Il y a vingt ans, je me promenais dans une rue de New York avec deux amies; un groupe de jeunes garçons afro-américains nous approcha et l’un d’eux nous demanda : « You speak Jewish? ».
C’était la première fois que j’avais pris l’avion, j’avais seize ans. Mon père m’avait envoyée pour une semaine à Brooklyn dans une famille hassidique de Vizhnitz qui avait deux filles, des jumelles. Nous avions correspondu par lettres pendant une année scolaire, nous nous étions bien entendues et nos parents avaient arrangé cette visite – sorte, pour moi, de voyage linguistique pour perfectionner mon yiddish, que mon père m’avait parlé à la maison dans mon enfance. Alors que nous marchions dans les environs du quartier hassidique de Williamsburg, où habitaient mes nouvelles amies, la question de ces jeunes voisins de quartier m’interpella. L’une des sœurs répondit : « Yes, we are Jews, we speak Jewish. » Et pourquoi pas ? La langue que parlent les hassidim, le « yiddish », c’est bien le « juif ». Que cela signifie-t-il ? Le yiddish comme langage constituerait-il à lui seul une identité?
Aujourd’hui, le yiddish est parlé presque exclusivement, en tout cas de manière quotidienne, par des hassidim, en Amérique, en Angleterre, à Anvers, en Australie, en Suisse, en Israël. Cette langue née il y a mille ans en Allemagne a voyagé, elle a beaucoup changé, emprunte aussi bien de slavismes que d’anglicismes aujourd’hui. Ses mots allemands et hébraïques se doublent de synonymes français, hongrois, russes, américains. Pourtant, je crois qu’elle garde son sens originel. Le yiddish a ceci de particulier qu’il est une langue avec une signification à part soi : a shprakh mit a farvus. Non seulement les mots désignent des choses, mais la langue elle-même est pourvue de sens. Le yiddish, comme les autres langues juives, vient d’une décision. Celle de parler une langue différente de celle employée dans le pays où l’on se trouve, une langue juive, mais non l’hébreu ni l’araméen: un idiome issu de la terre que l’on habite et différent d’elle. C’est une langue un peu décalée, ni d’ici, ni de là-bas.
Son tissu même, entremêlant vocables hébraïques, expressions talmudiques ou références bibliques et discours de la vie courante, joue constamment sur la crête d’un décalage à la fois goûteux et légèrement inconfortable. Pour parler des choses les plus prosaïques, un locuteur du yiddish utilise des expressions venues des textes sacrés. Qu’en résulte-t-il ? Une ironie constante. C’est comme si la personne qui vous parlait vous disait toujours, en sous-texte : « Hé, toi, tu voudrais me faire croire que tu me tiens un discours des plus prosaïques, alors qu’en fait, tu es en lien avec le Messie en personne? » Ou bien au contraire : « Dis donc, tu t’imagines que je vais penser que tu me parles de choses sérieuses, alors que tes mots sentent le bouillon ? » C’est comme si les mots ne signifiaient jamais vraiment ce qu’ils désignent.
On raconte à propos de l’écrivain Sholem Aleykhem, adulé par ses lecteurs à travers l’Europe yiddishophone, l’anecdote suivante. En tournée à travers la Russie, courant de wagon de train en salle de conférences, l’écrivain contracte la tuberculose. Foudroyé par une hémorragie pulmonaire, il reçoit dans sa chambre la visite d’un pharmacien surexcité et impatient de le rencontrer.
« Comment allez-vous, Maître ? »
« Je vais bien. Comme dans la blague, lorsqu’on interroge un pauvre type.
– Comment ça va, aujourd’hui ?
– Bien.
– C’est-à-dire ?
– Bien, c’est bien ! En été, j’ai bien chaud, en hiver, j’ai bien froid. Ma femme me pourrit bien la vie, et moi, je me sens bien mal. »
En yiddish, « je sais toujours bien » que tu me dis tout autre chose que ce que tu me dis. Aucun discours ne signifie ce que voudrait son auteur, il doit attendre d’être interprété par qui l’entend. On sait que les rites juifs des hassidim sont jusqu’à aujourd’hui très influencés par la magie de la kabbale, selon laquelle les mots peuvent créer une réalité différente de celle qu’ils colportent; il n’est donc peut-être pas surprenant qu’ils soient justement les sauveurs de cette langue qui a failli mourir. En dehors de ces milieux ultra-religieux, le yiddish est toujours parlé par une poignée de linguistes, de descendants de bundistes, de passionnés qui de leur côté ont permis de protéger et de transmettre les traces écrites de cette langue : sa littérature.
Le yiddish en effet, n’est pas qu’une langue parlée, elle est aussi une langue de signes écrits. Pourtant, même dans le sérieux de l’écriture, il me semble qu’elle est en mesure de garder sa vitalité contestatrice. L’anthropologue Françoise Héritier émet dans Le goût des mots l’hypothèse selon laquelle la grande invention de l’écriture aurait certes apporté à l’humanité de stupéfiantes capacités à transmettre les savoirs et à communiquer, mais aurait également occasionné « un assèchement de l’imagination », une sorte de formatage du monde. Le yiddish est un mamè-loshn, la langue de la mère, celle des sons, celle du corps, qui précède l’apprentissage, si précoce soit-il, des délices des lettres. Et il me semble que, jusque dans sa fixation par écrit, il garde un peu de jeu. Ainsi, il s’écrit avec les mêmes lettres que l’hébreu mais, au lieu de suivre l’organisation sémitique toute en consonnes de l’écriture, il a décrété que certaines d’entre elles joueraient le rôle de voyelles.
Ni d’ici, ni de là, asiatique et occidental, fier de ses différences et semblable à son voisin, le yiddish prend le monde à rebrousse-poil.