PRÉAMBULE
La question du mariage mixte est, doit être, une question douloureuse. Sauf pour qui a déjà acté que l’assimilation, la dissolution, la porosité, était le devenir final et naturel du peuple juif, c’est une question qui se pose, sans honte. Pour le Juif orthodoxe, c’est pourtant une question aporétique. Il a bien une réponse, simple, tranchante, claire comme peut l’être une règle de droit, mais cette dernière est bien souvent indicible et inaudible selon les paradigmes éthiques de l’époque. Cette réponse est aussi fragile à plusieurs égards : elle a vite fait de se grimer en sa propre caricature et se teinter de vulgarité, d’indécence, voire de racisme. Et puis, elle va à contre- courant de la réalité statistique à qui elle oppose une voix faible, celle du sermon qui n’est plus incarné par une existence. En un mot, le mariage mixte constitue la pierre d’achoppement de l’universalisme juif. Toutes les tentatives apologétiques de prouver que le judaïsme était bien un universalisme se sont heurtées à cette limite concrète. Vouloir subsister en tant que peuple, en tant que groupe, c’est-à-dire en tant que groupe distinct des autres, c’est faire passer les contorsions philosophiques des semi-habiles pour ce qu’elles sont : de bancales constructions conceptuelles. Si les réponses sont impossibles – le judaïsme n’est pas un universalisme, mais qui voudrait être un particularisme ? – peut-être faut-il alors dissoudre ce paradigme de l’universalité comme horizon indépassable d’un rapport éthique à l’autre, aux autres, et jeter cette alternative universalisme/ particularisme qu’on – le Paulinisme – nous a imposé sans que nous n’en soyons à l’origine. La forme que prend ici cette réflexion est celle du collage, du palimpseste, du rapprochement de textes, essentiellement littéraires. On n’a pas encore fait mieux que la littérature pour poser les questions qui font mal, sans blesser personne.
Méthode. Fragments de textes préalablement donnés – cela s’appelle citation. L’axiome du choix permet donc l’assemblage d’un texte constitué uniquement de citations. Il permet aussi, c’est évident, de citer des textes inexistants : ce sont alors des textes écrits exprès et pour l’unique raison d’être cités.
Notre enfant sera Français, Israélien et Libanais, juif par sa mère, chrétien par son père et, je l’espère secrètement, athée. Nil m’avait dit un jour : « Votre seule solution pour le Liban est de vous marier entre vous, chrétiens avec druzes, sunnites avec chiites, et ainsi de suite. » Je me permets de reprendre sa solution. Pour résoudre le conflit israélo-arabe, nous devrions nous marier entre nous, baiser dans tous les sens et faire des enfants par milliers. Ils n’auront qu’à se débrouiller et trouver quoi faire de nous après. La paix ne viendra que par l’amour.
Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament. À qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre.
Ainsi, d’une manière ou de l’autre, toujours l’abolition, toujours l’effacement des diversités nationales au sein d’une apathie universelle ou d’un empire universel. Et pourquoi ? Parce qu’un côté manquait absolument au christianisme, le côté social, le côté politique, soit à cause de sa morale outrée, exclusive, soit à cause de ses aspirations ultra-mondaines qui allaient incessamment se réaliser ; parce qu’à côté de sa morale sociale, il n’avait point une justice sociale ; qu’à côté d’un autel, il n’élevait point de trône, ou bien il absorbait, il éclipsait le trône par l’autel.
Revendiquer un message déjà tombé dans le domaine public, est une prétention démentie par tout l’élan qui, depuis cent cinquante ans, porte le judaïsme vers l’assimilation et où la religion, se rétrécissant de plus en plus, se borne à un culte incolore des ancêtres.
« Qu’en pensez-vous, honorable Alexander », demanda Elisha, désireux de confier à quelqu’un ce qu’il avait sur le cœur, que la personne soit vivante ou morte. « Ils ont raison, non ? On ne peut pas renier purement et simplement une famille que l’on chérit et jeter aux orties deux mille ans de tradition parce que l’entrejambe nous démange ou qu’un concept nous dérange. »
« Et c’est reparti! Le danger de l’assimilation.
C’est un vrai danger. Les mariages mixtes vont signer l’arrêt de mort de la communauté juive américaine. Il y a moins de Juifs dans le monde aujourd’hui qu’avant la Seconde guerre mondiale. »
Cette prophétie apocalyptique n’avait rien de nouveau. « Le problème s’est déjà posé par le passé, objecta Elisha, et nous avons survécu. »
« Non, il y a quelque chose de nouveau en Amérique, répliqua son oncle. Ce ne sont plus seulement les Juifs qui sont prêts à épouser des Gentils. Ce sont les Gentils qui sont prêts à épouser des Juifs.
Et c’est très bien. Tout le monde épouse qui il veut dans ce pays. Si les catholiques américains se mettent à épouser des luthériens en masse et à élever leurs enfants dans le luthéranisme, il y aura toujours des centaines de millions de catholiques dans le monde. Mais nous, les Juifs, nous sommes trop peu nombreux. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre nos enfants. »
Tu ne donneras pas à Hitler une victoire posthume en laissant mettre en danger une nouvelle fois la survie du peuple juif.
Bien, bien, maintenant, exhibez-moi, cher Emil, si elle existe, la différence entre votre 614e commandement, le non écrit, celui dont la source est Auschwitz et ces phrases odieuses, misogynes et racistes d’un triste sire, Rabbin devenu star de la fachosphère ?
Pire que la Shoah, le gaz poison de Christine. Les blondes, armes de destruction massive.
Une réponse possible, en nuances : Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres.
Le patriotisme est un sentiment de l’ancienne loi qui, théoriquement, n’a point de place dans la nouvelle ; et le jour où l’Évangile a été prêché aux Gentils, il a été, en principe, le dernier jour des nationalités.
La morale chrétienne n’est que charité, elle est la femme célibataire, la religieuse, la nonne avec toutes ses vertus et tous ses vices, ses hallucinations et ses passions ; mais comme la Tsedaka ou charité kabbalistique, séparée de son époux qui est le Verbe, la justice, se perd par son excès même, et pour n’avoir voulu être que charitable se condamne à être moins que juste, de même la charité chrétienne, pour avoir dédaigné sa compagne naturelle, la justice, a été condamnée à se charger elle-même de son ministère ; non plus selon les règles invariables du juste, mais selon les entraînements, les caprices de l’amour, de la passion, qui en viennent parfois jusqu’à imposer à l’objet aimé ce qu’on croit le salut, le bonheur, la gloire, quand on n’est pas assez éclairé pour en apprécier la valeur.
Les caprices de l’amour, la stabilité des Textes, l’amour de l’étude. Cercle.
Son père serait toujours son professeur préféré. Une double bénédiction, laissant présager une angoisse redoublée. Mais pour l’instant, tous deux se rejoignaient dans la psalmodie propre à la lecture des textes rabbiniques ; et ils ne tardèrent pas à se laisser emporter par les riches harmonies des quatre coudées de la Torah, où plus rien d’autre n’avait d’importance – ni la politique, ni les nattes chinoises, ni les payès, ni même une jeune femme avec une seule fossette.
Sources :
Sabyl Ghoussoub, Le nez juif, L’Antilope, 2018; Joshua Halberstam, Une place à table, L’Antilope, 2018; L’Évangile selon Luc; Emil Fackenheim, La présence de Dieu dans l’Histoire, Verdier, 2005; Elie Benamozegh, Morale Juive, Morale chrétienne, In Press, 2000 ; Ron Shaya, vidéo « Les Blondes, Armes de destruction massive »; Romain Gary, Pour Sganarelle, Gallimard, 1965, Imre Toth, Palimpseste, PUF, 2000; Levinas, Être Juif, Rivages 2015; Virgile, L’Enéide.
Merci à Alexandre Journo pour sa relecture et ses suggestions