On nous dit que c’est dans la petite ville de Würzburg que tout commença.
À la Pâque 1147, des Juifs sont accusés d’avoir tué un enfant chrétien. On rapporte qu’ils l’auraient fait pour extraire le sang de la victime et afin de l’utiliser à des fins cultuelles et rituelles
Pour comprendre pareilles accusations, revenons un demi-siècle en arrière, comme nous y invite l’historien Yisrael Yuval. Le long de la vallée du Rhin, le départ pour la Première Croisade s’accompagne de violents pogroms antijuifs. Se sachant condamnés, plusieurs Juifs préfèrent alors tuer leurs enfants de leurs propres mains, plutôt que de les laisser à un sort incertain, entre l’épée et la croix.
Mourir ou trahir. De Massada aux croisades, voilà un choix que nombre de juifs ont dû affronter. Il nous en reste des visions d’horreur et quelques tkhnines, ces poèmes yiddish déchirants, souvent l’œuvre de femmes 1. Aux femmes, justement, ces légendes urbaines ont souvent fait la part belle, à l’image de Hannah, cette mère dont l’histoire rapporte qu’elle préféra égorger ses quatre enfants plutôt que de les laisser capturer 2.
Parmi les Chrétiens, la rumeur enfle peu à peu : si les Juifs sont capables de tant de cruauté envers leurs propres enfants, quel sort pourraient-ils réserver aux nôtres ? Ne proclament-ils pas, d’ailleurs, au soir de leur séder : « Répands ta colère sur les peuples qui ne te connaissent point, sur les empires qui n’invoquent pas ton Nom ! Car ils ont dévoré Jacob et fait une ruine de sa demeure » 3 ?
C’est donc, à en croire le Pr Yuval, dans l’effroi que leur inspirent ces actes de désespoir que les Chrétiens construisent cet étrange fantasme de « crimes rituels » commis par des Juifs. Cette thèse, qui analyse l’absurdité des accusations de crimes rituels sous la double casquette du trauma et de la projection, semble frappée d’un effrayant bon sens. Elle n’épuise pourtant pas toute la vérité. Car on ne saurait saisir l’entière signification de ces accusations sans considérer leur dimension idéologique et religieuse et en les réduisant à la simple formulation d’une crainte devenue fantasme.
À la même époque éclate, en effet, l’affaire Norwich. Nous sommes en Irlande, bien loin des pogroms rhénans. Maître Bénédicte accuse les Juifs de Norwich d’avoir circoncis son fils Edward « pour en faire un des leurs ». Dans un brillant ouvrage paru récemment 4, Paola Tartakoff replace cet événement dans le contexte du XIIIe siècle, témoin d’une confrontation entre Juifs et Chrétiens, où se succèdent enlèvements, baptêmes et apostasies chrétiennes. Si l’affaire du petit Edward renferme tout cela à la fois, c’est, selon Paola Tartakoff, parce qu’il est fort probable que la mère de l’enfant fut juive, raison pour laquelle la communauté avait à cœur de le circoncire. La rumeur enfle, et les chroniqueurs n’hésitent pas à grossir le trait. On dit vite que l’enfant n’a pas été simplement circoncis, mais qu’on a bel et bien cherché à le « sacrifier ».
C’est cette version qui va se propager parmi les chroniqueurs d’Europe, jusqu’à l’affaire Simon de Trente en 1475, qu’on prétend avoir trouvé mutilé sexuellement et… crucifié.
Ces rumeurs se répandent ailleurs et ce n’est pas un hasard, ainsi que le remarque Simon Dubnow, que ce soit dans la très pieuse République des Deux Nations (Pologne-Lituanie) que les accusations de crimes rituels prolifèrent le plus, entre la fin du xviie siècle et le début du xviiie. C’est que la polémique est éminemment religieuse : tous les ans à Pâques, les Juifs ne rejouent-ils pas la passion ?
Il n’a pas échappé aux accusateurs que les Juifs célèbrent au même moment une Pâque d’un autre genre. On dira alors qu’ils récupèrent le sang d’enfants sacrifiés pour en faire du pain azyme, ou encore que les hommes juifs l’ingurgitent pour compenser les pertes de sang causées par leurs règles 5, mêlant discours misogynes sur l’impureté des femmes et légendes antisémites.
L’accusation de crime rituel est, en cela, un microcosme de toute théorie du complot : elle repose sur une inversion. Les victimes sont des bourreaux déguisés. Le judaïsme, dont l’acte fondateur est justement le rejet du sacrifice humain, se voit accusé de sacrifier, à chaque Pâque venue. D’ailleurs, la consommation de sang est strictement proscrite par les règles alimentaires juives, quand l’eucharistie proclame, elle : « Buvez, ceci est mon sang ». L’historien britannique Hyam Maccoby y voit comme une projection de la culpabilité des Chrétiens : la mort de leur Sauveur est nécessaire à leur Salut… En rejetant la culpabilité de sa mort sur les Juifs, ils tenteraient, en quelque sorte, de se délester de la leur.
Mais revenons à Trente. La veille du Vendredi Saint, un enfant de deux ans disparaît. Là encore, les Juifs sont suspectés, d’autant que l’enquête conduit, le dimanche pascal, à retrouver le corps du petit Simon près de la maison d’un certain Samuel… C’est toute la communauté juive qui est arrêtée, confessant sous la torture avoir tué l’enfant à des fins rituelles. Les médecins déclarent que l’enfant est en effet mort saigné… Une quinzaine de hauts représentants de la commune sont brûlés vifs et l’on voue un culte à l’enfant martyr, devenu Saint-Simon-de-Trente.
Des accusations de meurtres rituels, l’Europe – et, plus tard, dans une moindre mesure, le monde arabe – en ont produit des milliers. Songeons, dans ce second cas, à l’Affaire de Damas qui, en février 1840, connut un retentissement si important qu’elle suscita une mobilisation internationale afin d’établir l’innocence des accusés.
Mais ce qui rend l’affaire de Trente singulière, c’est sa récente postérité. En effet, en 2007, un historien de l’université de Bar-Ilan publie un livre 6 controversé dans lequel il proclame que certains Juifs se seraient bien rendus coupables des crimes dont on les accuse. Exhumant certaines pratiques médicinales médiévales attestées en Allemagne, Toaff défend que certains Juifs, animés par un désir de vengeances contre leurs oppresseurs, auraient en effet prélevé du sang d’enfants chrétiens pour en faire des onguents ou des potions.
Devant le scandale suscité par sa thèse, et les critiques méthodologiques du monde académique, Toaff revient sur sa position et retire son livre de la circulation.
Toaff se serait-il laissé séduire par les discours conspirationnistes ? Yuval tombé dans le piège du victim-blaming ?
Faut-il au contraire se réjouir de l’assurance dont témoigne cette témérité ?
L’introspection est gage d’une maturité que seule la sécurité autorise, et il n’est pas anodin que ces nouvelles réévaluations voient aujourd’hui le jour en Israël, loin des craintes de représailles des Nations.
Loin ? Peut-être pas tant que cela.
Dans la bande de Gaza, il y a 20 ans, mourait sous les balles le petit Mohammed al Durah, prit avec son père dans un échange de tirs entre Palestiniens et Israéliens. Les conditions de sa mort n’ont jamais été tout à fait élucidées et ont donné lieu à de violentes controverses. Réveillant le souvenir des accusations de meurtres rituels, certains n’ont pas hésité à formuler des suspicions de mise en scène morbide à l’encontre des journalistes ; prouvant, s’il le fallait, que le spectre du complot, lui, ne meurt jamais.
1. À rebours des prières et dévotions, récitées par les hommes dans une langue sacrée, les tkhines abordent, en langue vernaculaire, les expériences personnelles de femmes juives (du mariage à l’accouchement en passant par la nidda et la préparation de la hallah). Les tkhines connaissent une grande popularité du xviie au xixe siècles (une première anthologie, le Seyder Tkhines, est ainsi publiée à Amsterdam en 1648).
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2. Shmuel Shepkaru, Jewish martyrs in the pagan and Christian worlds. Cambridge University Press, 2006, p. 296. Cette histoire fait écho à celle d’une autre Hannah, dans le livre des Maccabées, qui encouragea ses sept fils à choisir la mort plutôt de transgresser la loi.
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3. Psaumes, 79,6-7
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4. Paola Tartakoff, Conversion, Circumcision, and Ritual Murder in Medieval Europe. University of Pennsylvania Press, 2020.
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5. L’écrivain américain Bernard Melamed déconstruit ce mythe dans L’Homme de Kiev.
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6. Ariel Toaff, « Pasque di sangue. » Ebrei d’Europa e omicidi rituali, Bologna 2 (2007).
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