La salle d’attente d’un centre de procréation médicalement assistée, au cœur de Manhattan. Il est 7 h 45 du matin, un jour de semaine, une dizaine de femmes attendent comme moi leur rendez-vous pour une insémination, ou une prise de sang et une échographie qui confirmera ou non une grossesse fortement désirée, avec assistance médicale. Nous avons presque toutes entre 35 et 40 ans, professionnellement actives d’après les tenues vestimentaires – tailleurs, talons et cartable – et l’heure matinale. Il faut aussi casser sa tirelire, car les traitements ne sont pas remboursés par l’assurance-maladie américaine.
Je fais partie des SMC, les single mothers by choice ou « mères célibataires par choix » qui ont choisi un donneur via une banque de sperme en ligne après avoir étudié des dizaines de profils. La clinique est spécialisée dans les traitements hormonaux, les inséminations intra-utérines et les fertilisations in vitro. Mais il n’y a pas que des femmes venues seules dans cette salle d’attente, il y a aussi des couples qui ont de la peine à procréer. Et parmi eux, une proportion visible de Juifs orthodoxes arrivés de tout droit de Brooklyn.
Contrairement au profil des femmes dont je fais partie, ces couples sont très jeunes – une vingtaine d’années – et on sent qu’ils ne considèrent pas cette visite à la clinique de fertilité comme un rendez-vous que l’on case avant d’aller travailler. On lit une certaine appréhension sur leurs visages poupins, comme si l’injonction « Croissez et multipliez » faite à Adam et Ève leur pesait. Et elle doit leur peser lourdement, pour qu’ils quittent leur shtetl de l’autre côté de l’East River pour consulter l’un des deux médecins de la clinique – un Italien abondamment tatoué et une Russe un peu froide. Ils ne viennent pas à l’insu de leur rabbin mais très probablement sur sa recommandation.
J’ai moi aussi étudié les sources juives avant d’entreprendre cette aventure en solo. Elles sont nombreuses et permettent une application contemporaine de notre tradition pour toutes les étapes du processus pour une femme sans partenaire ou un couple marié souffrant de stérilité. Ainsi, plusieurs rabbins orthodoxes encouragent des femmes seules à devenir mère, mais les engagent à choisir un donneur de sperme connu, afin d’éviter les risques d’unions entre enfants issus du même donneur anonyme. Il faut donc choisir un donneur « ouvert », qui accepte d’être contacté par les enfants quand ils atteignent l’âge de 18 ans. Certains rabbins conseillent même de choisir un donneur non-juif. Une autre recommandation pour les futures mères seules et de faire connaître leur projet publiquement au sein de la communauté, afin de désamorcer toute rumeur sur l’origine de la grossesse et de préserver la réputation de la femme.
Il existe aussi plusieurs rituels nouveaux pour les femmes cherchant à procréer : des bénédictions particulières, une immersion au mikvé avant une insémination, des prières liées à la nouvelle lune ou des études rappelant les grandes figures bibliques qui ont fini par enfanter après bien des difficultés – Sarah, Rebecca, la mère de Samson et Hannah. Ces innovations liturgiques sont d’ailleurs accompagnées de prières pour les cas où la fertilisation ne prendrait pas, lors d’une fausse couche ou quand il faut faire son deuil d’une descendance biologique.
Revenons à notre couple orthodoxe de Brooklyn. Si leur désir d’enfant est aussi vif et légitime que chez les femmes seules, il répond aussi à des pressions religieuses et sociales indéniables : au désir s’ajoute la nécessité d’avoir des enfants, au pluriel souligné trois fois. Si ces couples fréquentent des cliniques pratiquant la PMA et la GPA, c’est que la question brûlante de la reproduction et de la
filiation juive préoccupe les rabbins depuis que cette technologie existe. Comme sur d’autres sujets bioéthiques contemporains, ils ont dû étudier, questionner et statuer sur diverses situations où le désir d’enfant ne pouvait se réaliser sans assistance médicale : donneur de sperme et donneuse d’ovocyte (et les questions inhérentes à la religion du donneur ou de la donneuse), mère porteuse (et sa religion), insémination intra-utérine ou fertilisation in vitro.
Les rabbins américains ont été devancés dans leur réflexion par les rabbins israéliens, qui doivent donner des réponses halakhiques à la politique nataliste de l’État d’Israël. Pour les Juifs israéliens, les motivations de faire des enfants sont nombreuses et variées : « remplacer » les six millions de victimes juives de la Shoah, faire contrepoids à la démographie arabe dans la région, soutenir l’État d’Israël avec des forces vives, ou par tradition familiale de nombreux rejetons. Mais comment parvenir à ce but quand les problèmes de fertilité sont de plus en plus aigus ? Précisément en mettant la technologie reproductive au service de la procréation. Comme le montre l’anthropologue américaine Susan M. Kahn dans son étude Reproducing Jews : A Cultural Account of Assisted Conception in Israel publiée en 2000, une conjonction de forces politiques, sociales et religieuses a donné un accès généralisé aux technologies de reproduction en Israël. C’est ainsi que l’assistance médicale est prise en charge par le ministère de la santé, du prélèvement et de la congélation des ovocytes et du sperme, jusqu’aux inséminations, fertilisations in vitro et implantations dans l’utérus de mères porteuses. Les autorités rabbiniques ont des représentants dans les cliniques pour superviser certaines opérations, comme un mashgiakh supervise la kasherout en cuisine, et même prodiguer des conseils sur le choix du donneur, par exemple.
Depuis plusieurs années, Israël est le pays qui possède le plus grand nombre de cliniques de procréation médicalement assistée par 100 000 habitants et qui effectue le plus grand nombre de fertilisations in vitro par an. Depuis les années quatre-vingt-dix, les horizons de la procréation se sont ouverts à celles et ceux dont le désir de maternité n’était pas assouvi.
Dans son dernier documentaire autobiographique, Petah Tiqvah, la réalisatrice israélienne Yael Reuveny, qui vit à Berlin, exprime le double sentiment de culpabilité qui l’habite : le fait d’avoir quitté
Israël depuis quinze ans, et le fait de n’avoir pas eu d’enfant. Son malaise est d’autant plus compréhensible quand on comprend les pressions venues de toutes parts pour que les Israéliens fassent des enfants, qu’ils soient de droite ou de gauche, orthodoxes, libéraux ou laïcs, seuls ou en couple, des métropoles ou de la périphérie. Toutes les futures mères juives sont soutenues dans leur mission.
Le docteur italien tatoué m’a aidée à remplir la mienne.