En racontant son histoire et celle de ses origines, le judaïsme s’enracine dans un récit pour lui fondamental. Beaucoup plus qu’une doctrine, il se veut le récit fidèle du devenir spirituel d’un peuple. C’est par les actes de nos patriarches que nous existons, c’est par la souffrance de nos ancêtres en Égypte que nous savons le goût de la rédemption, c’est par l’événement unique du Sinaï que nous avons accès à la loi divine. Nos héros sont de chair et de sang, nous les connaissons bien, Abraham comme Moïse sont bien réels dans nos textes, nos pensées, notre étude… La longue histoire juive est fondée sur un socle concret.
Le XIXesiècle voit apparaître une vaste entreprise archéologique. Des traces du récit biblique sont trouvées un peu partout, le récit se confirme et s’inscrit dans une réalité palpable. C’est l’enthousiasme. Mais avec le temps l’image devient plus floue, la réalité mise au jour n’est plus aussi claire et tend à relativiser le récit biblique. Point de trace d’une sortie massive d’Égypte, on est même incapables d’identifier le pharaon concerné, ni de dater l’évènement avec précision. Point de trace d’une conquête brutale de Canaan par Josué. Point de trace des splendeurs de Salomon… Les Juifs de l’archéologie sont un petit peuple des collines de Judée, sans splendeur et sans puissance marquante. Le récit de la Torah perd une grande part de sa crédibilité historique.
Par ailleurs, par l’étude philologique et critique de la Bible, le texte lui-même se met à avoir une histoire. Le scénario traditionnel d’un Moïse rédigeant la Torah intégralement, la transmettant à tout un peuple de lecteurs fidèles qui en fera de même de génération en génération, s’étiole au fur et à mesure des recherches et des découvertes. On sait aujourd’hui que le processus de rédaction biblique est autrement complexe et s’étend sur une très longue durée.
On parle dorénavant de littérature, d’exagération stylistique, de mythes fondateurs et de relativisation historique.
La plupart des Juifs acceptent ce savoir et ces nouvelles lectures. Certains, sécularisés, le font sans problème quand d’autres, croyants et pratiquants, sont obligés de bricoler une certaine « cuisine théologique ». Seule l’orthodoxie stricte se drape dans un refus catégorique de toute discussion sur ce sujet et entretient avec ferveur une vision anhistorique d’un judaïsme détaché des contingences du temps.
Dans l’orthodoxie, il existe deux attitudes: la première consiste à savoir mais ne rien dire sur la question. C’est l’attitude d’un milieu rabbinique cultivé et diplômé, mais pour lequel la question de l’historicité demeure un tabou et qui refuse prudemment d’écrire quoi que ce soit sur le sujet ou de tenir compte de l’état de la recherche dans son discours. La deuxième est celle du monde Haredi qui, sauf rares exceptions, refuse radicalement tout contact avec le monde universitaire et se tient frileusement éloigné des sciences humaines considérées comme un lieu de perdition. Dans tous les cas, le monde orthodoxe parvient à se prémunir du débat de fond sur le statut des écritures et tout rabbin orthodoxe sait qu’oser aborder cette problématique lui vaudrait les foudres de ses autorités et de graves ennuis.
Du côté des modernistes, il n’est pas question de tabou et on discutera ouvertement de la problématique. Les conservateurs le feront avec la plus grande prudence, alors que les réformateurs trouveront au contraire dans les recherches universitaires des arguments à leur volonté de changement et joueront de la relativisation de l’autorité de la tradition qui résulte de ces recherches.
Ces questions d’historicité sont donc fondamentales pour le judaïsme contemporain et représentent un excellent marqueur des divisions entre les divers courants. Dis-moi quel livre d’histoire juive tu as chez toi et je te dirai qui tu es…
Le débat est entaché d’idéologie et telle ou telle découverte sera exploitée ou, au contraire, censurée pour confirmer un positionnement doctrinal.
C’est là où le bât blesse. Par le refus catégorique du débat et même de l’accès à la connaissance elle-même, l’orthodoxie est passée d’une position de départ (celle de Moshé Sofer, tout début du XIXesiècle), purement conservatrice face aux prémices de la Réforme, à une position beaucoup plus idéologique et de plus en plus artificielle, intellectuellement intenable. Cela mène à une forme de schisme dogmatique qui détache cette orthodoxie du reste du judaïsme et l’oblige à une course à la radicalité et à la fermeture. La moindre concession la conduirait à descendre de son piédestal et ferait vaciller son fragile édifice idéologique. Cette orthodoxie ne peut tenir que par un déni de la réalité et par un isolationnisme intrinsèquement sclérosant. C’est une forme de cercle vicieux idéologique qui ne peut mener qu’à des fractures et une crise interne profonde, car on ne peut proclamer détenir la vérité quand on se base sur un artifice doctrinal.
De l’autre côté, l’acceptation de la relativisation de l’autorité de la tradition et la volonté d’être en phase avec l’esprit du temps en exploitant largement la contextualisation historique favorisent un affaiblissement de la vie juive et un relâchement de la tension vers la sainteté.
La question du rapport à l’histoire n’est certes pas le seul facteur, mais elle a largement contribué à cette polarisation juive qui engendre une réelle difficulté à se comprendre et à continuer de tenir un langage commun.
Faudrait-il renoncer à la connaissance et à un discours de vérité et d’honnêteté au nom de l’unité juive ? C’est intellectuellement indéfendable. Les modernistes ne peuvent satisfaire l’idéologie des fondamentalistes. Une telle attitude aurait empêché l’entrée du peuple juif dans la modernité ainsi que la capacité extraordinaire d’adaptation dont il a fait preuve tout au long du XXesiècle. Par ailleurs, on peut comprendre l’attitude orthodoxe qui souhaite préserver au mieux une culture et un mode de vie forcément en tension avec la modernité et les sciences humaines. Mais le prix à payer est très lourd intellectuellement, socialement et même spirituellement… On peut vouloir fuir l’histoire, elle finit cependant toujours par nous rattraper…