Lire la critique du livre de Jonas Pardo et Samuel Delor par Fanny Arama pour Tenoua
Fanny Arama Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jonas Pardo Nous nous sommes rencontrés à travers le collectif Juives et Juifs Révolutionnaires (JJR) et la galaxie de ces micro-mouvements nés à la fin de l’affaire Dieudonné (années 2010) ou après l’attentat de l’Hypercacher (2015). Ils réunissaient les personnes qui faisaient le constat que l’antisémitisme était devenu un “non-sujet” à gauche.
Samuel Delor On fait partie du mouvement social et de la gauche politique dans sa version mouvementiste ou libertaire. Je suis syndicaliste, militant CGT de longue date. J’ai commencé assez tôt à participer aux luttes antiracistes et sociales. Dans ma socialisation politique j’ai grandi avec l’idée que la lutte contre l’antisémitisme faisait partie de l’ADN de la gauche et qu’elle était un allié naturel face à l’antisémitisme. Mais à partir des années deux mille, j’ai été amené à constater que ce que je considère comme mon camp politique n’était pas à la hauteur face au retour en force de la violence et des discours antisémites. La faiblesse des réactions dans une large partie de la gauche à la suite de l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006, de l’attentat de l’école Ozar Hatorah à Toulouse en 2012; les atermoiements face à Dieudonné, ou suite à l’attentat de l’Hypercacher en 2015 ont été des moments de rupture. Cette série d’événements a déclenché une alarme chez des militants qui se rendaient compte qu’il y avait un souci dans la manière de parler de l’antisémitisme à gauche. L’antisémitisme n’était pas considéré comme à prendre en charge: cette lutte était soit de l’ordre de l’évidence (les militants disaient “On est de gauche donc on est contre l’antisémitisme” mais les collectifs ne mettaient pas forcément en place une réflexion théorique et une action pratique); soit à l’inverse “Cela appartient au passé, c’est une lutte dépassée”. Cette situation a laissé un boulevard à la droite pour dévoyer cette lutte dans un sens culturaliste et raciste.
Dans ma socialisation politique, ma judéité [je viens d’une famille mixte] a compté fortement dans mon engagement politique à gauche. Je pourrais même dire que ce sont les antisémites qui m’ont fait “Juif”: le rapport de mon père à sa judéité passe par sa mère, Bella Swiatly, résistante juive polonaise en France. Pour lui, on ne peut pas être raciste parce que sa mère était juive, parce qu’on a vécu la Shoah dans la famille.
FA Le fait que l’antisémitisme soit toujours minoré à gauche, c’était fréquent?
SD On ne peut pas dire que la gauche est homogène sur ce point. Il y a des personnes qui sont sensibles, qui vont réagir, et d’autres qui ne font rien ou qui considèrent que le problème est “résiduel”. Il y a eu un moment où une bonne partie de la gauche a considéré que « c’était acquis ». Un peu comme sur le féminisme dans les années quatre-vingt-dix: à partir du moment où il y a égalité des droits en théorie, on considère qu’il n’y a plus de problème… Il existe une vision pseudo-universaliste dominante avec l’idée qu’il suffit d’exprimer qu’on est en faveur de l’égalité pour qu’elle soit réalisée. Mais l’affirmation d’un objectif ne suffit pas à l’atteindre.
JP On discerne les gauches politiques et le mouvement social. Pour qualifier un parti de « gauche » ou de « socialiste », il nous semble qu’il doit a minima avoir l’ambition de proposer une socialisation des moyens de production. La gauche politique, c’est pour nous l’ambition de transformer radicalement les rapports sociaux. Dans ce sens, nous appelons le PS et EELV le centre-gauche car ce sont des partis qui acceptent le marché libéral. Ce qu’on entend par « extrême-gauch » sont les organisations qui ont des actions en dehors du cadre parlementaire ou même légal.
Notre action s’inscrit dans un camp qui se perçoit héritier des dreyfusards et de la résistance au nazisme. À travers cette revendication de filiation historique, la gauche considère impossible qu’elle puisse être traversée par l’antisémitisme car formée historiquement dans son opposition. Nos aînés ont vraiment pensé que l’antisémitisme avait disparu de la société française, ou qu’il était cantonné à l’extrême-droite, minoritaire jusqu’en 2002. La préoccupation des militants juifs dans le camp social gauche était le maintien de l’héritage du CNR [Conseil national de la Résistance], la lutte contre l’économie libérale, l’antiracisme, la décolonisation… On les comprend dans le sens où l’antisémitisme ne réapparaît véritablement de manière massive dans l’espace public qu’après la Seconde Intifada en 2000. Adresser le sujet de l’antisémitisme au mouvement social c’est rencontrer beaucoup de silences, voire de l’indignation: « Comment osez-vous seulement parler d’antisémitisme à gauche? » C’est dans ce contexte d’hostilité qu’on a forgé nos premiers discours. Les premiers cercles de ce mouvement sont assez confidentiels mais correspondent à un espace nécessaire existentiellement.
SD On peut aujourd’hui voir les premiers résultats d’un combat politique que l’on mène depuis plus de dix ans: même ceux qui parlent de « rayon paralysant » [le terme est employé par Jean-Luc Mélenchon qui considère que les accusations d’antisémitisme participent d’une guerre idéologique dont le but est de faire taire] à LFI sont obligés de concéder qu’il y a bien des expressions antisémites y compris à gauche. Ils vont faire des circonvolutions: « Oui, effectivement, marginalement…« . Nous sommes passés, à la suite d’un combat politique, du déni total à la concession pour minimiser l’antisémitisme. On n’est pas encore dans une reconnaissance totale, mais dans une situation où il y a une contre-offensive: à la fois il y a eu des avancées, il y a eu des reculs, et une adaptation du discours. La bataille politique n’est pas gagnée mais du monde s’organise pour essayer de la mener, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans.
JP Le débat public sur l’antisémitisme est très confus. Le RN, parti héritier de ses fondateurs pro-nazis s’invite à une marche contre l’antisémitisme, l’extrême droite raconte que l’antisémitisme est passé à gauche, une partie de la gauche dit que l’antisémitisme est une invention d’Israël pour l’empêcher de soutenir la Palestine, et pendant ce temps-là Benyamin Nétanyahou prétend qu’il est un nouveau Dreyfus et ridiculise la lutte contre l’antisémitisme! Pour s’y retrouver, nous tentons de rappeler que l’antisémitisme n’a pas de couleur politique et que, si le débat se cristallise à juste titre sur La France Insoumise, il n’a pour autant pas disparu à droite à et à l’extrême droite. Le ressentiment antijuif de Dominique de Villepin vaut bien celui de Jean-Luc Mélenchon.
FA Pourquoi LFI est si perméable à l’antisémitisme?
JP LFI est perméable à l’antisémitisme et s’y enferme à cause son populisme. Il s’agit d’un discours qui prétend qu’il existerait une « volonté du peuple » opposé à celui des « élites dominantes ». Ce discours est perméable au complotisme, au nationalisme exclusif, à des formes de rejet des Juifs du corps national. Mais c’est une dynamique globale qu’on retrouve à droite également avec les critiques néo-conservatrices de la société sur le mode complotiste. Dans la presse de droite, on lit que les responsables des crises actuelles seraient « Soros », le « wokisme », les instances supranationales qui menaceraient le national, qu’il y aurait des cultures importées qui mettraient en danger la « vraie » France, etc. On le voit de manière explosive aux États-Unis, on a l’impression que cela arrive en France aussi.
Il y a également une dynamique propre à la cinquième République où, à chaque fois que les gauches sont fortes, les droites se rapprochent de l’extrême-droite. On le voit en ce moment, en réaction à l’existence du Nouveau Front Populaire: d’un côté, une partie des Républicains a rejoint le RN, de l’autre l’ex-gouvernement Barnier, fait la synthèse entre la droite libérale, la droite nationaliste et les racistes totalement mûrs pour rejoindre un gouvernement d’extrême droite.
FA Pourquoi lutter contre l’antisémitisme doit aller de pair avec une connaissance de l’histoire de l’antisémitisme?
SD Nous sommes passés d’un antisémitisme majoritairement explicite, assumé, qui fait partie de la normalité politique avant la Shoah à un antisémitisme implicite, qui reste bien présent à une échelle de masse, profondément ancré culturellement, mais qui fonctionne, d’un point de vue politique, par appel du pied. Le principe d’un appel du pied est la référence cryptée, qui est comprise à la fois par les cibles et ceux et celles qu’on essaie de mobiliser contre les cibles et qui partagent cette culture. C’est une manière de contourner soit les législations antiracistes soit l’opprobre social, en activant les mécanismes du rapport social antisémite. Les personnes ciblées subissent les conséquences des discours, avec les actes qui vont avec.
Les Anglais appellent cela plausible deniability (le « déni plausible »): on peut, quand le discours est dénoncé, dire « Non, non, ce n’est pas ça, il y a méprise« . Cela permet d’éviter le fait d’être exposé. Cela permet l’ancrage dans une culture de masse. Comme une partie de cet antisémitisme contemporain emprunte des codes qui ne sont pas explicites, beaucoup de personnes peuvent s’y retrouver sans intention antisémite, mais cela participe d’un « bain culturel ». Il faut reconstituer cette histoire pour montrer ces appels du pied pour ce qu’ils sont. Cela permet de démasquer ceux qui les font. Cela permet de visibiliser ceux et celles qui, au-delà de l’intention, peuvent avoir recours à ces appels du pied sans nécessairement y voir une dimension antisémite, mais qui participent tout de même à la diffusion de ces discours.
L’histoire permet de restituer ce parcours mais aussi les fonctions historiques qu’a eu et que continue d’avoir l’antisémitisme. Pour les Juifs et les Juives, l’antisémitisme est une oppression raciste, mais il a aussi une fonctionnalité autre: dévier les colères populaires, devenir un outil de maintien de l’ordre colonial ou social. On essaie de dépasser la question de l’intentionnalité – qu’il ne faut pas négliger – pour parler des effets de l’antisémitisme, qu’il soit conscient ou inconscient.
JP Cette vision du monde qu’est l’antisémitisme se présente comme un discours de justice sociale. Quand un monsieur âgé se fait tabasser à la sortie de sa synagogue parce qu’on lui reproche de tuer des enfants palestiniens, cela n’a rien à voir avec la défense des Palestiniens mais tout à voir avec la « passion triste ». L’antisémitisme peut aussi fonctionner comme « outil politique ». On l’a beaucoup vu depuis le 7 octobre: les mains rouges sur le Mur des Justes, les étoiles bleues commanditées par la Russie… L’objectif de ces actions est d’augmenter le degré de ressentiment et d’exaspération dans la population, sur le dos des Juifs. C’est un outil de déstabilisation géopolitique, les Juifs sont uniquement un moyen pratique d’atteindre cette situation.
FA Comment, à travers l’Histoire, l’obsession de la représentation et de la représentabilité du Juif dans la société s’est-elle forgée? Pourquoi les Protestants par exemple, qui sont plus nombreux que les Juifs en France, ne sont pas l’objet d’une telle suspicion?
SD Ce n’est pas tout à fait vrai à toutes les époques! Charles Maurras par exemple, inclut les Protestants, aux côtés des Juifs, des francs-maçons et des étrangers dans les « quatre États confédérés de l’anti-France ». Les Juifs représentent cependant pour les antisémites la clé d’explication ultime du monde, parce qu’ils sont considérés comme la figure de l’altérité et du complot. Le même Maurras affirme ainsi dans L’Action française, le 28 mars 1911, que « Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie« . C’est ça, la force de l’antisémitisme: il propose une vision du monde tronquée mais totalisante, fondée sur la personnification de la domination par les Juifs, accusés de tous les malheurs du monde, définis comme « ennemis du genre humain« .
JP L’Église chrétienne se construit en opposition, comme altérité au judaïsme. Elle reconnaît les prophètes du premier monothéisme, l’histoire mythique de la création du monde et elle vient rajouter les témoignages de la vie de Jésus. Elle doit résoudre un certain nombre de paradoxes: pourquoi les Romains – qui ont diffusé le christianisme – ont-ils tué Jésus? Pourquoi les païens devraient se convertir au christianisme plutôt qu’au judaïsme? Pour un tas de raisons, le christianisme doit se démarquer du judaïsme, construire une altérité absolue. Cela prend les formes de l’antijudaïsme religieux, qui va structurer le discours chrétien dans toute l’Europe. Plusieurs accusations antijuives construites au Moyen Âge évoluent à l’ère moderne et se sécularisent. On persécute les Juifs non plus parce qu’ils refusent de reconnaître Jésus comme le Messie mais pour des raisons politiques, économiques et pseudoscientifiques. Le nationalisme français de la fin du XIXe siècle construit l’idée qu’il y aurait des parasites responsables des malheurs de la France: en haut, la finance internationale, la juiverie, les Rothschild, et en bas: les faux Français, le lumpenprolétariat. Cette vision se développe dans le socialisme comme une critique tronquée du capitalisme – nouveau système social remplaçant le féodalisme – jusqu’à l’affaire Dreyfus où il y a séparation entre les socialistes internationalistes et les socialistes nationalistes comme Drumont, auteur de La France juive.
FA Et aujourd’hui ?
SD Ce qui est nouveau, ce n’est pas tant la radicalité des discours antisémites, c’est la manière dont ces idées ont infusé au-delà de certains milieux. Depuis l’Après-guerre, ils étaient très majoritairement cantonnés à l’extrême-droite et à une petite partie de l’ultragauche. Depuis vingt ans, ils ont infusé dans une partie de la gauche radicale et de la sociale démocratie. L’influence du soralo-dieudonnisme a été majeure, en redonnant à l’antisémitisme son caractère de culture de masse. Il y a eu un aveuglement initial d’une grande partie de la gauche radicale, altermondialiste, vis-à-vis de l’antisémitisme de Dieudonné au début des années deux mille. Pendant longtemps, le discours était là, mais tant qu’il n’y avait pas eu la montée sur scène de Faurisson, l’affichage de Dieudonné avec Soral, il n’y a pas eu de dénonciation claire. Quand Dieudonné s’est ouvertement affiché avec l’extrême droite, il n’était plus possible de nier qu’il s’agissait bien d’antisémitisme, alors que le fond du discours était déjà là depuis de nombreuses années. Il faut également parler de l’influence de masse du soralisme, la socialisation politique – dans le sens d’un bain culturel – de beaucoup de monde à travers des vidéos qui ont eu des millions de vues, loin devant l’audience des organisations politiques classiques. Cela a construit une hégémonie culturelle de l’extrême droite antisémite, qui a influencé tous les courants politiques, jusqu’à la gauche.
JP On a vu par exemple Jacob Cohen, le « Juif d’exception » preferé d’Alain Soral, militer à l’UJFP et à Égalité et Réconciliation pendant plusieurs années, c’est un phénomène particulier.
SD En fait, l’effacement d’une approche en termes de classe, d’une analyse des rapports sociaux en termes matériel au profit d’une analyse fondée sur la dénonciation des « élites », d’un « système » jamais défini ou de la « finance internationale » en lieu et place de la bourgeoisie, a ouvert la voie à des lectures qui étaient des portes d’entrée possibles pour le complotisme et donc l’antisémitisme. Ces militants ont attrapé avec eux au passage des gens qui avaient été formés politiquement à une bouillie confuse, pas très généraliste, mais qui n’était pas suffisamment solide pour résister au mouvement complotiste.
FA Comment expliquer l’antisémitisme et l’antisionisme virulent – même s’ils ne sont pas toujours présents au même degré, mais ils sont souvent réunis – d’une partie de l’intelligentsia française?
SD Il faut distinguer les logiques de la critique du sionisme en tant que posture, et les critiques de fond du sionisme, sur des bases politiques. Les critiques du sionisme, si elles s’inscrivent dans une critique générale des idéologies ou des pratiques nationalistes sont légitimes. Je pense qu’une partie du monde intellectuel français ne fait pas une critique de fond du sionisme: ils performent une posture et ne sont pas dans l’angle de la discussion de fond politique, et ils sont aveugles à leurs propres biais nationalistes ou coloniaux. C’est une manière paresseuse d’aborder les contradictions.
JP Si on prend quelqu’un comme Frédéric Lordon [philosophe et économiste complotiste] par exemple, son premier point de bascule, c’est sa critique de l’anti-complotisme. Il ne critique pas le complotisme, mais il dit – grosso-modo – que le complotisme a été inventé par l’État pour tuer toute forme de contestation. Il prône donc une posture complotiste. Il prétend que l’accusation d’antisémitisme à gauche est un moyen de silencier les Gilets Jaunes, l’opposition au Pass sanitaire ou les soutiens de la Palestine, bref, tout ce qui est en opposition avec le gouvernement. Par ailleurs, il n’a aucune culture de la question juive: il est capable d’affirmer que « les Juifs se sont laissés mener à l’abattoir » pendant la Shoah et adhère à la théorie popularisée par Dieudonné « on parle trop de la Shoah » qui a à voir avec une forme de négationnisme banalisé. Le problème réside donc moins dans l’antisionisme que dans des formes très classiques d’antisémitisme. On fait un diagnostic équivalent pour le QG décolonial [média dirigé notamment par Houria Bouteldja] qui se prétend antisioniste mais qui est en réalité antisémite.
SD Oui, cela prend chez eux la forme d’un internationalisme tronqué, ce qu’on appelle dans le livre le « campisme », qui existait par exemple au sein du mouvement altermondialiste – qu’on ne peut évidemment pas réduire à cela. Ce sont des catégories perméables à une vision crypto-nationaliste du complotisme.
JP Oui, ils défendent l’idée qu’il y a de « bons » nationalismes et de « mauvais » nationalismes. Les « bons » sont ceux des peuples opprimés, colonisés, et les mauvais, dont fait partie le sionisme, sont mauvais. C’est de ce niveau-là.
FA D’où vient le mot « campisme », qui désigne l’idée que toute situation se réduit à deux camps – l’impérialisme et l’anti-impérialisme – et qui refuse qu’il y ait différents impérialismes qui s’affrontent?
SD C’est un terme utilisé au sein du mouvement ouvrier. D’un point de vue marxiste, c’est une manière de réduire à deux camps irréductibles tout positionnement politique, de nier les contradictions sociales et politiques internes aux sociétés, l’agentivité des acteurs politiques.
Le campisme plaque des grilles d’analyse qui datent de la Guerre froide au contemporain. Cela s’est particulièrement développé après la Chute du mur de Berlin: beaucoup de gens continuent de fonctionner avec ces catégorisations politiques anciennes. À leurs yeux, c’est comme s’il n’y avait plus que le camp occidental et ses alliés et « tout le reste ». « Tout le reste » est considéré comme l’incarnation de l’anti-impérialisme.
JP La nouvelle expression utilisée par la Russie est maintenant « Global majority » pour s’extraire des catégories géographiques autrefois utilisées (Nord contre Sud) et construire un front anti-USA et anti-européen. Dans notre livre, nous parlons aussi des campistes de droite qui prétendent expliquer les crises géopolitiques actuelles par un affrontement entre un « Occident civilisé » contre un « Orient barbare ». Dans cette théorie du choc des civilisations, il y aurait un bloc démocratique à défendre contre un bloc dictatorial à dompter. Cette vision ne s’appuie sur aucune réalité: Trump est à la fois l’allié de Poutine et de Nétanyahou. Le président russe est lui-même un allié de l’Iran qui mène la guerre à Israël via le Hamas et le Hezbollah. Nétanyahou et Poutine sont eux-mêmes en bons termes. Les campistes de droite ou de gauche empêchent la compréhension réelle du monde et rêvent d’un affrontement apocalyptique.
FA Dans cette perspective, que pensez-vous de l’utilisation systématique du drapeau palestinien dans des mouvements sociaux français qui n’ont pas de rapport direct avec le conflit israélo-palestinien?
SD Je pense qu’il y a une tradition de solidarité internationale dans les manifestations sociales qui explique la présence de ce drapeau. Personnellement, je préfère des manifestations sans aucun drapeau national, quel qu’il soit. Ce qui me dérange, ce n’est pas un drapeau qui exprime une solidarité internationale, mais c’est que les grilles d’analyses varient trop souvent selon les pays dont on parle. Il est à mon sens légitime de porter un regard critique très fort sur ce qui se passe avec la colonisation israélienne, mais il est tout aussi nécessaire de porter ce même regard critique, cette même grille d’analyse quand par exemple l’État Français est présent à travers son armée dans certains conflits ou certains pays avec des intentions troubles. Je revendique une grille d’analyse qui ne soit pas à géométrie variable, qui ne s’inscrive pas dans un « deux poids deux mesures » et surtout ne s’appuie pas sur des préjugés racistes ou antisémites.
Pour en revenir au drapeau, n’oublions pas non plus que l’État Palestinien aujourd’hui n’existe pas en tant que tel: le fait de brandir un drapeau n’a pas la même signification quand il s’agit du drapeau palestinien, c’est avant tout l’expression de la revendication d’un État pour un peuple qui en est privé.
FA Ce drapeau ne peut-il pas être perçu comme une déclaration d’hostilité, dans la mesure où il n’y a pas la même solidarité avec les mouvements sociaux israéliens?
JP De mon côté, je ressens un même malaise quand je vois un drapeau palestinien ou israélien. Brandir un drapeau peut vouloir dire trois choses différentes. Un, la solidarité avec le peuple et, dans ce cas-là, je n’ai aucun problème puisque je ressens la même empathie envers les victimes civiles, israéliennes ou palestiniennes. Deux, le soutien aux gouvernements des pays. Trois, l’affirmation nationaliste exclusive contre l’autre peuple. Un drapeau israélien ou palestinien peut signifier la paix ou la guerre, l’empathie ou la haine.
FA Quand Emmanuel Macron s’est exprimé après le 7 octobre et qu’il a interdit les manifestations de soutien au peuple palestinien, n’a-t-il pas mis en place une suspicion préétablie contre toute manifestation de soutien au peuple palestinien?
SD Si, cela a été dramatique et, à ce moment, il n’a pas été le seul à avoir concouru à la polarisation politique, à la mise en opposition de la lutte contre l’antisémitisme avec l’expression de la solidarité avec le peuple palestinien. Aujourd’hui, la complexité des positions n’est plus entendue, quel que soit l’endroit où on se situe.
FA En page 268 de votre livre, vous évoquez le “rayon paralysant” régulièrement réclamé par Jean-Luc Mélenchon face aux accusations d’antisémitisme: « Combattre l’antisémitisme ne signifie pas valider les orientations politiques des personnes qui en sont victimes, mais simplement qualifier les faits pour ce qu’ils sont« . Pourquoi, à votre avis, les Insoumis se sont-ils autant éloignés des faits?
JP Il y a polarisation entre lutte contre l’antisémitisme et soutien à la Palestine. Jean-Luc Mélenchon dit, à propos de la manifestation du 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme: « Ceux qui iront marcher contre l’antisémitisme soutiennent les massacres à Gaza« . Selon lui, on ne peut pas lutter contre l’antisémitisme et être solidaires des Palestiniens victimes de la guerre à Gaza. C’est non seulement faux mais, en plus, cela a des effets catastrophiques. Le raidissement de la France Insoumise vis-à-vis de la lutte contre l’antisémitisme, nous l’analysons au prisme de ce discours civilisationnel, qui structure tout le débat géopolitique. Il y aurait les Juifs et Israël du côté de l’Occident, engagés dans une guerre apocalyptique avec ce qui est vu comme « l’Orient ». À ce jeu-là, participent également les droites européennes prônant la thèse de ce « Nouvel antisémitisme » qui le voient comme un affrontement entre l’Occident « judéo-chrétien » et l’Orient barbare; mais aussi les extrêmes droites de l’Islam politique (l’Oumma islamique contre l’Occident), qui prônent cette même vision, en miroir. Et la gauche, plutôt que de proposer autre chose, de rompre avec une grille de lecture fondée sur la théorie frauduleuse du « choc des civilisations », se positionne du côté qui se présente comme « anti-occidental ».
SD C’est un jeu d’acteurs qui se positionnent de manière opposée, mais qui, en réalité, se renforcent mutuellement: en cautionnant ces catégories de pensées, chacun renforce la catégorie idéologique qu’il soutient. Historiquement, le courant progressiste au sens large proposait une autre vision qui permettait de sortir de cette opposition factice et de la dépasser, mais une partie de ce courant a malheureusement cessé de proposer ce dépassement. Celles et ceux qui partagent ce renoncement ont baissé les armes devant l’hégémonie d’une vision civilisationnelle du monde.
JP Il y a un enjeu à changer ces grands récits, et à proposer autre chose.
FA Comment envisagez-vous l’avenir des Juifs de gauche qui, eux, dépassent ces catégories réductrices mais ont du mal à exister dans le paysage politique actuel?
JP Je dirais qu’aujourd’hui il y a plusieurs secteurs où il est compliqué d’exister pour ces personnes: il y a la culture, les milieux LGBT, le milieu étudiant. Je pense que dans la jeunesse, il y a beaucoup d’espoir: on l’a vu quand le collectif Golem est intervenu à Sciences Po Menton avec [le syndicat] Solidaires et, plus généralement, je trouve mes interventions à l’université très constructives, il y a un besoin et une envie de discuter autour de tous ces sujets.
Il y a aussi des gens qui veulent se poser des questions. Notre possibilité à vivre avec les non-Juifs repose sur notre capacité à maintenir le dialogue. Plus on va entrer dans des attitudes de postures défensives et de repli communautaire, et plus le phénomène va s’amplifier. Face à l’antisémitisme qui augmente, on a envie de rester entre nous, mais il faut lutter contre cette tendance. La plupart des gens que je forme se disent antisionistes. Ils disent: « Je suis contre Nétanyahou, Nétanyahou c’est le sionisme, donc je suis anti-sioniste« . Lorsque les acteurs publics affirment « l’antisionisme est un antisémitisme« , ils entendent « la critique de Nétanyahou est antisémite« . Le dialogue devient donc impossible, il faut comprendre les pensées de l’autre pour qu’il comprenne les nôtres. Définir les termes permet de dissiper la confusion. Distinguer la critique politique légitime de la démonologie permet de casser la mise en opposition à l’œuvre et d’ouvrir le dialogue.
SD Cette discussion, si elle se fait sur des bases rationnelles, ne peut produire qu’un élargissement de la paix et de la justice sociale. Il y a des flux et des reflux politiquement. Ce n’est pas parce qu’il y a eu faillite qu’on ne peut pas retravailler cette articulation et armer de nouveau la gauche contre l’antisémitisme. Mais il y aura un bilan à faire: chaque fois que ce bilan n’est pas fait, il y a une explosion de l’extrême droite, une augmentation des actes racistes, un repli et une marginalisation des communautés victimes de racisme.
Jonas Pardo est directeur de l’association Boussole antiraciste. Il crée et anime des formations à la lutte contre l’antisémitisme auprès de collectifs, d’associations, de syndicats, de médias et de partis politiques.
Samuel Delor est enseignant et militant syndicaliste ayant des responsabilités au niveau interprofessionnel et professionnel à la CGT.
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