Mais que fait-il là ? Au soir du Séder de Pessah, alors que nous sommes réunis en famille et entre amis pour célébrer le banquet mémoriel, et que l’on vient tout juste d’entamer la partie narrative de la veillée, on tombe nez à nez avec ce vil personnage qui a tout de l’intrus. Vous l’avez reconnu, je parle de l’enfant rasha, le « méchant ». La Haggada – ce livret concocté par les rabbins de l’Antiquité, qui définit les rites et les récits forgeant la mémoire collective de la sortie d’Égypte – le dépeint comme l’un des quatre types d’enfant présents autour de la table. Tous semblables et si différents. Que va-t-on leur raconter ce soir d’entre tous les soirs ou, plutôt, comment leur retracer cette histoire improbable pour qu’en chacun d’eux, néanmoins, elle fasse sens ? C’est la question pédagogique par excellence. Quelle illusion pour le parent de se figurer que pour transmettre les valeurs et la mémoire ancestrale, ne point faillir à son devoir, il suffit de se tenir au plus près de la partition.
Par-delà le propos, il faut encore l’à-propos, l’adéquation entre le locuteur et l’auditeur, l’angle sous lequel l’archer peut espérer faire mouche ! Déjà « l’enfant sage », érudit ou instruit, donne bien du fil à retordre au parent pour se hisser à la hauteur de son questionnement. Il pointe nos lacunes, les questions irrésolues. L’enfant « simple », niais ou intègre, ne semble poser aucun problème. Mais c’est là tout le problème. Comment le sortir de ses confortables évidences et convenances pour l’éveiller au sublime et à l’insolite ? Avec « l’enfant qui ne sait pas poser de question », c’est encore une autre paire de manches. Comment l’arracher à son indifférence, à sa dissipation, à ses écrans ? Son apathie nous désarçonne. Et il fallait encore qu’à ces trois défis laborieux s’ajoute le plus déconcertant. Que faire avec cet enfant « méchant », rebelle et revêche, qui aboie et vous rabat toute joie ?
Partant d’un verset de l’Exode où un enfant interroge son parent sur le rituel relayant la mémoire de la sortie d’Égypte, en disant « Qu’est ce culte pour vous ? », la Haggada souligne tout le sous-entendu de ce pour vous. Je paraphrase : « “pour vous” mais non pour moi ; je n’ai que faire de vos histoires à dormir debout, je n’ai cure de vos salades et autres condiments, de vos bondieuseries, de cette funeste identité à laquelle je ne puis m’identifier… » Qu’est-ce qui ne va pas ? Que s’est-il passé pour que notre bel enfant s’inscrive, cyniquement et brutalement, en rupture avec la chaîne immémoriale des générations ?
Le premier réflexe qui trouve un puissant écho depuis les textes rabbiniques les plus anciens est de le rudoyer. La Haggada elle-même dit : « puisqu’il s’est exclu de la communauté et qu’il a renié la Racine, “agace-lui les dents”, et de citer le verset : “C’est pour cela que Dieu a agi ainsi pour moi, lorsque je suis sorti d’Égypte” 2. “Pour moi” (est-il écrit) mais non pour lui ! » Pour le midrash ancien de la Mekhilta 3, puisqu’il veut s’exclure, qu’on l’exclue ! Pour Rachi 4, on le douche d’une pluie de versets exprimant le courroux divin. Apparemment, la consigne de lui « agacer les dents » sonne comme une correction qu’il conviendrait de lui flanquer pour s’être montré indocile et insolent. Mauvaise lecture : « Agacer (hakhot) les dents », dans le langage biblique, ne revient pas à « briser (shavor) les dents » 5. La locution renvoie au fameux adage prophétique : « Les parents ont mangé du verjus (raisin immature) mais ce sont les dents des enfants qui en ont été agacées. 6 » Le sens est que la génération précédente a commis des fautes, mais c’est la suivante qui en éprouve l’aigreur. Le prophète veut convaincre que l’on peut conjurer le sort funeste si l’on cesse de consommer le verjus. Mais on peut également en déduire, comme semble l’indiquer la Haggada, qu’éprouver le désagrément de l’acidité peut être un facteur de ressaisissement, pour ne plus commettre les mêmes erreurs et enrayer ainsi la malédiction.
Pour s’en convaincre, penchons-nous sur le sens symbolique de deux ingrédients que l’on consomme rituellement, associés l’un à l’autre, au soir du Séder. Les herbes amères rappellent l’amertume que nos ancêtres ont connue en Égypte. Selon l’instruction talmudique, il s’agit de prendre conscience du piège que représente la protection illusoire d’un régime autoritaire. On privilégie la consommation de la laitue, nous dit-on, car son goût est doux mais son arrière-goût est amer 7… L’amertume ressentie suscite en nous le double devoir de nous défaire de la servitude et de ne pas l’infliger à d’autres : « Tu n’opprimeras pas l’étranger ; vous connaissez l’âme de l’étranger car vous l’avez été en Égypte » 8. Le second ingrédient est la harosset, cette sauce ou pâte qui doit servir d’édulcorant à l’herbe amère. Selon une des consignes talmudiques 9, elle doit être aigre-douce comme la pomme. Or l’aigreur (hakhaya) est désignée ici par la même racine que celle de l’agacement des dents. Autrement dit, en y trempant l’herbe amère que l’on consomme, il s’agit de générer chez l’enfant rebelle qui sommeille en chacun de nous une double sensation : d’une part, l’avant-goût acerbe du désastre auquel on s’expose par l’ingratitude et le déni de soi ; d’autre part, la douceur comme moyen de briser l’amertume, jusqu’à la sublimer. Aigreur de délivrance contre amère déliquescence ; douceur de liberté contre quiétude aliénée. Tel est l’antidote, le double remède au propos désabusé de l’enfant rebelle. Réveiller ses sens pour redonner du sens, lui faire goûter la saveur exaltante de la responsabilité. La harosset – divine recette – est le mets le plus exquis et le plus subtil du Séder.
L’enfant rebelle, c’est l’histoire bien connue du repoussoir, de l’exutoire. Dans les commentaires (et l’iconographie) de bien des haggadot, le rasha y est dépeint, au gré des aléas, comme l’apostat, le communiste, le bourgeois, le réformiste… Mais si, au lieu d’être sèchement dénigré, il méritait mieux, mieux que la charge de toutes nos frustrations ? S’il est devenu bouc émissaire, n’est-ce pas parce qu’il révèle la sourde rébellion qui gronde en nous-mêmes ? Et si les rabbins l’avaient installé à notre table du Séder pour que sa question soit écoutée ? Et si, in fine, sa véritable vocation était d’agacer les dents de tous ceux qui, autour de la table, sont si confortablement accoudés sur leurs habitudes et certitudes qu’elles en dissimulent l’Égypte dont précisément il s’agit de se délivrer ? Comment ne pas entendre alors le propos stupéfiant du Rav Abraham Isaac Kook 10 : « Le reniement a sa légitimité : il permet de purger la foi des aberrations dont elle est entachée. Telle est la raison même de son jaillissement ».
1. Rabbin de la communauté massorti Adath Shalom, auteur de La Haggada aux 4 visages, avec les peintures de Gérard Garouste.
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2. Exode 13,8.
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3. Mekhilta de-Rabbi Yichmaël, Bo, 17.
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4. Sidour Rachi § 392.
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5. Psaumes 3,8.
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6. Jérémie 31,28 ; Ézéchiel 18,2-4.
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7. TJ, Pessahim 2:5.
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8. Exode 23,9.
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9. Pessahim 116a.
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10. Orot, p. 126.
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