Peu de prières juives auront suscité la controverse autant que le Kol Nidré. Avec peut-être la birkat ha-minim, la prière sur les hérétiques, elle fait partie de ces prières juives à contenu polémique dont les versions successives témoignent de la gêne qu’elles provoquent. Mais contrairement à la birkat ha-minim, dont la place dans les polémiques chrétiennes anti-juives n’est pas établie, la mention du Kol Nidré en est devenue un lieu commun.
Exhibée comme preuve du peu de valeur de la parole juive, elle a même servi de justification à l’instauration du serment more judaïco dans les cours de justice européennes dès le Moyen-Âge, procédure humiliante par laquelle le juif devait prêter le serment du témoin et se maudire des malédictions du Lévitique en cas de parjure. C’est cette prière que nous retrouvons, aujourd’hui encore, citée sur les sites complotistes et antisémites comme preuve que les juifs s’autorisent à annuler de façon proactive leurs promesses faites aux non-juifs et qui est comprise comme le droit vicieux de flouer les non-juifs.
On ne saurait se tromper plus sur le sens du Kol Nidré qui ne concerne nullement les promesses ni même les serments faits entre hommes mais seule- ment les vœux, par définition pris envers Dieu et ceux des serments qui sont des engagements religieux volontaires et non obligatoires (une sous- catégorie des serments d’expression, les shvuot bitoui). Malgré leur proximité, les vœux, nedarim et les serments, shvuot, sont deux concepts différents qui se recoupent parfois dans leur application, avec des nuances importantes que l’on précisera. Nous montrerons que la prière du Kol Nidré, loin de brader la valeur de la parole, et sa portée éthique, leur porte au contraire une attention méticuleuse.
Afin de saisir sa teneur et quelques- uns des enjeux halakhiques que cette prière charrie, il convient d’en présenter brièvement les termes.
Un vœu est un engagement personnel en général à signification religieuse. L’obligation de réaliser ses vœux est biblique (Nombres 30:3) : « Lorsqu’un homme fera un vœu à l’Éternel, ou un serment pour se lier par un engagement, il ne violera point sa parole, il agira selon tout ce qui est sorti de sa bouche. » Réaliser ses vœux est une mitsva positive biblique qu’on apprend des versets: « Il agira selon tout ce qui est sorti de sa bouche »; « Ce qui sort de ta bouche tu garderas » (Lévitique 23:24). Celui qui rompt un vœu (sans avoir fait la procédure d’annulation des vœux) ou ne le réalise pas enfreint une mitsva négative dont la source scripturaire est: « Il ne violera point sa parole ». Cette obligation s’applique également à un mineur en âge de comprendre les mistvot. Il existe plusieurs genres de vœux en droit talmudique:
– le vœu d’interdiction (issour): engagements par lesquels un homme s’interdit de jouir de choses permises, qu’elles soient à lui ou à d’autres, ou par lesquels un homme interdit aux autres ce qui est à lui. Le qonam mentionné dans le Kol Nidré, qui vient en détailler la portée, est par exemple une abréviation (nom générique?) (qinoui) pour désigner les vœux d’interdictio (objet du traité Nedarim de la Mishna)
– le vœu de consécration (heqdesh): engagement à consacrer une bête en particulier ou à apporter un sacrifice, pas nécessairement d’une bête en par- ticulier. Il peut également s’agir de consacrer son argent au beit hamikdash.
Les vœux de consécration concernent une chose qu’un individu décide de consacrer, et cette chose sort du domaine économique pour entrer dans celui du sacré: il est donc interdit d’en profiter pour tous, celui qui consacre et les autres. Seul un vœu sur ce qui nous appartient est valable (mentionnés dans le traité Arakhin de la Mishna):
-le vœu d’ascétisme (nezirout) (dans le traité Nazir)
-le vœu de jeûne: engagement à jeûner un jour qui n’est pas un des jeûnes déjà prévus par la loi dans le traité Taanit,
-le vœu de commandement (mitsva): engagement à réaliser une mitsva qui est facultative.
Parmi les divers serments existant en droit talmudique, seuls les serments d’expression (bitoui) sont concernés par le Kol Nidré dans la me- sure où ce sont les seuls serments volontaires et non obligatoires, les seuls à ne pas être exigés par la procédure judiciaire. Les autres serments, que nous nous contentons de mentionner ici par souci de brièveté, sont d’un côté les serments vides (shav, une sous-catégorie des serments d’expression qui ne remplissent pas les conditions formelles, sémantiques ou référentielles d’un serment d’expression valide), de l’autre côté les serments judiciaires, les serments du témoignage (‘edut), le serment du dépôt (pikadon), que le dé- fendeur doit faire s’il nie posséder l’argent que le plaignant lui réclame, les serments des juges (dayyanim) qui sont les trois types de serments qui peuvent être exigés du défendeur par les juges dans une procédure judiciaire civile afin qu’il soit rendu quitte (mode-be miktsat, celui qui reconnaît une partie seulement de la somme qu’il doit, shevuat hashomrim, serment de celui à qui on a confié de l’argent et qui l’a perdu ou qui a été volé, ‘ed ehad, serment du témoin unique: si le témoin va dans le sens du plaignant, le défendeur peut être contraint à prêter serment).
Il faut comprendre que le serment, parce qu’il est une auto-malédiction conditionnelle, selon sa définition, possédait un effet dissuasif très fort. Benveniste, écrit ainsi dans Le vocabulaire des langues indo-européennes que « le serment implique la notion de rendre sacer. On associe au serment la qualité du sacré, la plus redoutable qui puisse affecter l’homme: le serment apparaît ici comme une opération consistant à se rendre sacer conditionnellement. »
Qu’en est-il des cas où serments et vœux se recoupent? Si par exemple, un individu fait le vœu (neder issour) de ne plus consommer de fruits de la vigne et qu’un autre fait le serment de ne plus consommer les fruits de la vigne (shevuat bitoui), on peine à saisir quelle différence cela fait pratiquement. La ligne de partage passe par une distinction ontologique fréquente en Talmud entre les êtres qui tombent sous le coup de l’interdit, l’objet ou la personne. Le serment est un issour gavra, un interdit qui s’applique à l’homme. L’homme fait le serment de ne pas manger de telle chose. L’interdit s’applique à l’homme, pas à la chose. Le vœu est un issour haftsa puisque l’objet sur lequel a été fait un vœu devient interdit par la force du vœu. Nos Sages ont déduit du verset « Lorsqu’un homme fera un vœu » que la chose n’est interdite par le vœu que si et seulement si celui qui a fait le vœu a précisé que la chose sera interdite par le vœu et n’est pas interdite par soi selon la Torah. Ainsi, dire « Cette chose est pour moi comme de la viande de porc » ne constitue pas un vœu valable et n’a aucun effet.
Il fait consensus en halakha que l’annulation rétroactive des vœux (hatarat nedarim) trouve sa source dans la Torah Orale et n’a pas de base biblique textuelle. Celui qui veut se libérer du lien crée par son vœu doit se présenter devant un bet din de trois personnes (qui peuvent être trois bons juifs, sans qu’il soit nécessaire que ce soient des juges professionnels). L’argument qui sous-tend l’annulation est que si celui qui a fait le vœu savait les conséquences impliquées, il n’aurait pas fait le vœu (ta’ut). Le concept de faille dans le vœu (petah) permet aussi dans certaines conditions de fonder l’annulation. Il existe une discussion pour savoir si on peut annuler un vœu sur seule base du regret (h’arata).
Le dictionnaire étymologique de l’hébreu (Klein, 1987) traduit hatara par untying,loosening, solution, permission, authorization, cancellation, resolution. Nous le traduisons en français par annulation car, en droit, l’annulation d’un contrat est définie comme l’anéantissement rétroactif d’un contrat dont l’une des conditions essentielles de formation n’est pas remplie.
Elle annule le contrat de manière rétroactive, cela signifie qu’on considère qu’il n’a jamais existé, même s’il a commencé à produire des effets. On dira en droit hébraïque qu’il est annulé le-mafre’a. Généralement, l’annulation d’un contrat est judiciaire. Pour être valide, la procédure d’annulation des vœux doit détailler et préciser les vœux qu’elle désire voir annuler. Ils doivent être individués. D’où le problème posé par la possibilité d’une annulation générale et publique des vœux. Il existe également un autre type d’« annulation » des vœux, qui est cette fois un privilège accordé à l’époux et au père d’annuler les vœux de sa fille mineure (ketana, jusqu’à 12 ans). et de son épouse On parle alors de hafarat nedarim. Le Klein traduit hafara par nullification, annulment. De la racine PRR: to break, violate, annul, frustrate. Nous traduisons en français par résiliation. La résiliation est une résolution non rétroactive d’un contrat qui a pro- duit ses effets. La résiliation des vœux n’existe que pour les vœux précédemment cités. On peut même aller jusqu’à dire que c’est sans doute une même produit ses effets, elle ne le résilie que du présent au futur. Il semble que l’annulation rétroactive des vœux de l’épouse ou de la fille mineure posséderait quelque chose de psychologiquement plus violent (“tu n’as, littéralement, rien fait alors que tu croyais prendre un engagement”) que la hafara.
Dans le Kol Nidré, l’absence des critères caractéristiques d’une procédure d’annulation des vœux (pas de détail des vœux, absence des trois personnes) remet en question sa définition populaire de hatarat nedarim publique. Il semble plutôt qu’on ait affaire à au- tre chose qu’à une procédure. Peut- être un rite oral ayant la parole comme objet.
La plus ancienne version de la prière dont nous disposons est celle, hébraïque, du livre de prières du Rav Amram Gaon (IXe siècle, Soura). La prière est elle-même selon les avis des chercheurs une création de l’ère des Gueonim. Toutefois, il y a trace dans le Talmud d’une coutume individuelle d’annuler ses vœux à Rosh Hashana sans qu’il y soit fait mention d’une prière particulière: « Que celui qui veut que ses vœux ne soient pas valides se lève à Rosh Hashana et dise: que tous les vœux que je prendrais dans le futur soient nuls. » (TB, Nedarim 23a) Cette annulation n’est pas rétroactive mais porte au contraire sur des vœux qui n’ont pas encore été pris. On parle alors de mesirat moda’a. Les premières versions de la prière connues utilisaient le passé, « depuis Yom Kippour passé jusqu’à ce Yom Kippour ». Pour contourner la difficulté halakhique d’une annulation rétroactive générale des vœux sans en passer par le poids de la procédure individuelle et détaillée devant trois per- sonnes, le temps a été modifié pour le futur, transformant ainsi la signification juridique en mesirat modaa. Certaines versions utilisent bizarrement les deux temps, en dépit de la monstruosité juridique de l’objet ainsi créé.
Dans le livre de prières de Rav Amram Gaon, et malgré le fait que la prière soit citée, le Gaon précise qu’elle est « une coutume idiote et il est interdit de procéder ainsi ». Cette contradiction ne laisse pas d’étonner. À ce sujet certains chercheurs questionnent la source historique d’une telle prière: a-t-elle été imposée par le haut (descendante) ou bien a-t-elle été une concession rabbinique à une coutume empruntée aux rites oraux babyloniens ou païens?
D’autres seront plus mesurés en ne condamnant pas la prière en tant que telle mais en réduisant drastiquement sa portée halakhique et juridique. Ainsi, Saadia Gaon (IXe -Xe siècles, Babylonie) écrit- il que cette prière n’est efficace que pour les vœux faits par la communauté de façon non intentionnelle (encore qu’il faille déterminer si une telle chose existe et n’est pas une contradiction dans les termes ou un ensemble vide) Quant à Rashi, il explique que la prière est là pour annuler les vœux qu’on ne se souvient pas d’avoir pris mais que ceux dont on se souvient restent valides. Il faudra pour ceux-là une véritable procédure de hatarat nedarim devant trois personnes.
La mesirat moda’a elle-même a une efficacité restreinte aux vœux qu’on fe- rait en oubliant qu’on a fait cette procédure. Mais si on s’en souvient et qu’on fait le vœu en connaissance de cause, le vœu est valide car le fait même qu’on ait choisi de faire ce vœu annule de facto la moda’a.
À cet égard, le Kol Nidré ressemble beaucoup à ces décisions que les hu- mains prennent dans l’objectif de ruser avec eux-mêmes, ou plutôt avec leur moi futur, celui dont ils savent qu’il aura oublié les bonnes résolutions présentes et sera faillible. Une question de bon sens pourrait être alors la suivante: Comment peut-on oublier qu’on a fait le Kol Nidré? Ce qui se joue ici, c’est ce que le spécialiste de psychologie expérimentale Dan Ariely appelle l’irrationalité prévisible de l’humain. Je sais maintenant que je craquerais plus tard.
Le Kol Nidré, littéralement « tous nos vœux » ne porte donc pas sur tous les vœux, loin de là. Nulle trace des promesses violées par avance ou des vœux pris en sachant qu’on ne les tiendrait pas. Plutôt une mesure de prudence, de sécurité, un rite conjurant la multiplication des vœux face à ce qui semble être une manie irrépressible, séduisante: la prise de vœux pieux. Contrairement à la religion chrétienne, où la prise des vœux est un moment privilégié et valorisé de la vie du croyant, le vœu est en droit juif suspect. Gare à la piété trop ostentatoire. Gare à ne pas engager sa parole vis-àvis de Dieu avec trop de légèreté.
1. Dont la cible a évolué selon les lieux et les époques, passant des sadducéens et des esséniens à l’origine aux Nazaréens judéo-chrétiens jusqu’à mentionner les « chrétiens » dès le IVe siècle en Palestine. À ce sujet, lire l’excellent article de Liliane Vana, « La birkat ha-minim est-elle une prière contre les judéo-chrétiens? », dans Nicole Belayche (dir.), Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain, Brepols, 2003, p. 201-241
2. En France, c’est l’avocat Adolphe Crémieux qui obtiendra de la Cour de Cassation en 1848 qu’elle rende inconstitutionnelle toute référence religieuse dans les serments judiciaires.
Bibliographie
-Giorgio Agamben, Le sacrement du langage. Archéologie du serment, Vrin, 2009.
-Tsvi Zahavi, « A pragmatic study of Kol Nidré: law and compassion », Pragmatic Studies on Judaism, 2013, p. 169-194.
-Eliezer Diamond, « Kol Nidré, a halakhich history and analysis », All these vows, 2011, p. 73-79
-Daniel Landes, « Choice, committment, cancellation: vows and oaths in Jewish Law », All these vows, 2011, p. 80-86.
-Elimelekh Halévi, « Sur le serment (un chapitre de l’histoire de la halakha) ». (en hébreu), Tarbiz, 1968, p. 24-29
-Article « Serment » de l’Encyclopedia Judaïca.