Drasha (sermon) prononcée par le rabbin Delphine Horvilleur le vendredi 11 octobre 2024 pour l’office de Kol Nidré de JEM, Paris.
Il y a un an, au soir de Yom Kippour, je me tenais devant vous ici même.
L’office de Kol Nidré était le 24 septembre 2023, deux semaines exactement avant le jour où notre monde allait basculer.
Ce soir-là, j’avais décidé de parler d’Israël, dans un sermon politique – trop politique selon certains – où je voulais partager mon appréhension:
– ma peur qu’Israël soit menacée par son illusion de puissance,
– ma peur que ce pays oublie de faire face à sa vulnérabilité existentielle…
J’avais lancé une sorte de mise en garde qui, aujourd’hui évidemment, me fait trembler.
Non, je n’avais pas, et je n’ai toujours pas de talents de prophète ou d’oracle. Mais il me semble, à bien y réfléchir, que flottait déjà dans l’air quelque chose, comme des particules de menaces que nous ne voulions pas saisir. Je n’ai fait que les traduire ou les capter malgré moi.
Et me voici à nouveau devant vous, « tremblante au seuil d’une année nouvelle » (comme l’énonce dans nos livres la « prière de l’officiant »), terrifiée à l’idée de ce qu’elle pourrait nous réserver, terrifiée aussi à l’idée de ne pas savoir quoi vous dire.
Ces derniers jours, je n’ai pas cessé de me demander de quoi je devais parler.
Notre vie a tant changé. Il y a toute cette haine autour de nous et tant de douleurs.
Quelles sont donc les particules d’actualité qu’il faudrait pouvoir capter?
Que faudrait-il dire ce soir pour évoquer l’air du temps?
Je me suis dit que, puisque c’est tant à la mode autour de nous, peut-être devrais-je écrire cette année un « sermon antisémite ». Après tout, n’est-ce pas la tendance du moment?
Je pourrais y énoncer tous les clichés sur les Juifs. Vous savez, tous ceux qui font retour dans nos rues, les stéréotypes des cours d’école, les poncifs qui pullulent dans les discours politiques, les Juifs et l’argent, le pouvoir, les médias, les complots, la solidarité infaillible, la manipulation du monde et tout le reste.
Ce serait original… ou peut-être pas tant que ça: après tout, les Juifs (et c’est leur force) ont toujours su rire de la haine qu’ils suscitaient et de la caricature qu’on faisait d’eux. Cette capacité à endosser les clichés par autodérision est même le cœur de l’humour juif.
C’est quoi une blague juive? Vous le savez parfaitement: c’est très souvent une blague antisémite que les Juifs savent raconter beaucoup mieux qu’un antisémite. Nous avons toujours su rire de ceux qui riaient de nous ou nous dénigraient, et nous relever ainsi de leur haine, en faisant un pied de nez à leurs obsessions.
Je pourrais évidemment maintenant vous raconter mille blagues et j’écouterais en retour les vôtres et on organiserait un grand concours.
On pourrait aussi tout simplement tendre l’oreille à tout ce qui s’énonce autour de nous, et se raconter les uns et les autres tout ce qu’on a entendu ces derniers mois, parfois avec stupéfaction.
Ces petites phrases conscientes ou pas, ces lapsus qui nous ont fait sursauter.
Cette semaine, par exemple, je suis tombée à la télé sur une interview que vous avez peut-être vue, vous aussi. Le président du CRIF, Yonatan Arfi, est interrogé par une pauvre journaliste qui devait être très troublée et lui dit: « Monsieur Arfi, vous qui êtes le président du FRIC… euh du CRIF ».
Attention: elle était peut-être simplement dyslexique. Mais sa confusion m’a immédiatement fait penser à une autre séquence, où sur un autre plateau télé cette année, une journaliste m’a accueillie, en disant: « Nous recevons aujourd’hui madame la radin… euh… la rabbin ».
Bien sûr, tout cela prête à sourire. Et cela reste tellement anecdotique. Ce qui l’est moins sans doute, ce sont les centaines et centaines de messages antisémites reçus par tant et tant d’entre nous, sur les réseaux sociaux, et parfois par courrier. (Et je sais que nombreux sont ceux dans cette salle qui ont reçu les mêmes que moi, ou presque).
J’ai appris à les reconnaître de loin, et presque à les classer en catégories – ils prennent des formes différentes.
Il y a les messages de pure haine, des vomis d’insultes;
Il y a les courriers où on vous le garantit, promis juré craché, qu’on n’est pas du tout antisémite, juste antisioniste… D’ailleurs, me précise-t-on, on aime beaucoup les Juifs, mais on reconnaît les préférer de loin dans le rôle d’une diaspora vulnérable exterminée que dans celui d’une nation capable de se défendre. Ce costume-là, soyons honnêtes, m’écrit-on, ne nous va pas du tout;
Il y a les nostalgiques du nazisme, et il y a ceux (ce sont parfois les mêmes) qui vous accusent d’en être la nouvelle incarnation;
Il y a les soutiens de l’islamisme et tous leurs idiots utiles qui leur trouvent des excuses;
Et il y a la haine antijuive théologique, le retour surprenant des accusations de peuple déicide;
Et tant et tant d’autres « bonnes blagues » qu’on pourrait se raconter.
Depuis des mois, je collectionne ces billets doux, j’envisage même de les publier un jour.
Au Panthéon de mes courriers haineux, il y a une lettre qui cette année m’a fait beaucoup rire. Une dame m’a écrit un long message pour me dire que, dans mes interviews, je citais beaucoup trop d’auteurs juifs (Romain Gary, Albert Cohen, et d’autres). C’était bien la preuve, selon elle, du terrible entre-soi des Juifs, de leur incapacité de s’ouvrir à la sagesse des autres. Et elle a fini son courrier avec un conseil bienveillant: « Madame le rabbin, ne lisez pas que des Juifs. Lisez plutôt Jésus! »
Nous rions mais je sais que tant d’entre vous cette année ont eu à vivre des situations inimaginables, et à faire face à la montée de cette haine qui fait toujours toujours retour dans l’Histoire. Je pense à tant de conversations que nous avons eues ensemble, les uns et les autres.
Je me souviens par exemple de ce que nous avons vécu dans la synagogue de Beaugrenelle en juin dernier. Pour clôturer l’année du Talmud Torah, nous avons réuni les parents d’élèves et je leur ai demandé de me dire ce qui avait changé dans leurs vies de famille depuis le 7 octobre. Soudain, face à moi, il y avait tant de mains levées, et chacune d’entre elles voulait partager une anecdote vécue par vos enfants: de croix gammées sur des tables à des désinvitations de fête d’anniversaire, en passant par des exclusions de groupes WhatsApp de classe au nom du soutien à la Palestine. Et tant et tant d’autres mises en échec de l’humanité, de l’école et des valeurs de la République.
Et puis, je me souviens de conversations menées cette année avec tant de jeunes, des collégiens, des lycéens et des étudiants juifs, des jeunes sommés de se justifier, ou contraints de mentir sur leur identité pour conserver des amitiés ou simplement pour se sentir en sécurité dans leur classe, dans un taxi, ou un restaurant. Des noms changés, des mezouzot retirées, des sujets évités… je ne vous apprends absolument rien en vous disant tout cela.
Et parmi toutes ces rencontres, il y en a eu que je n’oublierai jamais: la rencontre d’une jeune fille, douce et intelligente, dont vous avez forcement entendu parler, une jeune fille âgée de 12 ans, violée à Courbevoie par des jeunes de son âge, parce que juive.
Quand cette jeune fille a demandé à me parler, nous avons passé un long moment ensemble. Elle avait mille questions à me poser, spirituelles et religieuses, sur ce qui lui était arrivé: est-ce que Dieu l’avait abandonnée ou punie de quelque chose? De quelle manière son lien au judaïsme serait à jamais bouleversé?
Un célèbre rabbin du Talmud a un jour dit: « J’ai beaucoup appris de mes maîtres, plus encore de mes compagnons d’étude. Mais plus que tout, j’ai appris de mes élèves ».
Parfois nos enfants sont nos plus grands enseignants. Et ce jour-là, cette toute jeune fille, pleine de finesse et d’introspection, fut, de bien des manières, mon maître.
Après notre longue conversation, je lui ai proposé de me suivre, je l’ai prise par la main et nous sommes entrées dans la synagogue, avec son papa à nos côtés. J’ai ouvert le rideau et la porte de l’arche sainte et j’ai sorti les rouleaux de la Torah que j’ai simplement placés sur ses épaules, avant de l’envelopper dans un tallit, pour lui offrir une bénédiction. Exactement, très exactement, ce que l’on fait au jour de la bar- ou bat-mitsvad’un jeune dans notre communauté.
Je savais bien qu’officiellement cette jeune fille n’avait pas encore fait sa bat-mitsva mais il était clair pour moi que ce qu’elle venait de vivre, mais surtout la façon dont nous parvenions ensemble à en parler, avait fait d’elle une « bat-mitsva », une enfant qui n’en était plus une. Nous étions simplement témoins, son papa et moi, de la façon dont elle était devenue bat-mitsva, « une fille du commandement », capable de porter la Torah, c’est-à-dire d’apporter au monde une sagesse unique.
Je pense ce soir à elle, comme je pense à tous nos jeunes, devenus bné-mitsva cette année, ceux qui sont entrés dans l’âge des responsabilités en une année si douloureuse.
Et c’est à eux que je voudrais maintenant tout particulièrement m’adresser, tandis qu’ils se tiennent en ce jour solennel, entourés de leurs parents ou grands-parents, héritiers d’une longue histoire.
Vous vivez un temps certes inédit mais n’oubliez jamais que vous n’êtes pas les premiers dans l’histoire juive à entrer dans le temps des responsabilités à l’heure où, précisément, celle-ci fait défaut dans le monde.
Au fond, c’est toujours de cela dont il est question.
La montée de l’antisémitisme, on le sait, surgit toujours quand une société renonce à sa responsabilité, et quand certains préfèrent trouver un coupable qui portera pour eux la faute, ou expliquera par sa présence leur malheur.
Telle est une constante de l’antisémitisme, un de ses piliers.
Il y en a d’autres bien sûr, et notamment deux autres que je souhaite maintenant évoquer:
– D’abord le fait que l’antisémitisme ne dépend jamais de ce que les Juifs font. Quoi qu’ils fassent ou disent, on les accusera toujours de l’avoir cherché, comme on les accusera de tout et de son contraire.
On a accusé le Juif d’être trop riche ou trop pauvre, de promouvoir le capitalisme ou le bolchévisme, de menacer le pouvoir ou de le détenir.
Selon les circonstances, les accusations se sont retournées parfaitement pour correspondre à un besoin spécifique d’une société qui se cherche un coupable archétypique.
Et comme hier on avait reproché au Juif de ne pas avoir de pays à lui, d’être trop faible pour savoir se défendre, eh bien, aujourd’hui on lui reproche précisément de revendiquer un État et une souveraineté, et d’avoir une armée qui pourrait le défendre…
Et comme hier on lui reprochait en Occident de ne pas bien s’assimiler, d’être trop oriental, on lui reproche aujourd’hui précisément l’inverse: d’être tellement occidental qu’il en incarnerait à lui seul toute la « culpabilité » – les « fautes » du colonialisme, de l’impérialisme et tous les attributs d’une domination supposée qu’Israël incarnerait.
– Et puis, autre marqueur constant de la haine: ceux qui s’en prennent aux Juifs sont toujours et en toute circonstance persuadés d’être du bon côté, dans le camp du bien, d’être d’une manière ou d’une autre, des types bien, des justiciers, des sauveurs du monde. Ce fut vrai à l’époque des croisades, ou lors des bûchers du Moyen Âge, ou aux temps du stalinisme ou de la jeunesse hitlérienne. Cette fièvre fait toujours croire à celui qu’elle touche qu’il agit pour le bien du monde ou des hommes, et qu’il défend le pauvre ou le persécuté, en persécutant un autre à qui il donnera le visage du mal.
Rien de neuf sous le soleil!
Le calendrier juif en témoigne tout particulièrement un jour dans l’année, en évoquant la plus puissante et la plus ancienne des histoires de responsabilité dont on se défausse.
Et ce jour est arrivé: figurez-vous que c’est celui que nous nous apprêtons à vivre…
Demain, réunis dans nos synagogues, nous ferons le récit du célèbre bouc émissaire. C’est le texte central de la liturgie de Kippour. C’est aussi très précisément cet épisode qui avait lieu à Yom Kippour, année après année, lorsque le Temple se tenait à Jérusalem.
Se présentait ce jour-là, uniquement celui-là, un bouc à Jérusalem, sur la tête duquel on plaçait les mains et sur lequel étaient transférées toutes les fautes du peuple avant d’être emportées au loin… pour qu’ainsi la paix sociale soit assurée sur le dos d’un autre, ou plus exactement sur sa tête.
Ce phénomène ancestral de substitution des fautes, est évoqué encore et encore, précisément à cette période de l’année, à travers des rites et des récits, comme s’il s’agissait d’une histoire qu’il nous fallait à tout prix entendre et comprendre en cette saison.
À Rosh Hashana, il y a quelques jours, rappelez-vous, nous avons raconté l’histoire du « presque sacrifice » d’Isaac. Cet enfant est presque mort et il aurait été sacrifié si n’avait pas surgi un bélier dont les cornes se sont prises dans les branches et qui fut sacrifié, dit le texte Takhat, à la place d’Isaac, dans une substitution qui a gardé l’enfant en vie.
Dix jours plus tard, à Kippour, nous évoquons une autre substitution, celle du bouc qui faisait, il y a longtemps, disparaître nos fautes.
Et tout au long des jours redoutables, dans de nombreuses familles juives, on fait ce qu’on appelle des kaparot, le même mot que Kippour: on donne de l’argent ou de la nourriture, on renonce à quelque chose qui nous appartient, dans un transfert qui, nous l’espérons, nous permettra de rester en vie.
Les Juifs racontent que cette substitution animale sert précisément à éviter une substitution humaine. Ne pas transférer ses fautes, jamais, sur un autre homme ou un autre groupe.
Après la destruction du Temple, les rabbins vont même aller plus loin: ils disent qu’il n’est plus même nécessaire de sacrifier un bouc pour que la substitution s’opère, mais il suffit de raconter cette histoire, de la mettre en récit. Nos récits ont remplacé les animaux sacrifiés, qui eux-mêmes ont remplacé l’humanité sacrifiée.
Mais tandis que la haine et les attaques antisémites se multiplient à nouveau, comment ne pas voir que, dans l’Histoire, bien des gens ont fait des Juifs, encore et toujours, leur bouc émissaire. Les Juifs ont été encore et encore la kappara d’autres nations.
Encore et encore, leur déshumanisation et le transfert de la faute sur eux a servi ce projet de consolidation sociale, sur notre dos, ou plutôt sur nos têtes.
Rejeter un autre pour mieux souder un groupe autour de cette exclusion.
Il est d’ailleurs troublant que, pour les islamistes aujourd’hui, l’ennemi à abattre s’appelle toujours le kouffar. Vous l’entendez: c’est la même racine exactement en hébreu et en arabe. Le kouffar est celui qui couvre les preuves de l’existence de Dieu, selon les islamistes… et Kippour est le temps pour les Juifs du recouvrement des fautes, grâce à un rite qui nous permet de les éloigner.
En bien des générations, les Juifs ont servi de bouc émissaire.
Pourtant toujours, ils se sont relevés. Encore et encore, ils ont trouvé le chemin d’une survie, et transformé une malédiction placée sur leurs têtes en bénédiction.
Et c’est sur cette idée et cet espoir que je dois conclure mon sermon qui est, en réalité, vous l’avez compris, un sermon anti-antisémite.
Non, je ne sais pas de quoi l’avenir est fait. Je ne crois pas que cette haine va miraculeusement disparaître, et je crains que nous ayons encore à l’affronter. Mais je sais aussi que nous avons le pouvoir de déployer ensemble une bénédiction qui permettra d’y survivre.
À Yom Kippour, nous nous souvenons que le prêtre posait ses mains sur la tête d’un animal qui était destiné à porter les fautes et les malédictions du peuple…
Aujourd’hui, il n’y a plus de Temple, ni de prêtre en fonction, ni de boucs sacrifiés…
Mais nous avons troqué ce rite, en opérant un autre transfert, effectué celui-là semaine après semaine, chaque Shabbat. Il consiste à poser nos mains, non pas sur la tête d’un animal, mais sur celle d’un être aimé, sur la tête de nos enfants.
Et semaine après semaine, Shabbat après Shabbat, nous transférons sur eux une bénédiction: en leur disant que, malgré toutes les menaces et les faillites de responsabilité d’un monde qui nous met en danger, ils sauront rester droits, et ne pas faillir à la leur.
Et puisque nous sommes vendredi soir, soir de Shabbat, je veux qu’en cet instant, nous puissions ensemble bénir ces enfants. Je vais donc vous demander maintenant de déployer vos tallit au-dessus de la nouvelle génération, ou alors de placer vos mains sur leurs têtes, dans ce geste ancestral. Les bénir et faire d’eux en cet instant et pour toujours, nos émissaires de fierté, de paix et de justice, au moment où nous appelons sur eux la protection de l’Éternel.