du lieu, un judaïsme de la terre et de la nature, et non seulement du temps ? La vision de Levinas est partagée par d’autres, par tous ceux qui voient d’abord le peuple juif comme celui des « bâtisseurs du temps » et ce fut, sinon la doctrine, du moins l’intuition, le vécu de tant des nôtres, de tant de Juifs qui, en effet, habitèrent mieux le temps que l’espace ou leur propre corps. Mais, précisément, comment nier la centralité de la terre dans les textes bibliques, de la terre d’israël, de sa végétation, de ses parfums, de sa beauté ? Levinas a beau jeu d’évoquer la sobriété descriptive du Pentateuque, mais que ne cite-t-il le Cantique des Cantiques ?
Et s’il existait une dimension en quelque sorte païenne au cœur ou au creux de notre civilisation juive, qu’un mélange de cartésianisme, d’idéalisme platonicien ou peut-être tout simplement d’intellectualisme crypto-chrétien nous aurait voilée? Et si le Juif était finalement aussi un homme de racines ?
Faisons donc ce pari et disons-le ainsi : l’Hébreu, tel un Sioux, un Aborigène australien, est bien un homme du Lieu. Un homme des saisons, de la pluie et de la rosée pour la précipitation desquelles, toujours semblable à l’indien des Plaines, il prie. Aujourd’hui encore, des suburbs du New Jersey jusqu’aux villes-dortoirs de l’israël moderne ou jusqu’à la Porte de Champerret.
En vérité, il n’y a pas de contradiction entre ces deux dimensions, le temps et l’espace, que d’aucuns voudraient irréconciliables. L’espace juif est circonscrit par la dimension du temps, le temps juif est incarné en un lieu. Et ce sont les fêtes qui expriment au mieux cela, Soukkot, que nous fêterons après les Jours Redoutables, peut-être plus qu’aucune autre. Soukkot est bien la fête de l’espace, la fête au cours de laquelle on met à distance ce qui nous y lie, où l’habiter redevient une question, où se nouent histoire et lieu, ou plutôt quête du lieu. « Vous demeurerez dans des tentes durant sept jours ; tout autochtone en israël demeurera sous la tente, afin que vos générations sachent que j’ai donné des tentes pour demeure aux enfants d’israël, quand je les ai fait sortir du pays d’Égypte, moi, l’Éternel, votre Dieu ! » (Lévitique, 23:42-43)
Cette fête du Lieu et de la nature ne serait pas complète sans le « bouquet » qui y est associé et qu’Emor mentionne d’ailleurs en premier lieu, avant les cabanes qui lui donnent son nom : « Vous prendrez le premier jour le fruit de l’arbre magnifique, des branches de palmier et des rameaux de l’arbre aboth ainsi que des saules de rivière ; et vous vous réjouirez face à l’Éternel votre Dieu pendant sept jours. » On reconnaît bien sûr le cédrat ou étrog d’un côté, et de l’autre le bouquet constitué de la palme (le loulav proprement dit), du myrte, hadas, et du saule, arava. Quiconque découvre aujourd’hui ces gestes étranges sans avoir grandi avec ne peut que s’étonner de voir les Juifs au Dieu transcendant et incorporel, le peuple qui vandalisa jadis hauts lieux et bosquets sacrés, se prêter à un rite fleurant si bon le paganisme ! Et comme pour bien affirmer que, malgré tout, un abîme sépare le rapport hébraïque à la nature de celui des Cananéens (notre Doppelgänger collectif : au début nos ancêtres étaient des idolâtres…), la Mishna affirme que pour chacune des espèces, vaut l’interdiction de tirer profit d’une ashéra : un cédrat, une palme, une branche de myrte ou de saule qui en proviendrait serait « pasoul », invalide (Soukka 3,1-5).
Maïmonide explique au livre III du Guide des Égarés que les deux éléments séparés et constitutifs de la fête marquent deux moments distincts : l’errance dans ce non- lieu, cet espace sans détermination, qu’est le désert, est restituée par l’habitation dans les soukkot ; l’entrée en Terre d’israël est vécue à travers les rites du loulav. « Selon moi, les quatre espèces formant le loulav indiquent la gaîté et la joie qu’éprouvèrent les Hébreux quand ils quittèrent le désert, qui était un lieu impropre aux semences, où il n’y avait ni figuier, ni vigne, ni grenadier, ni eau à boire (Nombres 20:5), pour se rendre dans des lieux où il y avait des arbres fruitiers et des rivières. Pour en célébrer le souvenir, on prenait le fruit le plus beau et le plus odoriférant de ces lieux, leur feuillage et leur plus belle verdure, à savoir des saules de rivière. » L’insistance esthétique du Rambam n’est-elle pas remarquable ? On est bien loin de la triste sentence des Pirké Avot, qui proscrit de se détourner pour admirer la beauté de l’arbre ou du champ cultivé : « Celui qui, arpentant un chemin, étudie et quitte son étude pour dire : « Comme est beau cet arbre, comme est beau ce champ! », celui-là, selon l’Écriture, agit comme s’il compromettait sa vie » (3:9). ici, au contraire, amour de la terre, piété et recherche de la beauté ne font qu’un.
Nogah Hareuveni, l’inspirateur du jardin botanique Neot Kedumim près de Modiin, explique dans un livre sur la nature et l’héritage bibliques, que chacune des quatre espèces est liée à une étape des pérégrinations de nos ancêtres. Ce ne sont pas là les interprétations allégoriques aujourd’hui bien connues et peut-être trop entendues – mais Maïmonide lui-même, profitant de Soukkot, dit en passant qu’il ne faut pas trop prendre les auteurs de la Aggada au pied de la lettre : permettons-nous donc cette petite traversée du pshat, du sens littéral, agricole bien sûr, écologique, de ce sens à retrouver après des siècles de séparation d’avec la terre qui nous fut donnée à faire fructifier, de ses rythmes et de la poétique qui lui est propre. La palme est en fait associée au désert plutôt qu’à l’installation proprement dite, puisque les palmiers poussent près des oasis ; les branches de saule poussent le long du Jourdain, c’est-à-dire près du point où les Hébreux ont pénétré sur la terre qui leur était promise ; le myrte rappelle les fourrés, le maquis recouvrant les collines du pays de lait et de miel. Le cédrat désigne, lui, autre chose encore : la culture de la terre, l’accomplissement de la mission des israélites, qui était de faire fructifier le pays tout en respectant ses rythmes et sa substance.
On commence le rituel en tenant séparément l’étrog et le loulav, avant de les conjoindre. C’est sur le loulav que porte d’abord la bénédiction, c’est lui qui concentre tout le symbolisme naturel de l’eau, de l’eau sans la maîtrise de laquelle le cédrat ne pourrait venir à croître. Chaque élément du bouquet entretient un lien avec l’eau évidemment nécessaire à son développement. Tous contribuent à filer un thème, qui est aussi celui des libations joyeuses qui avaient lieu à l’occasion de Soukkot, et de la prière de Shemini Atsérèt, la fête de clôture, pour la grâce de la pluie. Thème qui prend un sens différent avec l’étrog puisque celui-ci manifeste le partenariat de l’homme et de l’Éternel dans l’accomplissement, dans la création même de ce monde : si l’homme comprend et respecte la spontanéité du loulav, de ces trois espèces qui croissent en pleine nature, arbres et fruits « magnifiques » pourront lui naître aussi ! Pour nous, qui savons à quel point notre action sur l’environnement qui nous est donné pourrait compromettre tout progrès à la fin, qui savons, déforestation oblige, les sécheresses et les déluges, le rite constitutif des sept jours de Soukkot recèle un grand message : Soukkot, c’est la joie du monde, c’est-à-dire de l’enchevêtrement des racines, des branches et des fruits. De la nature et de la civilisation se nourrissant l’une de l’autre.
L’effondrement d’un écosystème ne peut manquer d’entraîner celui de la civilisation qui s’y loge : c’est toute la démonstration du livre Collapse, du savant américain Jared Diamond. La surexploitation des forêts, par exemple, conduit fatalement à la destruction des conquérants eux-mêmes. Considérons un instant le cas des Mayas de Copán ou d’autres localités qu’évoque Diamond (ne sommes-nous pas, après tout, tous un peu mayas ?) : on voit dans Collapse que le productivisme, le complexe babélique de cette civilisation qui dévorait son environnement pour mieux s’étendre, puisant son énergie et bâtissant ses villes au détriment des forêts et des collines, conduisirent à des séries de sécheresse en même temps qu’à un irrémédiable appauvrissement des sols, résultant en famines et guerres civiles, à une lancinante anarchie puis à un complet effondrement. Les Mayas qui affrontèrent les Espagnols au XVe siècle n’étaient que les lointains survivants d’une civilisation ayant longtemps auparavant choisi la voie de l’autodestruction.
Contre ce type de dangers, la Loi de Moïse prévoit des gestes de réelle efficience, comme le respect de la shemittah (nous sortons d’une année de shemittah, de shabbat de la terre, qui ne nous a peut-être pas donné assez à réfléchir). Le rite du loulav ou le fait de résider dans de petites tentes pendant sept jours n’ont évidemment pas la même efficience et ne sont d’ailleurs pas là pour ça. Le loulav agit par ce qu’il enseigne à l’homme. Ou peut-être, magiquement si j’ose dire, relie-t-il le Juif à ses racines et à lui-même, mais c’est toujours un geste symbolique. De même pour la soukka, qui met au cœur de l’homme l’ivresse enfouie de la sortie du désert et, en même temps, le trop oublié sentiment de précarité de l’errant qui sait, lui, qu’habiter n’est jamais acquis, qu’avoir lieu ne va pas de soi. C’est une tente de paix, bâtie contre et avec les forces du désert. L’écologie est, par étymologie, la science ou le langage de la « maison », comme l’économie s’en veut la loi. Peut-être qu’elle s’apprend d’abord ainsi, chez soi, auprès de sa sphère d’appartenance. Peut-être qu’avant d’être une pratique, elle se doit d’être un langage, la découverte de notre rapport symbolique au monde et aux choses, les retrouvailles de notre subjectivité surplombante et de l’intimité du lieu, la percée de l’évidence spatiale. La conscience, en un mot, de notre nature à la fois incarnée et temporelle : ce que les hagim, les fêtes juives, enseignent à merveille.