La poésie sépharade ou l’éloge de la beauté pure

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C’est au IXe siècle, au sein de l’Espagne arabe – l’Al-Andalous – que les artistes juifs renouèrent avec l’idée de beauté pure. Le judaïsme des premiers siècles de notre ère avait réduit la beauté à sa dimension religieuse et sacrée. Si le Talmud comportait encore quelques histoires et coutumes concernant la beauté de la nature et des êtres humains, celles-ci étaient généralement utilitaires ou accompagnées d’une morale religieuse. Si les liturgies des premiers siècles chantaient la beauté, c’était généralement celle de Dieu et de son œuvre.

Mais dans le califat de Cordoue, les Séfarades vivent leur âge d’or et entreprennent de libérer l’art et la beauté de toute considération didactique, morale ou utile. Sous l’influence du néoplatonisme arabe, la beauté apparaît désormais comme unité, comme idée surplombant le tout et caractérisant l’être.

Au commencement de ce projet, était la beauté de la langue et de l’usage poétique qu’en faisait l’élite arabe. Pourquoi le Tout- Puissant a-t-il béni les Ismaélites de la plus noble des langues et du sens lyrique le plus pur ? se demandait Moshé Ibn Ezra (Grenade, xie siècle), dans son recueil de rhétorique et de poésie. Bien que séduits par la culture arabe, ces poètes et intellectuels juifs ne perdent rien de leur fierté hébraïque. Dans l’Espagne des trois religions, la culture émule les esprits, qui tentent de faire briller leur peuple et leur foi. Musulmans et chré- tiens ayant des langues littéraires – arabe classique, latin ou syriaque – c’est naturelle- ment que l’élite juive œuvre à la renaissance d’un hébreu classique pur, à travers lequel elle pourra déverser sa verve poétique.

À son aurore, la poésie séfarade est liturgique. L’hébreu s’embellit, l’esthétique pointilleuse de la métrique et du rythme de la poésie arabe est intégrée. La liturgie juive s’enrichit de trésors poétiques l’accompagnant jusqu’à nos jours. Bien vite, pourtant, la poésie sacrée et ses contraintes évidentes ne suffisent plus. Les poètes juifs réclament eux aussi leur droit à un genre littéraire jusque-là inédit pour leur peuple : celui d’une poésie pure, où la sensualité, les passions et la beauté se font autotéliques.

Mais au-delà du projet artistique, l’usage de la langue par les poètes séfarades entraîna une révolution théologique. L’hébreu d’antan n’était qu’une langue sacrée, retirée de l’usage des hommes et déposée dans la sphère distincte du divin. Lorsque les poètes séfarades se mirent à décrire la beauté du corps féminin, de l’éphèbe désiré ou des amours charnels, des ponts inattendus se créèrent entre l’hébreu sacré de la Bible et la banalité des désirs humains. Ici, une expression biblique désignant Dieu se retrouvait utilisée pour parler de l’ardeur masculine; là, un verset décrivant le Sanctuaire se voyait détourné pour parler des parures féminines. Consciemment ou non, c’est en chantant la beauté per se que les poètes séfarades se réapproprièrent une langue et une culture dont le peuple juif avait perdu l’usage.

Dans son Éloge de la profanation, Giorgio Agamben propose de définir la profanation comme un usage du sacré, qui a pour effet la restitution de la chose séparée à la sphère humaine. Dans cette optique, les poètes séfarades furent les premiers profanateurs du peuple juif en diaspora. Cette noble profanation n’avait rien de l’outrage ou du blasphème. Elle était, au contraire, un élargissement culturel, permettant aux Juifs d’unir les sphères sacrée et humaine de leur existence. Louer Dieu en hébreu n’était pas chose nouvelle. Pouvoir chanter l’amour et la beauté dans la même langue, voilà qui était annonciateur d’une unité retrouvée entre l’esprit et la chair.

Cette force profanatrice puisa sa force de la beauté, à la fois sujet et cause de l’écriture poétique séfarade – beauté du langage, beauté de la forme littéraire, beauté des êtres humains et de leurs désirs. Cet art pour l’art, méconnu de la plupart des juifs contemporains, fut pourtant l’une des caractéristiques les plus audacieuses du judaïsme séfarade à son âge d’or. Leur projet, leur hébreu profané et leur idéal d’unité entre la composante religieuse de l’être et ses passions humaines, firent d’ailleurs d’eux les annonciateurs de l’hébreu moderne. Sans eux, sans leurs œuvres, nul n’aurait cru que l’hébreu puisse se libérer de son carcan sacré, pour redevenir la langue d’un peuple.

Les poèmes qui suivent, bref aperçu d’un univers, sont à eux-mêmes leur propre manifeste. Leur métrique, leur intertextualité mêlant sacré et profane, leurs métaphores érotiques souvent empruntées aux versets de la Bible, nous ouvrent une fenêtre sur une civilisation qui voyait dans la beauté, sous toutes ses formes, une dimension supérieure de la vie humaine, qui, parce qu’elle était sublime, exigeait toutes les ressources les plus sacrées pour la dire.

JE SUIS AMNON, Shlomo Ibn Gabirol

Shlomo Ibn Gabirol (1021-1058) était un philosophe et poète vivant au cœur de l’âge d’or séfarade. Nombre de ses poèmes liturgiques sont encore récités dans les prières juives traditionnelles. Dans ce quatrain, Ibn Gabirol invoque la figure biblique d’Amnon, fils du roi David, tristement célèbre pour avoir abusé de sa sœur Tamar (Samuel II, chapitre 13). En quelques vers, Ibn Gabirol rend compte de la violence d’un amour maladif où le désir se fait obsessionnel et insatiable.

Je suis Amnon, malade – appelez-moi Tamar,
Son désir est tombé sous mon rétiaire, dans mes filets.
Mes amis, mes proches, apportez-la moi !
Je ne vous demande qu’une chose :
Posez une tiare sur sa tête, ornez-la,
Et dans ses mains, donnez une coupe de vin,
Qu’elle vienne, qu’elle m’abreuve,
Peut-être éteindra-t-elle le feu
Consumant mon cœur et faisant frémir ma chair.

אמנון אני חולה – קראו אלי תמר
כי חושקה נפל ברשת וגם מכמר.
רעי, מידעי, אלי הביאוה,
אחת שאלתי מכם אשר אמר:
קשרו עטרת על ראשה, והכינו
עדיה, ושימו על ידה בכוס חמר.
תבוא ותשקני,
אולי תכבה אש
לבי, אשר בלה בשרי אשר סמר.

Shlomo Ibn Gabirol

DÉSIR DE MON CŒUR, Moshé Ibn Ezra

Philosophe et poète, Ibn Ezra a vécu dans la Grenade du XIe siècle et fut le maître de Yehouda Halevy. Plusieurs de ses poèmes sacrés sont rentrés dans la liturgie juive traditionnelle, notamment son El-Nora Alila, ouvrant la prière de la Néïla à Kippour. Le poème qui suit chante avec poigne un amour homoérotique et les tensions qui en découlent. Pris en tension entre le regard des hommes et l’amour d’un homme, entre le poids du péché et la force du désir pur, le poète partage avec ses lecteurs un rare moment d’intimité transcendant les âges et les cœurs.

Désir de mon cœur, prunelle de mes yeux,
Mon amant est à mes côtés, et ma coupe dans ma main !

Les belligérants sont nombreux, mais je ne les écoute point.
Viens, mon beau, je les ferai ployer,
Le temps les détruira, la mort en fera sa pâture.
Viens donc, mon beau, lève-toi, sustente-moi.
Le nectar de tes lèvres me rassasiera.

Pourquoi le belligérant entraverait-il mon cœur ?
Est-ce à cause d’un péché ou d’une faute ?
Quand je savoure ta beauté, Dieu est là !
Ne sois pas contrit par celui qui me torture,
Voilà mon bourreau – fuyons-le.

Nous sommes amoureux, nous partons chez sa mère,
Il tend l’épaule pour soutenir ma charge,
Nuit et jour, je n’ai que lui !
Je le dénuderai, et il me dénudera.
Je baiserai ses lèvres, et il m’embrassera.

Ne me trompe pas, mon beau, jusqu’à ma mort,**
Que ta volonté est prodigieuse, mon amant !
Embrasse ton compagnon, et son désir sera comblé.
Si ton âme vit, fais-moi vivre,
Mais si tel est ton désir – fais-moi périr.

תאות לבבי ומחמד עיני –
עפר לצדי וכוס בימיני!
רבו מריבי – ולא אשמעם,
בוא, הצבי, ואני אכניעם,
וזמן יכלם ומות ירעם.
בוא, ה ַצבי, קום והבריאני
מצוף שפתך והשביעני!
למה יניאון לבבי, למה ?
אם בעבור חטא ובגלל אשמה
אשגה ביפיך – אדני שמה!
אל יט לבבך בניב מענני,
איש מעקשים, ובוא נסני.
נפתה, וקמנו אלי בית אמו,
ויט לעל סבלי את שכמו,
לילה ויומם אני רק עמו.
אפשט בגדיו – ויפשיטני,
אינק שפתיו – וייניקני […]
אל תאנף בי, צבי, עד כלה,
הפלא רצונך, ידידי, הפלא,
ונשק ידידך וחפצו מלא!
אם יש בנפשך חיות – חייני,
או חפצך להרג – הרגני!

Moshé Ibn Ezra

TOI, LA GAZELLE, Yehouda Halevy

Rabbi Yehouda Halevy (1075-1141) était un rabbin, théologien, médecin et poète né à Tudèle. Homme de foi, Halevy nous a laissé des centaines de poèmes liturgiques, dont ses célèbres poèmes à Sion. Contrairement à ses collègues moins pieux, Halevy clôt souvent ses poèmes érotiques d’une façon religieuse, transformant rétroactivement la description charnelle en métaphore spirituelle.

Toi la gazelle, biche royale,
Gorgée du vin des grenades,
Droite et pourtant souple tel un roseau.
Dis-moi : tes hanches sont-elles si tendres
ou es-tu émoustillée par ton vin ?

Dans ton entaille, deux grenades,
Qu’épie un œil lascif.
À travers ton voile, des vipères d’ébènes.
Tel un serpent, sur ta joue pend ta mèche,
De loin, il mord les cœurs.

Vipère, mais si parfaite !
Désir de mes yeux, délice accompli.
Ma volonté : te voir aller avec grâce et lenteur.
Tes vêtements parfumés me feront ployer,
Ils en appellent à ton ravisseur.

Viens donc au palais, dans mon lit,
Fille blanche, fille d’argile.
Par la foi, je m’unirai à toi.
Lorsque la soif me prendra, la rosée de ta forêt,
Mélangée à tes fleuves de miel, m’abreuvera.

Aphrodite à la voix langoureuse,
En toi, la beauté se mélange,
Au crépuscule et à l’aube.
Sur ta joue, ta coiffe, je bénirai :
« Celui qui crée la lumière et l’obscurité ».

Ton temps viendra, fille de Sion,
Tu te reposeras au Sanctuaire.
Le Très-Haut louera les tiens.
Debout! Toi qui résides parmi les peuples,
Ta lumière arrive et ton soleil resplendira à nouveau.

את עפרה צבית ארמון
ושכרה ביין הרמון
תמורה ותנע כאגמון
אמרי נא המרך חמשך יקרך
או שכרת מתירושך ?
בסעיף שני רמונים
פן תעיף בם עין שונים
בעד צעיף דמות צפעונים
נחש בלחי ימשך שערך
מרחוק לבבות נשך
צפעוני אבל השלם לך
בת עיני חמודה כלך
כרצוני לאט תתהלך
ריח קנמון מלבושך אברך
יקרא אל פני פרשך
בואי נא לארמון וערש
בת לבנה אבל בת חרש
באמונה אותך אארש
כי אצמא לטל מלקושך יערך
המזוג בנחלי דבשך
יפת מראה וקולך ערב
בך אראה יפי מתערב
מוצאי בקר וערב
על-לחיך ושער ראשך אברך
יוצר אור ובורא חשך
יגיע זמן בת ציון
להרגיע בתוך אפריון
ויריע עליהם עליון
קומי לך שכונת משך
אורך הנה בא וזרח שמשך.

Yehouda Halevy

* Mes remerciements à Noémie Issan-Benchimol pour sa relecture et ses conseils.
** Selon la ponctuation, l’expression כלה עד peut aussi se traduire « avec une femme ». Dans ce cas, l’auteur demande à l’amant de ne pas l’abandonner en se mariant.