Santiago amigorena, Histoire de nos silences

Grand entretien avec Santiago Amigorena, auteur de Le Ghetto Intérieur.

« Vicente Rosenberg est arrivé en Argentine en 1928. Il a rencontré Rosita Szapire cinq ans plus tard. Vicente et Rosita se sont aimés et ils ont eu trois enfants. Mais lorsque Vicente a su que sa mère allait mourir dans le ghetto de Varsovie, il a décidé de se taire.Ce roman raconte l’histoire de ce silence – qui est devenu le mien. »

Quatrième de couverture du Ghetto intérieur de Santiago H. Amigorena, paru chez P.O.L en août 2019.

© Orit Hofshi, Acathexis, 2016,
Woodcut on hand made Kozo and Abaca paper, 200 x 100 cm
www.orithofshi.com

Retrouvez un extrait du Ghetto intérieur, lu par Santiago H Amigorena, en bas de cet article

STÉPHANE HABIB Dès l’avant-propos du livre, vous écrivez : « Il y a 25 ans, j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’étouffe ». Commençons par ce rapport singulier que vous avez à l’écriture. Vous créez donc immédiatement un lien entre le silence et l’écriture, mais quelle est la modalité de ce lien ? Une lutte contre ? Contre une tendance, une pente, une envie de silence ? Un rapport dialectique en quelque sorte, ou bien tout autrement une manière de cerner et serrer au plus près le silence par l’écriture et de tenter de finir par arriver à en dire, à en attraper quelque chose ? De comprendre de quoi il est fait ? En latin, il y a le silence silencium, l’absence de bruit, et le silence taceo, le taire : taire quelque chose.

SANTIAGO AMIGORENA Quand je dis que j’écris depuis 25 ans un seul livre, c’est que tout ce que j’ai publié ce sont les morceaux d’un seul livre qu’alors j’espérais écrire d’un trait, trois ou quatre mille pages. J’ai finalement publié au fur et à mesure, parfois en trichant un peu dans l’ordre. J’ai continué à écrire, j’essaye de remplir tous les trous. L’histoire simplifiée à l’extrême de ce projet littéraire, c’est de tenter de raconter la vie d’un narrateur qui porte le même nom que moi et qui ne parle pas, qui, à 6 ans, en apprenant à écrire, trouve dans l’écriture une forme de parole mais dont il comprend assez vite, vers l’adolescence, qu’elle ne lui servira pas à combattre le silence. Que c’est une autre forme de silence qui l’éloigne autant de la vie que le silence. Le silence, ce narrateur le vit comme une expulsion de la vie et l’écriture, finalement, le ramène à ça. D’où le projet de tout écrire pour arrêter d’écrire. Tout écrire pour arrêter d’écrire, c’est raconter toute la vie et donner une œuvre complète en même temps. Puisqu’il s’agit de quelqu’un qui n’a jamais arrêté d’écrire depuis l’âge de 6 ans. Après, j’ai écrit quelques livres que j’appelle des annexes. Ils parlent du même narrateur qui porte mon nom, mais en l’éclairant d’une autre manière, souvent à la troisième personne. Dans ce cadre-là, je voulais depuis longtemps écrire un jour sur le silence de mon grand-père dont j’avais toujours entendu parler et trouver le lien avec mon silence à moi. Et c’est devenu un livre à part : Le Ghetto intérieur. Le silence de l’écriture, évidemment, je ne le conçois pas du tout comme le silence de la parole qui n’est pas dite. C’est quelque chose de complètement différent du silence de la parole.

J’ai tendance à penser que, dans la prose, il y a toujours quelque chose de bavard et, dans la poésie quelque chose de plus silencieux. Donc cette aspiration à cesser la prose, parce que tout écrire serait pour arriver enfin à écrire de la poésie. Avec cette idée classique que la poésie, ce serait le moment qui succède à l’instant vraiment poétique : au moment où on écrit le poème, en fait, cet instant est déjà passé. Ça rejoint un peu les deux silences du latin. Il y en a une trace un peu étrange qu’on retrouve dans le livre que je suis en train d’écrire en ce moment qui s’appelle Le Premier exil, c’est la différence entre la parole et le mot. Le mot, c’est aussi se taire, c’est aussi quelque chose qui tait et il y a à ce sujet de nombreuses étymologies intéressantes… Saint Isidore, par exemple, avec la bouche qui ne peut pas parler, un son qui n’est pas vraiment une parole, etc.
Je n’avais pas pensé à cette différence, qu’en termes psychanalytiques, on peut faire entre le secret familial (ce qu’il peut y avoir comme refoulé) et un silence qui est juste un état de non-communication.

DELPHINE HORVILLEUR Tout à l’heure, avant que nous commencions à enregistrer, vous parliez de ce que vos parents ont fait, à la différence de vous. Pourriez-vous reprendre cela ?

SA Ce sont des choses que je n’avais bien entendu pas l’intention de faire quand j’écrivais Le Ghetto intérieur. Et en étant amené à en parler ces derniers temps, on me parle souvent d’histoires de générations, beaucoup par rapport au devoir de mémoire, du fait que j’ai toujours défendu l’oubli. Je me fais attaquer – jamais méchamment – parce que pour moi il y a cette idée assez simple, voire évidente, que l’oubli porte plus de vie que la mémoire. Et donc je dis souvent que mon grand-père n’a pas cherché à mettre des mots sur ce qui l’a forcé à se taire, sur la Shoah, la génération de mes parents, surtout ma mère et ses deux sœurs, qui sont toutes trois psychanalystes, elles ont consacré toute leur © Orit Hofshi, Acathexis, 2016, Woodcut on hand made Kozo and Abaca paper, 200 x 100 vie plutôt à écouter qu’à cm www.orithofshi.com parler. Et que dans ma génération, on est au moins deux cousins à avoir écrit sur ce grand-père et sur son silence. Ma génération cherche des mots. Peut-être la génération qui trouvera les mots n’est pas la mienne mais celle de mes enfants ou celle qui suivra. Mais tout ça, c’est en aspirant à ce qu’il y ait une génération qui n’ait même plus besoin de chercher les mots. C’est là où je m’oppose un peu à l’idée de devoir de mémoire. Je ne pense pas qu’il faille donner des obligations à la mémoire. La mémoire existe tant qu’elle existe, et le moment de l’oubli, c’est le moment qui permet la paix entre les peuples, c’est ce qui permet à la psychanalyse d’élaborer, dans le deuil de passer à autre chose. Évidemment ce n’est pas l’oubli comme négation.

DH C’est-à-dire qu’il faut chercher les mots pour que les générations suivantes n’aient pas à les chercher, ce qui est le contraire de ce que sou- vent on affirme…

SA… c’est-à-dire qu’il faut espérer qu’une génération trouve des mots assez justes pour que la génération suivante puisse peut-être les lire mais pas les écrire et donc moins souffrir de ces mots-là, et que peu à peu ça se perde dans une mémoire qui ne sera plus que quelque chose qui se vivra dans une paix totale.

DH De votre point de vue, quel rôle joue le temps là-dedans ? Beaucoup de gens se posent la question : qu’est- ce qui a fait que tout d’un coup, alors que soixante-dix, quatre-vingts années sont passées, il y a des livres comme le vôtre – cela m’obsède aussi dans ce que j’écris – ou encore comme celui d’Ivan Jablonka… ?

SA C’est très compliqué, c’est placé dans le temps, le temps est fondamental mais si on devait définir un temps pour ça, donner un temps précis pour ça comme « Un siècle est passé, on va arrêter de parler de la Shoah », ce serait encore donner une version qui est en dehors de la vie. C’est pourquoi j’aime bien cette idée de générations, parce qu’elle ne dit rien de clair. Je dis que ma génération cherche des mots, mais quelle génération va trouver des mots ? Les bons mots ? Je n’en sais rien. Mon père, par exemple, m’a toujours dit qu’il fallait beaucoup de générations pour faire un écrivain. Donc lui, il a écrit, il a publié des livres, mais il ne se considère pas écrivain. Moi non plus : je dis que j’ai écrit des livres, jamais que je suis écrivain.

© Robin Rhode, from the series Under the Sun, 2017, color print, 50×50 cm each (total of 36 prints)
Courtesy of the artist and Braverman Gallery, Tel Aviv

SH Justement, au sujet de la question du temps, et du nom et donc de l’origine, ce sont des thématiques voire des motifs obsédants pour Delphine et moi, quelque chose tourne autour de la complication de l’origine. Et précisément, c’est une question déterminante dans votre livre, cette complication de l’origine. En effet, dans votre bibliographie, Le Ghetto intérieur arrive dans l’après-coup, il ne devient origine – vous rappeliez tout à l’heure et dans l’avant-propos du livre lui-même qu’il est l’origine de tout votre projet littéraire – qu’après. Et, dans le livre, il y a quelque chose de très très beau, ces pages qui sont habitées par la question du nom. Précisément du nom de famille de Vicente, qui a l’habitude de raconter à ses filles toujours la même histoire sur la raison pour laquelle ils s’appellent Rosenberg. Je les lis longuement, c’est tout à fait magnifique :
« Ce vendredi 13 septembre après dîner, pendant que Rosita rangeait la cuisine, Vicente avait mis les enfants au lit. Il leur avait raconté une histoire qu’il leur avait déjà racontée de nombreuses fois et que ses enfants, ses filles surtout parce que son fils était trop petit pour la comprendre proprement, adoraient qu’il leur répète avant de s’endormir. Il s’agissait d’une vieille légende juive – ou d’une jeune légende familiale
– selon laquelle ils s’appelaient Rosenberg à cause d’un poète allemand, E.T.A. Hoffmann. À l’époque de Napoléon, alors qu’on avait décidé d’inscrire les Juifs dans le registre civil, Hoffmann travaillait comme assesseur dans l’administration prussienne. Tous les Juifs avaient dû se rendre au tribunal pour qu’on leur donne un nom, et le poète allemand, qui s’occupait justement de les inscrire, s’inspirant peut-être des Indiens d’Amérique du Nord, les avait tous nommés avec des métaphores romantiques: Arbre Doré, Lueur de l’Aube, Forêt de Diamants – ou Rosenberg, Montagne de Roses.
– Mais avant, mon capitaine, on s’appelait comment avant ? Vicente venait de finir son histoire lorsque Martha, sa fille cadette, pour la première fois ce soir-là, lui avait posé cette question à la fois si étrange, et si logique.
– Je crois qu’on s’appelait Ben quelque chose… Ou alors, non… Non, en fait, je crois qu’on portait le prénom du père de… ou de là où on était né… ou peut-être du métier qu’on faisait… En fait je ne sais pas, j’ai complètement oublié ! Comme Ercilia, son autre fille, insistait pour qu’il essaie de s’en souvenir, Vicente leur avait dit qu’il allait poser la question à leur grand-mère qui, comme elles le savaient, était restée en Pologne ; et que si elle non plus ne s’en souvenait pas, elle trouverait d’autres membres de la famille qui, c’est sûr, s’en souviendraient. Puis il s’était levé et avait éteint la lumière.

On voit très bien ici que l’origine, qu’on ne connaît pas finalement, devient source de fiction. L’écriture fictionne l’origine, elle est même toujours déjà fiction, elle arrive après-coup et on la raconte dans cet après-coup-là. Aussi, cette manière que vous avez de la présenter fait voler en éclats l’opposition entre la fiction et la vérité puisque la vérité résulte de l’écriture de la fiction de l’origine.

SA C’est vraiment une question à laquelle je réfléchis continuellement et dans tous mes livres. Il y a quelque chose de pratiquement absurde dans les questions qu’on me pose sur ce livre : « Est-ce que tout est vrai ? ». Pour moi, des dix livres que j’ai publiés, c’est celui qui ressemble le plus à un roman classique. Quand on commence en racontant une scène entre trois personnes dans un café en 1940 et qu’on le fait sous la forme du dialogue, c’est une manière de dire très clairement que c’est de la pure fiction. Je ne pouvais pas être là dans ce café en 1940. Et des gens quand même se posent cette question « Est-ce que tout est vrai ? ». L’histoire de Hoffmann, je l’entends depuis que je suis enfant, j’ai retrouvé d’autres sources donc je sais qu’il n’y a pas que ma famille qui raconte cette histoire.

Mais par exemple j’aime bien que ce soit aussi en s’inspirant des Indiens d’Amérique parce que j’aime beaucoup des textes d’Indiens d’Amérique qui expliquent comment les noms sont donnés, il y a un livre qui s’appelle Partition rouge – Poèmes et chants des Indiens d’Amérique du Nord de Florence Delay et Jacques Roubaud qui raconte tout ça. Le fait de donner des noms a toujours semblé une sorte de tâche de la littérature, en opposition à la philosophie qui pense qu’il faut utiliser les noms qui existent. Tout cela fait que, pour moi, dès qu’on écrit, on est dans la fiction. Dans tous mes autres livres, le rapport est moins évident parce que je me réfère tout le temps à un narrateur qui a mon nom, je me réfère tout le temps à des éléments qui correspondent à ce que j’ai vécu, je donne les noms de gens que j’ai croisés dans ma vie. Pourtant, nombreuses sont les personnes qui pourraient me dire « Ça, ce n’est pas vrai » – ce que mon père, ma mère ou mon frère font à certains moments. Ils savent ce que c’est que la littérature, ce n’est donc pas sous la forme de reproche. Je ne cherche jamais à écrire quelque chose qui pourrait être corroboré, affirmé par une autre mémoire que la mienne. Par exemple pour Le Ghetto intérieur, j’ai lu des livres d’Histoire parce que je ne connaissais pas grand-chose. Je n’ai pas cherché, auprès de ma mère, de mes tantes, d’autres histoires que celles que j’avais déjà entendues. J’ai commencé à écrire et parce que j’avais tout ce fonds de mythologie familiale, je me suis dit : je peux l’écrire. Ce rapport entre ce qui pourrait être vrai ou pas dans l’écriture littéraire, quand j’ai publié mon livre précédent, Les premières fois, mon éditeur, à l’époque c’était encore Paul Otchakovsky-Laurens, m’a demandé d’écrire un petit texte en lui expliquant ce que j’entendais quand je disais que tout était vrai mais que quelqu’un se souviendrait d’autre chose. Que tout était vrai mais que moi-même je savais ce qui était faux.

TOUT EST VRAI MAIS QUELQU’UN SE SOUVIENDRAIT D’AUTRE CHOSE

Dans Le Ghetto intérieur, les lettres de mon arrière-grand-mère je les ai lues, elles existent, il y a de nombreuses phrases qui sont écrites par elle et qui sont dans le livre et il y a certaines lettres que j’ai réécrites. Il y a une phrase qui dit que les Allemands avaient « un regard aussi triste que les nôtres ». Cette phrase-là, c’est moi qui l’ai ajoutée. C’est une décision lourde parce que mon arrière-grand-mère n’a pas dit ça. Je sais que je l’ai écrite après avoir lu une description des Allemands arrivant dans les ghettos pour tuer les Juifs. Un texte de Hilberg je crois, qui dit qu’ils arrivent avec des haches et qu’ils sont ivres morts, c’est-à-dire qu’on les saoulait. C’est vraiment le contraire de ce qu’on a représenté de la Shoah dans les films où, en général, l’armée allemande est froide et déterminée. Quand j’ai lu ça, ça m’a donné envie d’écrire ça. Ce n’est pas du tout pour humaniser le soldat nazi, mais le sentiment que j’ai de mon arrière-grand-mère que je n’ai pas connue, à travers mon grand-père et ma grand-mère, c’est un sentiment dont j’ai du mal à imaginer qu’ils ne l’aient pas perçu, dans ce rapport de proximité avec un individu. Rapport qui, pour moi, échappe complètement à l’idéologie : quelque chose d’humain. Ça vient de ma tradition culturelle. Comme dans le dernier texte de Deleuze dans lequel l’homme le plus horrible vient de mourir et à ce moment-là, il reçoit un peu d’humanité. Je n’ai pas besoin de dire que ce que je pense est le plus près de la vérité historique. J’ai besoin de dire ce qui, de ce passé-là, résonne aujourd’hui en moi de la manière la plus vraie. Ça se rapproche peut-être de l’ange de l’Histoire de Walter Benjamin. Qu’est-ce qui fait écho pour que moi je trouve des mots qui vont être au-delà peut-être de la vérité du passé et donner une vérité qui l’excède un peu ?

SH Chez Saint Augustin, il y a une expression qui est « faire la vérité ». Ce que vous êtes en train de dire, c’est que l’écriture vous permet de faire la vérité. C’est intéressant parce que c’est une vérité qui vient compliquer la réalité, la représentation qu’on s’en fait. Ainsi on entre dans le vif du livre. Il y a dix pages, de la page 69 à la page 80, où se déplie un débat, gigantesque, qui est à la fois la question la plus politique qui soit à l’intérieur du livre, qui est en même temps une question qui me semble théologique au sens le plus classique (l’un n’empêche pas l’autre) et une question méta-physique massive, la question de l’être, et en fait de l’être juif. C’est une discussion qui me paraît centrale dans le livre et aussi centrale dans ce que ça donne comme suite sur la question justement de l’écriture, de la mémoire, de l’origine, etc. et qui me semble assez déterminant. Pourquoi dis-je d’abord que c’est une question politique? Parce qu’elle est traitée immédiatement par la politique nazie. Le débat commence, Vicente demande : « Pourquoi je n’ai jamais été juif comme je le suis aujourd’hui – aujourd’hui où je ne suis plus que ça ? ». En souriant je me suis demandé – je sais bien que non, évidemment, mais cette petite chose qui m’est passée par la tête me faisait rire –, si vous ne vous étiez pas amusé là à faire l’adaptation dialoguée et littéraire des thèses travaillées par Delphine dans son livre Comment les rabbins font les enfants ?

© Maya Gold, Untitled, 2017, oil on canvas, 127×172 cm. Private collection, Tel Aviv – www.mayagold.info

DH J’ai beaucoup travaillé ces dernières années la question de l’identité juive sous l’angle de ce qui fait qu’à un moment de l’histoire on n’est plus que juifs.

SH & DH Alors il faut rappeler que ce que vous écrivez, c’est que « l’une des choses les plus terribles de l’antisémitisme est de ne pas permettre à certains hommes et à certaines femmes de cesser de se penser comme juifs, c’est de les confiner dans cette identité au-delà de leur volonté – c’est de décider, définitivement, qui ils sont ».

Ce qui détermine cela, là, c’est la politique nazie qui fait qu’un Juif ou une Juive n’est plus que juif ou que juive. Ensuite, dans ces dix pages toujours, il y a une longue discussion parce que les autres ne comprennent pas exactement pourquoi Vicente en vient à dire cela. Et en même temps il y a une sorte d’ambivalence énorme, parce qu’il y a énormément de Juifs qui considèrent qu’ils ne sont que juifs, au-delà de la politique nazie. Ce qui donne un débat éminemment complexe où on retrouve – et c’est terrible de dire ça – une sorte de socle commun entre une politique qui est génocidaire et une revendication identitaire, nationaliste. D’ailleurs dans le livre, peu après, il y a cette discussion autour du projet nazi d’envoyer tous les Juifs à Madagascar. Et le personnage dit qu’il ne vou- drait pas vivre dans un pays où il n’y aurait que des Juifs. Et son interlocuteur lui dit qu’au fond, c’est comme son cousin sioniste, mais il rétorque que lui, donc le sionisme, c’est pour le bien des Juifs. C’est tellement compliqué : on a comme un point de jonction insupportable entre une revendication identitaire, le nazisme dont l’antisémitisme est le plus insupportable qui soit, une revendication de refuge et d’État-refuge, et tout ça se retrouve au sein d’un débat qui, au fond, si on met les choses comme ça, est à peu près insoutenable et repose sur ce socle très compliqué.

DH… qui consiste à dire qu’on veut être des Juifs qui ne sont pas que juifs.

SA Oui, c’est très compliqué parce que je pense qu’il y a plein de choses qu’on pourrait rattacher à des débats d’aujourd’hui, alors qu’Israël existe, ça pourrait être en gros que le sionisme nationaliste est aussi insupportable que l’a été le nazisme pour un Juif qui veut être juif et en même temps amateur de poésie allemande ou joueur de football. C’est brusque de le dire ainsi mais je ne serai ni le premier ni le dernier à le dire, je pense que Shlomo Sand le dirait dans des termes probablement pas très éloignés de ça.

SH… et qui méritent critique.

ON NE PEUT PAS NE PAS ÊTRE

SA Bien sûr !
Ce que je veux dire c’est que c’est ici une discussion que j’ai écrite qui se passe avant la Shoah. Cette discussion avait lieu d’une manière assez simple, parce qu’il y avait le Bund et le sionisme, entre 1920 et 1940, on a beaucoup accusé les sionistes d’avoir collaboré avec les nazis, c’est documenté et attesté, ce n’est pas pour accuser le sionisme d’aujourd’hui d’avoir été pro-nazi, mais on sait que les discussions sur la création d’un État pour les Juifs, à un moment, se sont passées de manière officielle avec le régime nazi. C’est presque impossible, en dehors de la fiction, je trouve, de savoir comment aujourd’hui on peut parler de ça.

Toutes ces histoires sur ce que c’est qu’être juif, elles sont nées d’un documentaire que j’ai commencé à tourner il y a quelques années avec Jonathan Nossiter. C’est lui, anecdote que je mets dans la bouche de l’un des personnages, qui était allé voir le grand rabbin de Naples qui s’occupe des quelque deux cents Juifs qui restent à Naples et qui est un peu réactionnaire. Jonathan était allé le voir avec ses trois enfants nés au Brésil d’une mère goy. Le rabbin lui avait dit que ses enfants n’étaient pas juifs. Jonathan a répondu : « Vous n’avez pas le droit de dire que mes enfants ne sont pas juifs, moi je suis juif ». Donc à partir de ça, on a commencé tous les deux à parler, parce que moi j’ai deux grands garçons et une petite fille, tous les trois sont goys. J’ai dit à Jonathan, de toute façon ce n’est pas important parce que, imagine, si tes enfants épousent une Juive, alors, tes petits enfants seront juifs… La définition de ce qu’est juif pour un rabbin, je l’accepte. Quelqu’un peut tout à fait dire que pour être juif, il faut avoir une mère juive. Pour nous qui sommes juifs parce qu’on accepte qu’on a une mère juive, on peut tout à fait dire que nos enfants sont juifs, nous n’avons pas à tenir compte de cette définition, on a cette liberté. Imaginez qu’on aura des petits-enfants juifs alors que leurs pères ne sont pas juifs, c’est plutôt sympathique comme idée. C’est un point sur l’identité qui me semblait important.

On a commencé à tourner le film, les deux premières personnes avec qui nous avons tourné, ce sont deux frères, Manuel et Philippe Carcassonne. On leur a dit qu’on allait parler un peu et filmer. On leur a demandé ce que c’est être juif. Philippe Carcassonne, l’aîné, a commencé en disant : « Moi je ne suis pas juif, mes parents ne sont pas juifs, je n’ai pas eu d’éducation juive, je ne sais pas ce que c’est être juif, l’humour juif et l’humour belge, pour moi c’est pareil, je suis producteur de cinéma, citoyen français, amateur de chocolat, etc. mais juif, je ne sais pas ce que c’est ». Son frère a dit : « Moi je suis juif, mes parents sont juifs etc. ». C’était le premier plan du documentaire. Donc j’ai mis ça dans la bouche des personnages. Voilà le point de départ.

DH C’est à nouveau une histoire de complexité de récit, de narratif…

SA Oui et surtout l’idée qu’au-de- là de l’identité, la vérité même a une valeur quand elle est mouvante, que ce soit la vérité comme aléthéia, la vérité qu’on dévoile ou juste la vérité comme quelque chose qui est pris dans des réseaux qui ne vont jamais arrêter de bouger.

SH Si on essayait de trouver quelque chose qui se dégage justement du mot, du signifiant « juif » ici, c’est que, quand on prend ces dix pages-là, il annule la possibilité d’être. C’est comme si « être juif » était un oxymoron et que juif venait à défaire être comme il va détruire identité. Parce que ce que vous venez de décrire, c’est que l’identité conçue comme A = A est impossible au mot juif. C’est-à- dire que juif détruit A = A. A est différent de A serait – mais c’est impossible, précisément – juif.

SA N’importe quelle chose qu’on pourrait donner pour définir fondamentalement ce que c’est être juif ou même le terme « juif », on pourrait aussi l’appliquer à « humain » de la même manière. Quand j’ai fini d’écrire Le Ghetto intérieur, j’ai eu envie de lire Heidegger, que j’avais vaguement lu plus jeune sans jamais vraiment comprendre. Je me suis mis à relire Heidegger, cette idée de l’être qui n’est pas être, qui est un exister extérieur…

SH Ce qui me semble très important, c’est qu’il ressort de ces questions de l’être juif quelque chose de l’ordre de ce que Levinas appelait l’irrémissibilité de l’être : qu’on le veuille ou non, on ne peut pas ne pas être, que ce soit par la politique nazie ou par ces questions. Si on voulait simplifier, se poser la question « Qu’est-ce c’est qu’être juif » fait que c’est très juif. Mais ça montre aussi que l’antisémitisme, quand il décide qui est juif, hallucine ou délire les corps juifs. Les nazis, on le sait très bien, pouvaient faire d’un non-Juif un Juif, et d’un Juif un non-Juif. C’est comme si être juif, c’était toujours halluciner la judéité.

SA C’est là où Heidegger me semble pertinent aussi. La question comme propre du langage, comme possibilité absolue de la raison, c’est un peu ça aussi. Ça ne dénigre en rien la place du ju- daïsme et du Juif…

DH La façon dont je le traduirais rabbiniquement, c’est toute la problématique pour les rabbins de la Torah qui commence par un bet et pas par un alef. C’est lié à ce que nous disions tout à l’heure : il y a une origine impossible à dire, un être impossible à figer. Et effectivement, il y a dans l’élan antisémite la volonté de faire du judaïsme un alef.

SA Je ne suis pas du tout philosophe, j’ai toujours lu beaucoup de philosophie mais sans une formation vraiment académique mais, vraiment, ce qui m’a toujours attiré chez Heidegger, c’est la fascination pour les présocratiques : que peut- il y avoir avant le monothéisme comme origine possible, cachée ? Ça m’a intéressé dans la littérature. L’opposition entre l’Illiade et l’Odyssée, par exemple. Comment il y a quelque chose qui nous reste, qui est absolument caché.

DH… qui est manquant.

SA Une dernière chose. Quand on a commencé à faire le documentaire, on a commencé à tourner avec finalement une trentaine de personnes dans une dizaine de pays différents. Et à un moment je me suis rendu compte que j’avais plutôt la position de Philippe, c’est-à-dire « Qu’est-ce que c’est être juif ? C’est rien ». Je suis plus argentin que juif, plus français, plus n’importe quoi que juif. Et, à un moment, je me suis dit : il y a quelque chose dans ma mère, quand je la vois vieillir, je ne peux pas trouver d’autre adjectif, c’est étrange. C’est en vieillissant, alors que nous avons plusieurs générations de Juifs qui ne parlent pas yiddish, qui ne pratiquent pas, ça se perd dans les générations, vraiment des Juifs très assimilés depuis très longtemps mais, pourtant, dans sa manière de vieillir, il y a quelque chose qui fait que l’adjectif juif, pas le nom, mais l’adjectif, me vient pour la définir.

SH Ce serait alors la transmission d’un mot dont on ignore ce qu’il veut dire et qu’on se repasse.

SA … et qui n’est plus un nom mais un adjectif.

DH … et qui raconte l’enchaînement des générations également, on y revient.

SH D’ailleurs, le livre se clôt (ou plutôt ne se clôt pas mais s’ouvre) sur une histoire de transmission.

SA C’est vrai que j’aimerais que mes enfants gardent quelque chose de ça alors que je leur souhaite l’oubli pour qu’ils vivent heureux.

Propos recueillis et mis en scène par Stéphane Habib et Antoine Strobel-Dahan

Santiago H. Amigorena, Le Ghetto intérieur, lu par l’auteur
Voir les autres lectures de Tenou’a