La possibilité de l’absence, c’est ça, la sécurité de la présence », disait Lacan, ajoutant que le plus angoissant pour l’enfant, c’est « quand il n’y a pas de possibilité de manque, quand la mère est tout le temps sur son dos ».
La mère juive est celle qui, guettant son arrivée par la fenêtre demande à son fils tout juste rentré s’il a pensé à elle : elle est celle qui ne s’absente pas, qui ne veut pas laisser la place à l’absence. Il y a une histoire juive que je trouve très parlante, celle de la mère juive qui offre deux cravates à son fils, et le lendemain, alors qu’il en porte une fièrement, lui dit : « Mais mon fils, tu n’aimes pas l’autre ? ». Elle dit bien l’impossibilité de satisfaire cette mère si dévouée. La mère juive est le modèle de la mère aimante, mais aussi envahissante et étouffante, celle qui fait tout pour son fils et dont elle attend tout en retour, se plaignant sans cesse de ne pas être comblée.
On connaît la position traditionnelle de la psychanalyse à cet égard : celui qui est censé faire barrage entre la mère et l’enfant en initiant par là même l’enfant au monde symbolique, c’est le père. Le père comme tiers, faisant obstacle à la jouissance incestueuse entre la mère et l’enfant et produisant un manque moteur du désir. Le psychanalyste tel qu’on l’imagine, à partir de l’image du Freud barbu dans son fauteuil, serait à cette place du père, de celui qui énonçant l’interdit, ouvrirait au permis. Si le phénomène du transfert conduit à ce que le patient projette sur l’analyste une figure tantôt paternelle tantôt maternelle, on sait le désagrément que posait à Freud l’idée d’être pris pour la mère par ses patients.
Mais tous les analystes n’ont pas cette réticence, et dès les années cinquante, de l’autre côté de la Manche, Winnicott faisait le parallèle entre la fonction de l’analyste auprès de son patient et celle de la mère « suffisamment bonne » auprès du nourrisson. Qu’est-ce qui a provoqué ce retournement ?
On peut penser que l’émergence d’une psychanalyse plus maternelle ou maternante n’est pas sans rapport avec les évolutions du monde contemporain, et avec la chute de la croyance au père et à ses lois immuables. Si le père d’antan brimait l’enfant, l’empêchant de laisser libre cours à ses pulsions, il l’introduisait aussi au manque et à un désir, certes circonscrit par le social, mais possible. Le monde contemporain est celui de la liberté, mais partant, aussi celui de l’errance. Comment trouver la voie de son propre désir dans un monde qui n’indique plus de voie à suivre ? Peut-être que ce monde favorise le resserrement sur la relation à la mère, comme protection ultime contre les dangers du monde extérieur. La mère serait alors celle qui aime et protège, mais aussi, peut-être, celle qui évite la rencontre avec l’altérité et donc le désir. On reconnaît là la mère juive dans toute sa splendeur, aimante et étouffante, protectrice et castratrice.
La mère juive n’est pas la mère sévère qui dirait : « je t’ordonne de manger ta soupe ». Elle est celle qui dit avec ferveur : « elles sont bonnes, hein, mes boulettes ? Tiens, ressers-toi, ça va te faire du bien. Comment ça, tu n’as plus faim, mais ça me fait de la peine ! » C’est-à-dire que l’ordre est masqué par la puissance de l’amour, ce qui rend impossible toute rébellion, et empêche de se poser la question de son propre désir. Comment savoir, après cela, si on les désire, ou pas, ces boulettes ? Alors, on se ressert, on mange, et on s’oublie. Quelle issue à cela ? Un peu comme le petit enfant, un jour où on n’en peut plus, peut-être en cours d’analyse, on se retrouve obligé à dire non, un « non » apparemment sans raison, un « non » juste pour sauver sa peau. Le petit enfant qui dit non à une glace, ce n’est pas qu’il n’aime pas les glaces, c’est qu’il est obligé de dire non. La mère juive est celle qui n’a jamais laissé son enfant de deux ans lui dire non.
Une jeune patiente dit à sa mère qu’elle va mal, sa mère se met à pleurer et lui dit qu’elle va tout quitter et venir s’installer chez elle, qu’elle souffre de ne pouvoir l’aider. La fille lui dit que ce n’est pas la solution, mais la mère redouble de pleurs. Les pleurs de la mère prennent la place de ceux de la fille, qui se met à culpabiliser dès qu’elle est triste, et se retrouve démunie, pensant que sans sa mère elle est perdue.
Le concept de « mère suffisamment bonne » de Winnicott, serait une façon de théoriser une mère qui, tout en protégeant son enfant, lui permettrait de lui dire non, pour pouvoir désirer ailleurs. Une mère qui en passerait par le lien charnel à son enfant mais pour lui permettre de s’en séparer ensuite et d’avoir accès à son propre corps. Une mère aimante, mais qui supporterait de n’être pas aimée en retour, de n’être pas tout pour son enfant. Winnicott, qui était pédiatre, s’est intéressé très tôt aux premières interactions entre la mère et l’enfant, et à la façon dont le rapport au corps et au visage de la mère permet au nourrisson d’intégrer ses propres éprouvés. Il parle du visage de la mère comme miroir 1 permettant à l’enfant de s’individuer.
Pour Winnicott, une mère déprimée, qui ne renverrait à son enfant que le miroir de sa propre détresse, ne lui permettrait pas de se construire en lien à ses affects, mais le conduirait au contraire à guetter à chaque instant l’émotion de l’autre. Mais peut-être est-ce le cas de toute mère contemporaine qui, sans être nécessairement déprimée, ne peut transmettre à son enfant la garantie d’un monde stable. Et on reconnaît là chez l’enfant l’une des affections contemporaines, qui est un sentiment de vide, en lien à cette absence d’intégration de ses propres émotions. Pour soigner de tels patients, le langage n’est peut-être pas suffisant, et il faut en revenir au corps, au lien primaire au corps de l’autre. L’analyste alors n’a pas d’autre choix que d’incarner cet autre qui permet de sentir son corps et de faire le pont entre ce que l’on sent et les mots pour le dire. Il serait alors comme une mère qui, donnant accès au lien entre le corps et le langage, donnerait accès au-dehors, à l’altérité, à une altérité pas seulement représentée par le père.
Entre deux séances, un patient déclenche une terrible migraine. Il appelle alors maman à haute voix dans sa chambre, prononçant ce maman pour la première fois depuis l’enfance. À la séance suivante, il énonce quelque chose de son désir. Comme si, dans la cure contemporaine, le patient devait d’abord en repasser par la sensation (la douleur) du corps, et par un appel à la mère, un appel qui dit aussi le manque, l’écart – on ne peut appeler celle à laquelle on serait resté collé. L’analyste, en tout cas à un certain moment de la cure, celui que Winnicott nomme la « régression à la dépendance », serait comme une mère qui aime et protège, mais qui, contrairement à la mère juive, autorise son enfant à lui dire non, à partir. On peut faire le lien avec les mouvements des cures contemporaines : les patients viennent un temps, arrêtent, reviennent ; comme s’ils testaient cette capacité de l’autre (l’analyste, la mère) à supporter qu’ils partent, qu’ils désobéissent, qu’ils ne donnent pas tout pour lui, pour elle.
Freud disait de l’amour que sa mère lui portait que, quand on avait été aimé comme cela, on en retirait de la force pour toute la vie. L’amour de la mère (juive), en dépit de sa violence, permet peut-être aussi, parfois, de donner à son fils ou à sa fille foi dans les possibles. À condition quand même de savoir s’éloigner d’elle le moment venu – par exemple pour fonder une science nouvelle…