Lettre à la France, terre d’accueil

© Orit Gafni, מבעד לחלון, “Through the Window”

Cet article a été publié dans le numéro 163 de Tenou’a, “Lettres à la France”, printemps 2016

Chère France,
comme tu le sais, je pense à toi tous les jours, du moins depuis que je peux mettre des mots sur le sentiment d’être, d’être vivant quelque part. On apprend très tôt le nom de son pays et en particulier de sa ville, surtout quand on est fils de rabbin, comme je le suis. Cela fait partie de l’identité. Ainsi, longtemps, avant de décliner mon nom, je disais “je suis le fils du rabbin de Reims, puis de Lille puis de Metz puis de Marseille.” Une façon aussi de dire, sans te nommer, que l’on est du Nord, de l’Est, du Centre ou du Sud de la France. Fierté de cette noblesse à particule qui était souvent écornée par des questions toujours surprenantes: Ouaknin, c’est russe? Es-tu un cousin des Bakounine? Ah bon c’est marocain! Berbère, en plus! Oui tous les noms en “Oua” ou “Wa” sont berbères, Ouanounou, Oualid, ou Walt Disney! Cela faisait toujours rire!

Avec le temps, dire que je venais d’ailleurs m’a paru plus intéressant, plus noble encore. La famille de mon grand-père maternel venait d’Herrlisheim, un petit village alsacien du pays rhénan, au sud-est d’Haguenau, à deux kilomètres d’un pont sur le Rhin, petit village qui fut tour à tour allemand et français. Famille qui était installée dans ce village depuis plusieurs siècles.

Ma grand-mère maternelle est née au Luxembourg, de parents venus d’Allemagne. C’était à la fin du XIXe siècle. À des milliers de kilomètres, à la fin de ce même XIXe siècle, mon grandpère paternel est né à Demnate, une petite ville marocaine du Haut-Atlas, à flanc de collines à 960 mètres d’altitude et à 100 kilomètres à l’est de Marrakech où il s’installa plus tard et où est né mon propre père. Plus tard il vécut à Casablanca rue Jean-Jacques Rousseau…

Moi, Je suis né à Paris, rue Mirabeau, (“Faut-il qu’il m’en souvienne…”), dans une famille qui, tous les matins, jusqu’à aujourd’hui, remercie, en une prière tacite, le chanoine Raymond Vancourt et sa gouvernante Mlle Raymonde, la Résistance lilloise, et le petit village de Wavrans-sur-Ternoise, “Justes des Nations” qui, en 1943 jusqu’à la fin de la guerre, sauvèrent, cachèrent, et protégèrent, entre autres, la famille Ehrlich, donc ma mère, éclairant ainsi à leur façon, chère France, les années les plus sombres de ton histoire.

Quand j’étais petit, mon grand-père vint s’installer chez nous et il y avait au-dessus de son bureau, sous verre, un diplôme encadré dont il était très fier.
Sous le mot Dahir, était écrit que Maïr Ouaknin avait été fait chevalier de l’ordre du Wissame alaouite chérifien, par le roi du Maroc en personne, décret du 14 juin 1930!

J’ai ainsi vécu une enfance bercée par l’idée que j’étais le petit-fils d’un chevalier royal. Dans un anachronisme total, je rêvais de cavalcades, de ponts-levis, de châteaux et de princesse enfermée dans un donjon, qu’un jour je serai capable de venir délivrer. Mais à ce rêve il manquait le paysage dans lequel le cheval galopait pour accomplir toutes ses missions, missions qui étaient bien évidemment toujours dangereuses, toujours héroïques et toujours réussies.
Quand il évoquait le Maroc, mon grand-père me parlait souvent de déserts et de sommets enneigés, et j’arrivais mal à comprendre comment “neige” et “chaleur du désert” pouvaient faire si bon ménage!

En grandissant, j’ai gardé inscrit en moi le souvenir de cette dignité chevaleresque dont j’étais l’héritier. Et, très profondément enfouie dans ma mémoire, la chaleur d’un désert inconnu m’a toujours réchauffé quand j’en avais besoin, et la blancheur des sommets m’a toujours donné hauteur et lumière quand cela s’est révélé nécessaire.

Chère France, ce que disent ces histoires au-delà de souvenirs portés par un enfant qui finit par grandir, c’est que tu fus une terre d’accueil pour des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui vinrent d’ailleurs. Terre d’accueil et de rencontres, de bifurcations des lignes d’histoires et création de nouveaux destins.

Cependant, je crois que cet accueil que je ressens au plus profond de moi n’a pas seulement un caractère géographique et territorial mais se situe aussi de manière fondamentale et fondatrice dans les mots et la beauté de la langue de Molière, de Hugo, de Michelet et de Ronsard, de Rabelais et de Baudelaire, de Verlaine, de Proust et de Rimbaud.

Mais je dois de suite ajouter quelque chose d’essentiel: cette langue de France que j’ai apprise et qui est le filtre de chaque instant de mon existence, a aussi sens pour moi par le voyage que les textes de la tradition lui ont permis de faire à travers le monde entier, portée par le génie d’un Champenois qui voyagea lui aussi beaucoup et qui eut l’idée extraordinaire de traduire les mots compliqués de l’hébreu biblique et de l’araméen talmudique en langue d’oïl de son temps1.

Cadeau de remerciement et de reconnaissance, une manière d’être toute juive, si l’on se souvient que “juif” signifie “merci”. Remerciement pour avoir accueilli une partie du peuple juif exilé de sa terre, jusqu’en Espagne et jusqu’en France selon le prophète Obadia2. Verset dans lequel les traducteurs hésitent dans la traduction du mot Tsarfat צרפת entre le port de Sarepta au sud de Tyr ou le nom hébraïque de la France.

Rachi traduit Tsarfat par פרנצ״א, França, en rapportant une proposition des lexicographes de son temps. Ton nom est ainsi à jamais scellé dans la Bible elle-même, disant l’antiquité de ta vocation d’accueil des exilés même si des rois se réclamant de ton nom éprouvèrent le besoin de manifester leur pouvoir par des expulsions et des rappels à répétition de ce petit peuple tranquille de marchands, de rabbins, de médecins et de commentateurs géniaux.

Tu ne peux pas, chère France, imaginer le plaisir de découvrir au détour d’un commentaire de Rachi apparaître le mot גרינוליר״א “grenouillerie” ou “genouillère”, au cœur d’un commentaire sur la grenouille-une et la grenouille-multiple du verset 8,2 de l’Exode décrivant la plaie des grenouilles lors des dix plaies d’Égypte.

Ou encore la jubilation de lire dans le Robert Historique de la Langue Française que la première attestation du mot “chut” dans le sens de “faire silence”, se trouve dans les gloses de Rachi3!
Pont entre deux langues, zeugma et zoug, judéo-français qui a forgé un paysage exceptionnel, je suis même tenté de dire une âme exceptionnelle. Celle d’une identité à jamais marquée par la joie profonde de l’accueil et de la relation. Identité conjonctive et trajective, que les maîtres de l’école française ont semé avec tant de subtilité et de discrétion. Langue d’oïl hôtesse de l’hébreu, hébreu hôte de ce français premier! Couple pour la vie, ils ont élu séjour dans l’interligne des textes sacré et l’arrondi fragile des lettres carrées…

Ici prend tout son sens le nom de la yeshiva de mon adolescence où se développa ma passion du Talmud: Yeshiva Hakhmé Tsarfat, ישיבת חכמי צרפת “Académie Talmudique des Sages de France”. Une formidable orientation sur le chemin de vie!

“Il y a dans toute vie, écrit Henry Bauchau, un moment de lumière si intense qui, même si celle-ci est immédiatement rappelée par l’ombre, construit l’événement fondateur, indicible, que toute une vie va tenter de dire. Il ne s’agit pas de comprendre ni d’expliquer cette lumière car dans les profondeurs où nous nous aventurons tout est hautement inexplicable. Il s’agit seulement de continuer à vivre en s’éclairant de cette lumière surgie de la mémoire, lumière venue d’ailleurs par laquelle on sent que la vie recèle un abondant, un inépuisable trésor.”

Et cette lumière, chère France, pour moi, fut l’école.
Que j’ai aimé le bruit de la plume qui grattait sur mon cahier d’écolier! L’odeur de l’encre violette qui tachait les doigts et coulait sur le bois de mon porte-plume! Le maître d’école qui marchait entre les pupitres dans son tablier gris ressemblant à un capitaine de bateau, droit et digne dans le vent des mots, alors que tous les marins, mousses et moussaillons, étaient courbés et s’accrochaient aux cordages du cahier pour résister à la tempête et retenir par des nœuds fragiles, l’accord des compléments d’objet directs, instables créatures de l’être et de l’avoir! La correction de la dictée qui venait tout de suite après l’exercice, quand le mot qui avait failli passer par-dessus bord était rattrapé in extremis et se retrouvait sur le pont, bien accroché, défiant les surprises du roulis et du tangage de la grammaire!

Dans l’une de ses ballades, François Villon, avec une répétition poétique soutenue, pose cette belle question: Mais où sont les neiges d’antan?
Merci France!
Je crois, aujourd’hui, avoir trouvé une réponse. 

1 Rachi, le “Prince des commentateurs” vécut à Troyes: 1040-1105 
2 Obadia1:20 (traduction du rabbinat) “Et les exilés de cette légion d’enfants d’Israël, répandus depuis Canaan jusqu’à Tsarfat, et les exilés de Jérusalem, répandus dans Sefarad, posséderont les villes du Midi.” 
3 Dictionnaire Historique de la Langue Française, dirigé par Alain Rey, Éditions Le Robert (2000), tome I, p. 752.

Cet article a été publié dans le numéro 163 de Tenou’a,
“Lettres à la France”, printemps 2016