Si l’on parle BD, il faut bien en citer ses prêtres pour rendre à Crumb ce qui appartient à Crumb. Crumb est ce génial auteur américain, fils illégitime de Rubens, Toulouse-Lautrec, Albert Hofmann et Gustave Doré, nourri aux comics venimeux et gourou underground dans sa maison paisible du sud de la France. Ici, pas de Fuzzy-the-Bunny délirant ni de Fritz-the-Cat; plutôt tous ces personnages bibliques pour un récit au cordeau qui suit précisément le texte génétique, mot par mot, selon la traduction de Robert Alter. Et ce n’est vraisemblablement pas un hasard s’il a choisi l’interprétation de cet hébraïsant kafkaïen. Abandonnant le chat pervers, Crumb s’est plongé dans la Genèse pour produire un véritable chefd’oeuvre littéraire et artistique, quoi qu’aient pu en dire les pisse-froid et peine-à-jouir nourris d’un catholicisme bon teint, bien malmenés par cette illustration (au sens le plus noble qui soit) du texte premier. Cinquante chapitres, donc, irrévérencieux mais fidèles, diablement insoumis, sacrément respectueux, un verbatim grandiloquent, quelque part entre toujours et partout, une illustration du concept biblique de leolam vaed, pour toujours, pour tous, tout le temps. La Genèse de Crumb est à placer dans sa bibliothèque entre les traductions de Meschonnic et la Bible du Rabbinat, tout à côté de Kafka et Saint-Exupéry, pas bien loin du Chat du Rabbin.
Il était une fois, il y a fort fort longtemps, un livre tantôt shakespearien, tantôt mythologique, tantôt fantastique, tantôt poétique, souvent tout ceci à la fois. Il était une fois, il y a bien moins longtemps, un homme et une femme qui prirent en main ce texte. De La Bible de toujours qui somnolait dans sa torpeur, ils extrayèrent un côté, plutôt le meilleur, et soufflèrent, soufflèrent, soufflèrent à en perdre haleine, tant et si bien que la vie anima un nouveau livre, Une Bible qui, pour n’en être qu’une, n’en est pas moins toute. On entre dans Une Bible sur une table (c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup) : lourd, massif, l’ouvrage se présente comme LA Bible, impressionnant voire intimidant. Alors assoyons-nous sereinement et tournons la lourde couverture. S’ouvre à nous l’histoire de ce que nous sommes, comme culture, comme société, comme être doués de la mémoire des générations qui nous sont. S’ouvrent à nous ces histoires qui font notre monde, que nous connaissons, mal ou bien, qui bercent nos expressions et nos cosmogonies, que nous aimons mépriser ou chérir mais qui nous connaissent autant que nous les savons. Phillipe Lechermeier s’empare du texte en conteur polymorphe et volage pour livrer une interprétation textuelle, à l’image de la version originale et de ses déclinaisons : multiple, déroutante, familière. Ici aussi les styles sont pluriels, ici aussi on sait que rien n’est plus essentiel que le superflu du texte, que sans ces épices le récit serait fade. Alors on navigue de poésie en litanie, on croise des contes et une (vraie) pièce de théâtre en trois actes. Et, puisque ce numéro de Tenou’a parle d’interprétation, en voici une, et pas des moindres, en voici une à ne pas manquer, quoi que… … quoi que, si ce texte pourrait sans doute se suffire, il en serait un Adam sans Ève. Et Ève, justement, la voilà, magique et magnifique, dans les doigts de Rébecca Dautremer, l’artiste qui interprète ce texte par l’image. Il faut s’embarquer dans sa galerie de la généalogie de portraits de la descendance de Noé, il faut se laisser happer par sa femme adultère, ou sa danse mortelle, embrasser son Job, observer sa réclame de la pièce joséphienne, nager avec Adam et Ève dans les eaux d’Éden. Rébecca Dautremer est, elle aussi, une infidèle en art, maniant avec talent et souplesse un style ou un autre, qui grave, qui drôle, qui bouleversant. Cette Bible, qui n’en est sûrement qu’une, qui n’en est pas mineure, cette Bible est une fabuleuse réussite, notamment parce qu’elle est déjà une interprétation croisée, parce qu’elle est un outil providentiel de transmission et de question, un outil précieux et fragile qu’il serait fautif de manquer. Alors certes, son prix est un peu élevé, mais elle vaut bien trois livres, ou cinq ou cent, et en contient sûrement davantage.
Il s’en est fallu de peu que ces trois coups de coeur ne soient que deux, non qu’il n’existe nombre d’autres Bibles illustrées de qualité, mais nous prenons ici le luxe de vous présenter ce qui représente pour nous plus que de beaux livres. Oui mais voilà, tandis que nous préparions ce numéro est sorti au Tripode un ouvrage inouï et en tout point remarquable, Le Livre. Laudatifs, nous ? Peut-être, un peu, mais vous étiez avertis : nous vous présentons ici nos chouchous, nos coups de foudre et nous avons l’âme émue. En sept scènes choisies dans le Tanakh, l’Argentin Nicolás Arispe livre une vision postapocalyptique, brute et bouleversante du texte. La traduction, subtile, oscille entre un classicisme choisi et une impertinence meschonnicienne. Sans doute la plus contemporaine de nos trois Bibles, Le Livre nous emmène dans un univers atomique, d’agriculture et de pêche intensives, de réchauffement climatique, au Groënland ou à la Renaissance, un monde où l’animal figure l’homme, où l’homme s’efface pour rendre à la fable l’essence du mot. Cette rencontre entre notre préhistoire spirituelle et une science-fiction atemporelle porte l’insaisissable éternité du texte par une concision humble et subtile.
La Création du Monde ? Fukushima lugubre où les corbeaux répondent aux poissons morts, où seul le serpent semble doué d’âme. « Et Dieu dit : Faisons l’homme à notre image. » La ligature d’Isaac ? Abraham ici est un ours polaire échoué sur la banquise à proximité d’un navire pris par les glaces, cadre d’une dramaturgie zoomorphe et ethnographique. Et puis il y a l’archange Michael, figure jurassique para-marine baroque et terrifiante ; un Job saurien algique à la merci du sort ; un Jérémie bancal et labile, oscillant de ponts suspendus en rails perdus ; Ézéchiel, minotaure magistral d’une armée rédemptrice ; enfin Jonas, pauvre loup pathétique qu’épargne un sagace sacrifice.
Comme le texte biblique, le trait est rude mais ciselé, la gravure porte la force douloureuse et infinie du verbe. Sans doute la plus « adulte » de notre sélection, cette interprétation biblique est à lire au calme, un soir d’été, pour ne pas déprimer mais en saisir l’abrupte et substantielle parole.