Entonnée sous un chapiteau de cirque, elle annonce généralement l’entrée des clowns et des artistes. L’Entrée des gladiateurs est composée à la fin du XIXe siècle par le compositeur tchèque Julius Ernest Wilhelm Fučík. Cette mélodie festive, joyeuse, bien connue de nos oreilles, a pourtant servi les pires sévices, ceux du système concentrationnaire nazi. Jouée chaque matin par un orchestre de détenus, elle marquait le rythme militaire nécessaire au travail des juifs déportés. Une méthode cruelle, cynique, révélée par l’exposition « La musique dans les camps nazis » actuellement au Mémorial de la Shoah.
Outil de torture pour les officiers nazis, outil de résistance clandestine pour les détenus, le parcours topographique présente, par contraste, l’omniprésence de la musique dans le quotidien des camps et ses usages dans les camps d’internement, de concentration et d’extermination durant la Seconde guerre mondiale. Un point de vue qui témoigne tant de la barbarie du système d’oppression, que de l’acharnement à rester en vie.
L’utilisation de la musique par les nazis n’est pas anodine. Elle s’inscrit dans un système très orchestré : « Le IIIe Reich a plusieurs fois été qualifié de dictature chantante. C’est un régime extrêmement musical, qui se sert de la musique dans l’entreprise de propagande. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que les SS se l’approprient jusque dans les camps », explique Élise Petit, commissaire de l’exposition.
Mais dès le début de la guerre, la musique dans les camps nazis impose un souci pratique : interdite pour ne pas divertir les détenus, mais tolérée pour tromper l’ennui des officiers. L’exposition s’ouvre sur cette ambivalence. Elle date et localise le premier orchestre de déportées en 1938 au camp de Buchenwald, qui regroupe des prisonniers politiques. Dans certains centres, des instruments de fortune sont façonnés : contrebasses, violoncelles, mandolines. Mais ils n’ont vocation qu’à jouer des chants patriotiques à la gloire de l’Allemagne ou de sa culture. Certains musiciens issus des communautés tsiganes jouent pour le plaisir des SS.
Les pratiques musicales sont progressivement réglementées et rassemblées en orchestres, desquels sont, en théorie, exclus les Juifs. Dès 1936, des camps de transit comme Westerbork (Pays-Bas) ou de concentration comme Dachau (Allemagne) diffusent des images de propagandes où les spectacles et instruments de musique sont gages des bonnes conditions de vie des détenus. En réalité, la musique y est d’abord contrainte et son objectif est disciplinaire. L’exposition insiste sur le caractère destructeur de la musique notamment via la scénographie soignée : des cubes musicaux marquent les différentes utilisations de la musique par les SS.
Les orchestres, comme celui d’Auschwitz fondé en 1940, donnent le ton de la marche pour aller et venir du travail aux dortoirs. Des compositions de Ludwig van Beethoven ou de Richard Wagner résonnent parfois, en pleine nuit, à travers des haut-parleurs pour réveiller les détenus. La musique est mise à contribution lors des processus tortionnaires. Certains commandants de camp utilisent les orchestres pour étouffer les cris des détenus fusillés ou exterminés dans les chambres à gaz.
L’entreprise de cruauté se niche aussi dans le sadisme des SS qui utilisent la musique pour humilier ou moquer les déportés. En 1939, le film allemand Bel Ami,tiré du roman éponyme de Guy de Maupassant, rencontre un succès populaire. Le réalisateur, Willi Forst, enregistre même une chanson pour accompagner le film. Les paroles racontent l’ascension sociale du personnage, un dandy parisien heureux et séducteur. Dans les camps, la chanson résonne fréquemment lors des punitions ou des exécutions.
Le cas le plus emblématique étant peut-être celui d’Hans Bonarewitz, exécuté en juin 1942 après avoir tenté de s’évader du camp de Mauthausen. L’exposition documente, dans une série de photographies, le calvaire de cet anonyme accompagné jusqu’à la potence par un orchestre. Les musiciens entonnent J’attendrai, une chanson en vogue dont le titre fait ironiquement écho à son évasion avortée.
Cette entreprise d’annihilation est donc quasi constante. Mais l’exposition dépeint une échappatoire en seconde partie de visite : celle de la musique clandestine. Elle consiste, selon Élise Petit, en « l’usage détournée de la musique dans l’entreprise de terrorisation ». L’opposition entre vie extérieure déterminée par les officiers, et vie intérieure où l’abri des baraquements offre un peu de répit, est ainsi centrale pour comprendre le rôle clé de la musique : des passerelles entre musique subie et musique résistante se constituent.
Dans les dortoirs, certains orchestres s’organisent. Ils mènent parfois des concerts de blocs en blocs pour redonner du courage. La résistance musicale est artistique mais aussi spirituelle dans la mesure où les Juifs n’ont pas le droit de pratiquer leur religion. Toute forme de cohésion, de créativité ou de travail de la mémoire est bonne pour « sauvegarder son moi » mentionne l’exposition. Les dessins de Georges Despaux, détenu à Buchenwald, illustrent à l’encre, ces moments de brefs spectacles ou de chants collectifs.
On en profite d’ailleurs pour transmettre des messages ou des partitions. Certains chants sont détournés de leur sens initial, le plus connu étant Le Chant des Marais. Devenu après la guerre le chant de mémoire de tous les déportés, cette partition composée en 1933 par un détenu communiste raconte la mélancolie d’un soldat qui espère, un jour, retourner chez lui. Jouée dans un des premiers camps de concentration, elle rencontre un grand succès, notamment chez les SS qui s’identifient aux paroles sans se douter du vrai message. Un écho qui diffuse Le Chant des Marais à travers les autres camps, d’Allemagne et d’Europe.
On croyait la musique absente des camps nazis, et le quotidien des détenus étouffé par le vacarme de l’horreur des camps. L’exposition du Mémorial de la Shoah offre une réponse plus complexe, immersive dans laquelle la musique sert l’espoir comme le pire.
Informations pratiques
Exposition « La musique dans les camps nazis »
À voir au Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier, 75004 Paris, jusqu’au 25 février 2024.
Plus d’informations sur le site du Mémorial