L’histoire de l’immigration des Juifs éthiopiens en Israël constitue l’un des épisodes les plus extraordinaires des dernières années: au cours des quatre dernières décennies, plusieurs milliers de Juifs de la communauté Beta Yisrael sont montés en Israël. Fin 2015, 141000 personnes d’ascendance éthiopienne vivaient dans le pays (55,5 % d’entre eux sont nés en Israël), soit environ 2 % de la population d’Israël. Cette alyiah a manifestement créé des défis inédits.
La rencontre entre Juifs israéliens et Juifs éthiopiens n’est pas une simple rencontre entre nouveaux venus et vétérans de l’immigration, pas une simple rencontre entre Noirs et Blancs, mais plutôt celle de deux modèles de judaïsme aux antipodes: le judaïsme biblique et le judaïsme rabbinique. Ces deux judaïsmes se rencontrent au sein d’un même espace: l’État d’Israël.
Ayant ceci en tête, on entend pourquoi les Juifs éthiopiens, lorsque débutait leur aliyah, eurent tant de mal à comprendre pourquoi les rabbins israéliens ne plaçaient par leur confiance absolue dans les paroles divines prononcées sur le mont Sinaï et sûrement avant même le Sinaï et, donc agissaient différemment de ce qui était écrit dans la Torah. En face, les rabbins ashkénazes avaient le plus grand mal à accepter les Juifs éthiopiens comme complètement juifs.
Bien sûr, la couleur noire de la peau des Éthiopiens qui les rend différents des Juifs israéliens fut prétexte à toute une panoplie de nouveau stéréotypes au sein de la société israélienne. Plus encore, cela créa chez les immigrants éthiopiens une tension interne encore exacerbée à la deuxième génération autour de la question de l’identité. Comment, par exemple, se définissent-ils, se perçoivent-ils? plutôt comme d’origine éthiopienne ou israélienne? comme Noirs ou comme Juifs? Autrement dit, comment ressentent-ils leur identité d’origine ou actuelle?
Parmi les événements discriminatoires les plus connus contre cette communauté, les « conversions symboliques » ont violemment mis à mal leur identité personnelle et religieuse. Il s’agissait d’immerger les nouveaux immigrants dans un mikvé en vue de les convertir sans les en informer.
J’exerce comme rabbin de la communauté de Kiryat Gat. Un jour, alors que je venais soutenir une famille d’endeuillés d’origine marocaine, se trouvait là un rabbin marocain vêtu comme un Ashkénaze lituanien. Il donnait à des femmes originaires du Maroc et de Tripoli un cours sur l’allumage des bougies du shabbat. La question était de savoir si les femmes devraient d’abord allumer les bougies puis dire la bénédiction ou vice versa, si elles devraient dire la bénédiction puis allumer. Rav Ovadia Yosef, menuhato Eden [formule rituelle signifiant « que son repos soit au Paradis »], disait de commencer par la bénédiction puis d’allumer car c’est l’allumage qui fait rentrer shabbat. Le rabbin qui faisait cours suivait la règle de Rabbi Ovadia. Puis une femme d’origine marocaine se leva et dit au rabbin que sa mère faisait le contraire. Le rabbin lui répondit: « Ta mère fait erreur, c’est un mauvais usage et elle devrait changer ». J’interrogeais le rabbin: « Comment pouvez-vous dire à cette femme que sa mère fait erreur?« . Il hurla: « Es-tu en désaccord avec Rav Ovadia ? ». Je lui répondis que ce n’était pas moi qui étais en désaccord, mais plutôt Rav Mashash, menuhato Eden, le plus grand rabbin marocain, que c’était lui qui était en désaccord avec Rav Ovadia. Le rabbin qui donnait cours me dit de me taire. Alors je me suis tu.
L’exemple suivant contraste avec le précédent. Rabbi Shlomo Zalman Auerbach, zikhrono livrakha [formule rituelle signifiant « que sa mémoire soit bénie »], était le possek [décisionnaire] ashkénaze en halakha le plus en vue de la génération précédente. On demanda à Rav Auerbach s’il était permis de faire une salade d’œufs le shabbat. Il répondit que, puisque sa grand-mère le faisait, c’était licite. Autrement dit, lorsqu’on parle de la grand-mère du Rav Auerbach ou de rabbi Moshe Feinstein, le plus grand possek américain de sa génération, alors la grand-mère est un modèle halakhique à suivre. Mais si on s’appuie sur ce que faisait Mamie Aziza du Maroc, on dit que c’est une pratique insensée ou du folklore. Et si c’est ce que faisait Grand-Mère Lamles d’Éthiopie, alors ils disent qu’elle n’est pas assez juive et qu’il faut lui faire faire guiyour l’khumrah, une conversion de précaution. Une telle approche efface le passé et instaure des règles halakhiques qui constituent une forme de colonialisme religieux et de paternalisme. Cette position, et je regrette de le dire, s’est profondément insinuée dans la psyché de la communauté éthiopienne, exactement comme cela avait été le cas plus tôt pour les Juifs d’Afrique du Nord. Les Marocains arrivèrent avec une tradition magnifique et durent abandonner leurs règles et leurs lois pour se conformer aux décisions de Rav Ovadia Yosef. Nous ne voulons pas que la même chose se produise avec les Juifs d’Éthiopie.
J’ai écrit un livre, Du Sinaï à l’Éthiopie, qui m’a coûté très cher. Nombreux sont ceux, au sein du rabbinat, qui tentèrent de me faire taire en me traitant d’apikorus, d’hérétique, et même en utilisant des moyens légaux. La raison de cette faute vient de ce que ces gens pensent que, tandis que le monde rabbinique s’est développé et a progressé durant des milliers d’années, les Juifs éthiopiens étaient isolés, coincés quelque part dans le passé, comme si nous vivions sur une île religieuse primitive. C’est la raison pour laquelle je n’aime pas l’idée de « développement halakhique », la halakha ne se développe pas; au mieux elle change, de période en période, et est appliquée aux nouvelles réalités sociales, économiques ou intellectuelles d’un groupe donné.
J’affirme que ces différences tendent toutes à montrer que les Beta Israel occupent une place singulière dans les générations de la tradition juive, avec tout le respect dû à la Loi orale. C’est-à-dire que le fait-même que les Juifs éthiopiens n’avaient pas la mishna, la guemara et les traditions des Sages et des rabbins fait d’eux, paradoxalement, une des communautés les plus uniques et les plus fascinantes du monde juif. Il s’agit d’un narratif fabuleux d’une sorte de communauté qui constitue une gueniza vivante [lieu où sont déposés les textes sacrés lorsqu’ils ne peuvent plus être utilisés], ou une archive vivante qui nous offre une fenêtre sur une pratique juive antique et même, apparemment, qui remonte encore bien au-delà du judaïsme pré-talmudique. Une telle approche rend à la communauté éthiopienne sa fierté perdue.
Alors on peut comprendre la philosophie de la culture juive pour les Juifs éthiopiens. La halakha rabbinique, bien souvent, regarde les humains de façon négative, avec suspicion, quand la halakha éthiopienne perçoit la nature humaine sous un jour positif et fait confiance aux humains. Cela signifie, lorsque l’approche initiale de l’humain est d’une façon ou d’une autre négative, que l’accent sera mis sur sour m’ra, tiens-toi loin du mal, éloigne-toi du yetser hara, du mauvais penchant. À l’inverse, lorsque la perception de la nature humaine est essentiellement positive, comme dans l’approche éthiopienne, alors on insiste sur assa tov, faire le bien, renforçant ainsi la nature initialement bonne des humains. Et c’est pourquoi dans le monde religieux des Juifs éthiopiens, des notions comme «la suspicion», «peut-être», «il se pourrait que» sont si rares. Les Juifs éthiopiens insistent sur la kavana, l’intention plus que sur l’action, sur la mitsva. Cette perspective religieuse demeure importante pour nous aujourd’hui. Et cela explique pourquoi tout s’est passé à sens unique: les Juifs éthiopiens ont accepté le monde orthodoxe bien plus facilement que le monde orthodoxe ne les a acceptés.
Il y a à peine un an, j’ai eu l’honneur d’ouvrir le centre pour l’étude du judaïsme éthiopien à l’Académie Ono, le premier au monde et le début d’un rêve qui se réalise. Dans ce centre, nous ne nous attacherons pas à expliquer les Éthiopiens, mais à comprendre leur monde juif.
Le judaïsme éthiopien nous enseigne cette chose si importante: le secret du judaïsme et de la Torah est d’être capable de concevoir qu’il existe, de fait, différentes vérités, et différentes façons de servir Dieu, comme il est dit en hébreu ele v’ele divré elohim hayim, les paroles des uns et les paroles des autres sont les paroles du Dieu vivant. Et de pouvoir ainsi regarder à travers les yeux d’un autre qui voit la vérité autrement. Tous, nous nous tenions au Mont Sinai et, quoique nous comprissions les choses différemment, nous avions alors tous raison. Cela constituera le début d’une nouvelle approche qui soutiendra le pluralisme au sein de la loi juive.
Traduit de l’anglais par Antoine Strobel-Dahan