« Déjà investi dans ma dignité nouvelle d’homme, je méprisais ces femmes bruyantes et versatiles comme des enfants. Dans leur agitation futile, elles ressemblaient à des poules, particulièrement lorsque, relevant le menton, les yeux fixes, elles lançaient des youyous sonores et prolongés »
Albert Memmi, La statue de Sel, Folio, p.82
Il existe bien un féminisme mizrahi: on peut en étudier l’histoire institutionnelle, la date de naissance (10e conférence féministe en 1994 à Givat Haviva), ses grands noms (Ella Shohat, Henriette Dahan-Kalev, Vicky Shiran). Le féminisme mizrahi est une partie du mouvement féministe israélien, à partir duquel il a fait sécession, lui reprochant son ashkénocentrisme et le refus de prendre en compte les combats et discriminations propres vécues par les femmes mizrahiot en Israël, discriminations de communauté de classe, une histoire dans laquelle les unes étaient du côté des oppresseurs, les autres des oppressées. Il emprunte au black feminism et au féminisme intersectionnel. Ce féminisme mizrahi est ainsi le produit d’un contexte précis, le contexte israélien, d’une époque, celle de la déchirure du voile idéologique autour de la narration de l’histoire sioniste qui en a révélé les côtés obscurs: les enlèvements d’enfants orientaux, l’urbanisation explicitement raciste, une politique scolaire également fondée sur une rupture de l’égalité des chances. Tout ceci est bien documenté par des recherches. Et si j’ai quelque réticence à traduire le terme de mizrahi, c’est que ce dernier n’a de sens précisément qu’en contexte israélien, où il réunit sous le vocable d’ « oriental », tous ceux qui ont été rabaissés et discriminés en tant que non-occidentaux par la majorité sioniste ashkénaze se pensant elle-même comme européenne et occidentale. Son contenu définitionnel est vague: qu’ont en effet de commun une Iranienne qui vivait en bourgeoise à Ispahan, une Yéménite qui vivait pauvrement à Sanaa et une Marocaine de Casablanca ? Le fait d’avoir été classées, et discriminées en Israël comme « moins », moins occidentalisées, moins développées. Le féminisme mizrahi est par conséquent foncièrement lié à une réalité socio-économique et politique israélienne. L’identité mizrahi est une création de l’israélianité. Le féminisme mizrahi ne pouvant dépasser ce cadre, reste prisonnier de l’hégémonie qu’il veut battre mais qui le fait exister.
Sans doute parce que, née et grandie en France, et que les discriminations contre les Orientaux en Israël a chez moi seulement la forme d’histoires de famille qu’on se raconte les yeux mouillés et la lèvre tremblante, par exemple de cette grande tante qui, ayant accouché à Beer Sheva dans les années cinquante, s’est vue dire que son enfant était morte, son époux se faisant jeter de l’hôpital et frapper lorsqu’il était venu demander le corps, de cette amie de ma grand-mère montée en Israël puis revenue aussi vite en Tunisie, confiant à ses amies incrédules et la prenant pour une semi-folle: « Là-bas, on vole les bébés », j’ai le sentiment que, si justice doit être faite et réparation, même symbolique, offerte, une approche différente et complémentaire doit être proposée. Une approche, non négativement mizrahit mais positivement séfarade, non dans la réaction, mais dans l’affirmation, faite dans une conscience de centralité, et non de minorité oppressée. David Banon, dans un article récent intitulé « L’identité séfarade excommuniée » formule parfaitement cette idée:
« Pour autant, cela ne signifie pas que l’on doive considérer l’identité séfarade comme une identité de seconde zone ou une identité résiduelle comme c’est encore souvent le cas. Le séfaradisme n’est ni un ethnisme ni un tribalisme. Ce n’est pas non plus une nostalgie, un paradis perdu ou un romantisme au sens mélancolique ou irrationnel du terme. C’est une intempestivité qui ne s’ajuste pas à son temps, un anachronisme au sens propre du terme et un rapport. Un certain rapport au monde et au judaïsme. Qui s’alimente aux sources vives de la tradition sans se fermer à la modernité que le séfaradisme a lui-même initiée pour l’ensemble du peuple juif. »
Ce féminisme séfarade est ainsi un entremêlement de pensée et de praxis, qui a un certain rapport positif à la tradition, à la religion en général ainsi qu’à des textes et pratiques religieuses séfarades, une certaine façon de réclamer, réinvestir des rituels religieux par une culture propre. Ainsi, dans le débat qui animé le monde des féministes religieuses autour du bain rituel, le mikvé, on a vu s’opposer un discours hygiéniste de la honte, du silence, exigeant le respect absolu de la discrétion, vivant comme une contradiction douloureuse la pratique religieuse et ses valeurs perçues dans la mitsva du mikvé (l’impureté de la femme, impureté des corps et des sécrétions, son infériorité) à un discours body positive assumant la sexualisation du rituel, la participation du « monde des femmes », transformant l’instant en fête du corps embelli, préparé, oint, massé, lavé et la femme en reine et non en souillon à purifier.1
Du féminisme séfarade, qui existe déjà dans une certaine mesure comme pratiques et discours épars, on ne peut parler qu’en première personne, un peu comme la féministe sulfureuse Camille Paglia parle de son enfance avec les femmes immigrées italiennes de sa famille, modèles de femmes fortes. C’est aussi sa faiblesse intrinsèque. Car si on avait demandé à la regrettée Gisèle Halimi si un féminisme séfarade pouvait exister, elle aurait sans doute ri amèrement, n’ayant connu dans son enfance que le patriarcat le plus brutal, les femmes complices, victimes devenues bourreaux d’un système, l’insupportable affirmation de la supériorité d’un enfant mâle sur un enfant femelle, l’injustice, ce qui l’a conduite à jeter le bébé de la tradition avec l’eau du bain du patriarcat.
À lire un autre penseur juif tunisien récemment décédé lui aussi, Albert Memmi, on serait également fondé à être sceptiques sur la possibilité d’un féminisme séfarade authentique, ne trouvant sous sa plume que des femmes analphabètes, superstitieuses et soumises, malignes, oui, mais de la malignité de celles qui doivent ruser pour s’en sortir, apaiser un homme colérique, négocier. Sous la plume du même Albert Memmi dans son autobiographie, on lit un rituel de stambouli, danse extatique aux vertus thérapeutiques, et on lit son dégoût d’enfant de voir sa mère en corps sexualisé, désarticulé, monstrueux, indigne. On devine aussi sa honte d’adulte face à sa honte d’enfance, celle de n’avoir pas compris alors qu’il y avait de la sagesse, de la beauté et de la culture dans ces danses barbares et que ces rythmes-là, plus que la musique classique, le faisaient vibrer.
Mon féminisme séfarade est d’abord celui de ces « sous-cultures » méprisées par la haute culture, les danses traditionnelles et l’intelligence du corps sexuel, la sagesse pratique de ma grand-mère sage-femme aux prises avec le corps gros, le corps souffrant, le corps accouché, le corps sanglant, d’un rapport sain et naturel à la religion, d’un scepticisme vis-à-vis de l’autorité discrètement caché sous un respect absolu, d’une place centrale dans la vie communautaire.
Mais si je devais nommer son cœur palpitant, je dirais qu’il se joue dans un certain rapport au langage. Au langage non policé, métissé, au verbe haut de ces femmes grandes gueules, qui, fichu sur la tête, peuvent dire: n’boul alik, « je pisse sur toi », rire des hommes, d’elles-mêmes, exiger leur dû comme il le faut. La féministe égyptienne Mona Eltahawy liste parmi les « sept péchés nécessaires pour les filles et les femmes » celui de disrupter le langage, de jurer, de le faire déborder, à la fois de la politesse et de la modération qu’on a toujours exigées des femmes, mais également de le sauver de la surveillance que fait peser sur lui le discours idéologique et militant, souvent bourgeois et élaboré en université.
Tout ceci esquisse des pistes, des traits peut-être de ce que peut-être un féminisme séfarade, un féminisme irrigué positivement par l’adjectif et non divisé par lui. Tout ceci ne forme guère un contenu théorique, j’en suis consciente. Et c’est sans doute tant mieux.
1. L’intellectuelle Sagi-Peretz Deri a écrit sur cette culture séfarade du mikvé dans cette perspective.