La neige. Le bruit d’une “pauvre bûcheronne” dans la neige. Ses pas se déplacent et laissent des traces, des sons d’éponge qui mousse. Quand soudain, sur le sol, un bébé enveloppé dans un tallit [un châle de prière] s’anime. Des larmes au loin. Un cœur qui bat rencontre un autre cœur qui bat. Nous y sommes. Une pauvre bûcheronne rencontre une marchandise. Une marchandise avec un cœur, une marchandise tombée d’un train. D’un wagon à bestiaux.
Michel Hazanavicius, réalisateur d’OSS 177, de The Artist ou encore de Coupez, s’était promis qu’il n’irait pas de ce côté-là, qu’il ne réaliserait pas de film sur la déportation, sur les camps. “Je ne m’en sentais pas l’envie, pas la légitimité non plus”. Et puis, il a changé d’avis : “l’histoire de La plus précieuse des marchandises a ébranlé mes certitudes”. Précisons que Michel Hazanavicius et Jean-Claude Grumberg se connaissent depuis toujours, le cinéaste a grandi aux côtés du dramaturge qui est un ami de ses parents.
“Adapter ce conte pour en faire un film d’animation m’est apparu comme une évidence, je ne me voyais pas demander à des acteurs de jouer de faux déportés dans un faux train. Un dessin, contrairement à un acteur, ne fait pas semblant”. Michel Hazanavicius dessine et ce sont ses dessins (qui s’inspirent de gravures des années trente) qui donnent corps aux personnages, à la simplicité de leurs traits. “Par exemple, pour la bûcheronne, je ne voulais pas lui donner une apparence de princesse Disney, pas non plus une apparence de sorcière”.
Comment ne pas sauver cette gamine tombée du train? “Ce film, ce n’est pas un film sur les victimes, sur les bourreaux. C’est un film sur les Justes, c’est le message que j’aimerais faire entendre”. La pauvre bûcheronne s’organise. Contre l’avis de son mari convaincu que l’enfant appartient à la “race des sans-cœur”, des “tueurs de dieux”. Le temps passe, le pauvre bûcheron s’attendrit, son cœur se ramollit. Comment ne pas l’aimer? Comment s’en cacher? “Les sans-cœur ont un cœur”, se retrouve-t-il à clamer dans les bois, un soir de beuverie. Comment ne pas faire éclater cette vérité?
À un moment, nous ne sommes plus dans les bois. Nous sommes dans un train au rythme incertain. Des femmes, des hommes, des enfants, des personnes âgées y somnolent. “J’ai voulu représenter des personnes de façon digne, pas de façon déshumanisée. J’impose une vision. Il n’était pas question pour moi de reprendre la mise en scène des nazis”, traduit le réalisateur.
Dans ce train, un homme au regard cerclé, tient contre lui “la plus précieuse des marchandises”, son enfant. Lorsqu’il aperçoit un bois et une bûcheronne, il se lève et la propulse depuis la minuscule ouverture. En espérant que l’enfant vive. En croyant au hasard. “Le hasard est fondamental dans ce conte. Comme dans mon histoire. J’ai survécu à la déportation par hasard. On a été emmenés, ma mère, mon frère et moi au commissariat du 10e arrondissement de Paris et le commissaire nous a dit : ‘Rentrez chez vous’. J’ai lu plus tard que le commissaire du 10e était le moins zélé dans la chasse aux Juifs”, ajoute Jean-Claude Grumberg.
Le train arrive à destination. Dans ce que l’on appelle un camp. Ce que les historiens appellent un centre de mise à mort (comme Auschwitz-Birkenau). Le père de “la plus précieuse des marchandises” est sélectionné pour le travail, pour survivre à sa femme et son autre enfant, l’autre jumeau, qui seront immédiatement assassinés.
Comment représenter l’insoutenable, le pas croyable? “J’ai repensé à ce que j’avais vu en allant au Rwanda. Dans une espèce de grange, j’ ai découvert des accumulations de corps plongés dans la chaux, des accumulations de crânes. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser aux accumulations à Auschwitz”.
Ce film n’est donc pas à destination des enfants contrairement à ce j’ai pu croire dans la première partie du film. Le cinéaste n’a pas non plus cherché à représenter la réalité dans les camps, ce n’était pas son travail, pas son objectif. “Moins on montre et plus on suggère”.
Dans ce conte, les protagonistes ne sont pas loquaces. Ils s’expriment peu, ne traduisent pas la complexité de leurs émotions, préfèrent le silence au bruit. Pour compenser cette absence de paroles, la musique d’Alexandre Desplat s’impose comme une voix intérieure, celle de la pauvre bûcheronne, du pauvre bûcheron, du père survivant des camps. C’est la musique de Desplat qui nous donne des indices sur la psyché des personnages. C’est elle qui s’enthousiasme, s’excite, se ravise. C’est elle aussi qui s’effondre, s’assombrit, se glauquise. La musique occupe l’écran au même titre que le cerf, l’arbre à terre et ses branches arrachées, le lapin pris dans un piège puis sautillant, l’oiseau qui nous guide vers la noirceur des hommes.
Une personne du public lève la main, elle porte une voix d’enfant et demande au réalisateur s’il appréhende la sortie du film, les réactions étant donné le contexte. “Non, je ne vois pas de quoi je pourrais avoir peur. Ce film porte un discours calme, apaisé, humaniste”. Ce film est simple comme le conte est simple. “Il aura fallu 60 ans à Jean-Claude Grumberg pour parvenir à une telle simplicité”, relève Michel Hazanavicius”.