Il y a quelque chose de paradoxal à faire entrer la soucca au musée. Voilà une structure fragile et temporaire intégrée dans une architecture en dur et inscrite dans le long terme. Une cabane évoque le nomadisme, tandis que le musée marque l’ancrage à un lieu. Pourtant, l’idée a fait son chemin dans plusieurs musées juifs en Europe, sous des formes diverses et avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité.
Le Musée juif de Berlin a demandé à son architecte Daniel Libeskind d’imaginer une toiture pour la cour de 570 mètres carrés du bâtiment baroque du XVIIIe siècle qui abrite une partie de la collection. Libeskind s’est inspiré de la soucca pour quatre « fagots » de colonnes d’acier évoquant les branches d’un arbre et qui soutiennent un toit de verre tissé d’acier. Le mur de la façade en verre donne sur le jardin du musée. Cet atrium est original à plus d’un titre: outre l’idée d’une soucca comme toit permanent d’un jardin abrité, le mur de verre est constitué de neuf types de panneaux différents sur lesquels se reflètent les arbres du jardin. Au final, une architecture d’inspiration traditionnelle et de réalisation contemporaine, baignée de lumière et mariant acier et verdure. Cet atrium est un lieu de réunion: il peut abriter jusqu’à cinq cents personnes pour des concerts, des ateliers pédagogiques ou autres événements culturels et sociaux.
C’est un autre concept architectural inspiré de la soucca qui est au cœur du musée mémorial dédié à Zanis Lipke, un docker qui, avec l’aide de son épouse, a caché une quarantaine de Juifs évadés du ghetto de Riga, en Lettonie. Dans cette maisonnette au fond d’un cul-de-sac, il avait creusé un bunker, sans jamais attirer les soupçons des voisins ou des collaborateurs des Nazis. Au premier étage, au-dessus du bunker, l’architecte Lettonne Zaiga Gaile a créé une soucca, une structure en bois bien frêle, sans toit, avec l’intérieur des murs recouvert de papier transparent. À l’extérieur, les murs sont d’un noir opaque, comme le bunker invisible de Lipke. La soucca est un à la fois un asile temporaire, fragile et précaire, et simultanément un refuge sous-terrain, rassurant et obscur. La lumière s’infiltre petit à petit, au fil de la visite. En regardant de très près le papier recouvrant les murs de la soucca, on remarque le paysage d’une vallée verdoyante en plein été, œuvre de l’artiste Kristaps Gelzis, pour rappeler la verdoyante et innocente Lettonie d’avant-guerre. À l’étage, on peut se pencher dans la colonne centrale de la soucca, voir le chemin du sous-terrain au ciel, de la cave au grenier, de la captivité à la liberté. Ce musée mémorial est situé sur l’autre rive du fleuve Daugava, à l’écart, mais il vaut largement le déplacement par sa sobriété, son architecture innovante et efficace et son personnel très qualifié et très généreux de son temps.
D’autres musées ont intégré une soucca dans leur exposition permanente, souvent pour expliquer le sens de la fête et du rituel juifs. Les exemples sont nombreux et rarement intéressants (à classer dans la catégorie des tables de Shabbat et de plateaux du Séder). Toutefois, un petit musée allemand est une exception: dans la petite ville de Schwabach, on a retrouvé une soucca de 1795 avec de magnifiques peintures murales. Double rareté! Une soucca de l’époque baroque (la seule en Europe à ce jour) et une fresque représentant une chasse au lièvre. Oui, au lièvre. Une métaphore visuelle pour la persécution des Juifs, mais aussi un truc mnémotechnique pour l’ordre des bénédictions du Shabbat: JaK-Ne-HaS (Jag den Has – « Chasse le lièvre ») indique le vin (transcrit Jajin), Kiddoush, Ner (lumière, Havdala, temps (transcrit S’man).
La soucca de Schwabach est devenue, en 2015, la troisième annexe du musée juif de Franconie. Une application mobile gratuite donne toutes les informations historiques et pratiques nécessaires à la visite. Face à cette soucca muséifiée pour l’éternité (mais vide et sans vie), on trouve nombre d’expositions temporaires dédiées à la soucca, comme au musée juif de Berlin, qui a invité en 2010 la photographe Mimi Levy Lipis à exposer ses photos de cabanes prises dans le monde entier: une soucca sur un camion, en rang d’oignon sur les façades d’immeubles à New York, un reflet de la globalisation – la même soucca à Londres et à Tel Aviv ! Par le prisme de la soucca, la photographe montre les tensions entre individualisme et expérience collective, entre le local et le global, entre interprétation personnelle et influences extérieures.
Finalement, le musée juif de Londres prépare une installation temporaire du 20 septembre au 3 décembre, une soucca intérieure commandée aux célèbres designers Tom Piper (le créateur de la marée de coquelicots à la Tour de Londres en 2014) et Alan Foley (auquel on doit le design de l’exposition remarquée sur le sang, « Blood », au même musée). La soucca est faite de carton recyclé et recyclable, inspirée par les structures de l’architecte japonais Shigeru Ban. La conservatrice Joanne Rosenthal insiste sur la thématique de la soucca comme abri, de sa vulnérabilité et de son impermanence. « Nous allons proposer beaucoup de programmes pour les familles mais aussi inviter le public à réfléchir à des questions sociales, notamment les sans-abri, les migrants et les réfugiés. » Cette idée maintient une ligne cohérente avec les expositions temporaires récentes du musée sur les Juifs immigrés au Royaume-Uni et la mode, la musique, la céramique etc. Il s’agira ici d’aborder les délicats sujets de l’immigration, de l’accueil, d’inclusion et d’exclusion, de patrie et de maison. Cet objet juif se voit intégré dans un musée sorti de son contexte rituel afin de s’adresser à un public non-juif (majoritaire) franchement divisé à l’ère du Brexit.
Si la soucca reste un objet rituel juif dans le contexte communautaire ou privé, elle se transforme au musée en œuvre esthétique, en outil pédagogique, en objet d’exposition ou en lieu d’échange. De merveilleux avatars tout à fait prometteurs pour cette structure précaire et transitoire dont l’espérance de vie est pourtant comptée.