LA HAGGADA AUX QUATRE VISAGES
הגדת ארבעת הפנים
RIVON KRYGIER – PEINTURES DE GÉRARD GAROUSTE
SUIVIE DU COMMENTAIRE LA SAVEUR DE L’AZYME – המצה טעם
In Press, 2019, 35 euros
Vous publiez à quatre mains « la Haggada aux quatre visages », pourquoi avez-vous choisi cette symbolique des quatre enfants et des quatre questions ?
Rabbin Rivon Krigier : Tout le secret de la Haggada tient dans ce passage qui met en scène les quatre types d’enfants attablés au Séder de Pessah. Cette veillée est censée être le moment par excel- lence de la transmission de génération en génération de l’événement fondateur de la conscience juive : l’émancipation du joug de l’esclavage et de l’idolâtrie. Or, il n’y a pas qu’une seule manière de transmettre. Chaque enfant est un visage à part, en même temps qu’une composante de notre conscience. Il faut être pédagogue ! Et la tâche n’est pas si aisée car le texte de la Haggada est largement insolite et volontairement énigmatique. Il paraît désarticulé, parfois désuet. Qui ne dispose pas des clefs passe totalement à côté de ce monument! Combien d’entre nous n’ont pas ressenti cette frustration autour de la table. Notre Haggada est bâtie pour répondre à ce défi : pour l’enfant « simple », elle indique le fil conducteur, la logique des enchaînements, la visée du narratif, en même temps qu’il reprécise le sens des rites et des symboles. Pour celui « qui ne sait pas poser de questions », indifférent ou démuni, les interrogations soulevées dans des encadrés l’invitent à se positionner et à se mesurer aux énigmes. Quant à l’enfant ou érudit ou rebelle, ils ont en commun leur insatiabilité. Le commentaire documenté que nous proposons offre au sage d’étayer ses connaissances, d’aborder des dimensions insoupçonnées en croisant les sources rabbiniques. Et il invite l’enfant rebelle à transformer son « inquiétante étrangeté » en formidable confrontation à la condition et à la vocation de l’identité dont il est héritier. Cette figure du « méchant » est la plus fascinante de la Haggada. Je ne devrais peut-être pas le formuler ainsi, mais il est le levain qui « fait monter la pâte », rend le Séder appétissant ! Une fermentation indispensable pour les lendemains de Pessah.
Une Haggada de Pessah, c’est un texte très particulier dans la tradition juive, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce texte n’est pas comme les autres, tant dans sa rédaction que dans son usage ?
RK: Remarquons, en effet, que c’est le texte de la tradition juive le plus familier à l’ensemble du peuple juif, bien plus que le livre des prières ou même la Bible ! Et c’est en même temps un livre d’étude. Pas un simple récit. Contrairement à ce que certains se figurent, la Haggada ne raconte pas la sortie d’Égypte. Ça, la Bible le fait très bien. La Haggada est en réalité le guide usuel d’un banquet sacré dans lequel nourritures matérielles et spirituelles se confondent. Chaque aliment est chargé de signification et d’émotion, de mémoire et d’aspiration. Quant au Maguid, la partie narrative et instructive, il est pour l’essentiel composé d’un commentaire rabbinique de l’époque de la Mishna, qui met le récit de la sortie d’Égypte en perspective à partir de quelques versets soigneusement choisis. Mais la Haggada comporte également des orientations tardives qui sont le reflet de l’évolution et de l’histoire du peuple juif, avec au cœur un défi capital : nous sortir de la torpeur, de notre Égypte, pour en prolonger l’émancipation : « chacun doit se considérer comme s’il sortait lui- même d’Égypte », conclut le Maguid.
Ce n’est pas votre première Haggada et Tenou’a avait déjà eu l’occasion de présenter vos « Quatre fils » précédents. Pourquoi ce sujet vous saisit-il ?
Gérard Garouste: Le sujet m’intéresse doublement : d’abord pour la force de sa charge symbolique, puisque c’est un appel à la liberté, qui s’entend comme une libération intérieure. La délivrance physique est le reflet d’une émancipation morale et intellectuelle adressée à chacun d’entre nous. Cela passe par l’interprétation, c’est une invitation à s’emparer du texte et à y apporter un point de vue singulier et différent. J’ai trouvé passionnant de rendre compte de ces différences ; entre l’interprétation de Marc-Alain Ouaknin avec lequel j’ai fait une première Haggada et celle de Rivon aujourd’hui, les métaphores ne sont pas les mêmes selon les commentaires. Pour le peintre que je suis, c’est très stimulant.
Une Haggada de Pessah, c’est toujours un peu la même histoire, c’est toujours un peu différent, pourquoi s’être lancé dans une nouvelle traduction commentée ?
RK: Pour que ce ne soit pas toujours la même histoire et toujours différent. Je voulais une traduction qui montre le relief du texte, ses composantes, ses jeux de mots et ses clins d’œil. Je voulais que le lecteur ait avec lui un GPS, grâce aux consignes, aux références, aux explications. Je voulais un commentaire documenté où qui désire approfondir, préparer son Séder, trouve matière à réflexion et analyse, puisse remonter directement aux sources rabbiniques souvent méconnues et que, jamais plus, il ne lise la Haggada de la même manière !
La Haggada en elle-même est presque une peinture, c’est une allégorie à la force de projection picturale impressionnante. Comment illustre-t-on un récit si illustratif ?
GG: En fait, le défi est là : ne pas tomber dans l’illustration car on est passif devant une illustration, on a tendance à s’en satisfaire. L’idée est de faire des images qui questionnent, par le style, par la mise en scène… d’être dans le non-dit, l’allusif. Je fais souvent référence au Zeugma de Marc-Alain Ouaknin, ce pont, cet entre-deux qui serait le vrai sujet en devenir. Entre les peintures que j’ai faites pour cette Haggada comme entre mes tableaux, il faut en imaginer d’autres contenues à l’état virtuel dans ces images. L’idée est de créer un questionnement par une absence, de provoquer une certaine frustration dans le but de susciter la curiosité du lecteur.
Quelle est votre image préférée de cette Haggada ?
RK: Celle de l’agneau de la comptine du Had gadia, tout à la fin de la Haggada. Jadis au centre du rituel pascal, il est devenu le grand absent du Séder. Il vous regarde avec son innocence et son humanité. Il vous interroge : pourquoi m’a-t-on tantôt divinisé et tantôt sacrifié ? Pourquoi m’a-t-on vendu, asservi et maltraité ? Et que ferez-vous de moi, si l’on reconstruit un jour un Temple ?
Quel est votre texte ou votre commentaire préféré dans cette Haggada ?
GG: Dans la Haggada de Rivon, j’ai été séduit par le commentaire, très singulier en comparaison du commentaire « classique » d’un Rachi, qu’il fait du passage des quatre enfants. J’aime sa proposition, annoncée par le titre, d’axer d’emblée son commentaire sur l’idée de pluralité : pluralité des lectures et impossibilité de réduire les visages et les êtres à une seule unité.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan