l’hébreu en hébreu

Depuis bientôt 15 ans, l’École juive moderne accueille des élèves dans le 17e arrondissement de Paris.
Si l’école a été principalement fondée par des communautés libérales et massorti parisiennes, sa population est majoritairement issue d’un milieu traditionaliste.
Avec 200 élèves et le projet d’ouvrir une classe de collège à la rentrée 2021, cette école dont une partie de l’enseignement se fait en hébreu a fait le pari d’aborder autrement ce que peut être une école juive.
Entretien avec sa directrice de l’enseignement juif, Gabriela Golberg, et le rabbin d’Adath Shalom, à l’initiative du projet, Rivon Krygier.

 

© Addam Yekutieli aka Know Hope, The Collective Missings, mixed media, 45 x 81,5 / 56 x 83,5 cm, 2013
Photo by Avi Hay – Courtesy Gordon Gallery, Tel Aviv

Antoine Strobel-Dahan Pourquoi l’École juive moderne s’appelle-t-elle « moderne » ? En quoi son approche de l’enseignement juif est-elle moderne ?

Rivon Krygier Le projet de cette école qui a débuté il y a une quinzaine d’années a eu pour but de rassembler des personnes qui souhaitaient donner une éducation juive à leurs enfants dans un état d’esprit quelque peu différent de ce qui se faisait dans les écoles juives classiques. L’étiquette de « moderne » vient exprimer notre refus d’un judaïsme replié sur lui-même, d’une école du ghetto. Nous voulons que les enfants soient ouverts sur le monde, ce qui passe par l’interdisciplinarité, par le dialogue entre les cultures et les spiritualités, par l’intérêt pour les arts, pour la science, pour les autres sensibilités à l’extérieur et à l’intérieur de la communauté juive. L’esprit moderne, c’est vouloir ne pas imposer un carcan dogmatique ou normatif et préférer éveiller à des valeurs. C’est se dépouiller d’une attitude autoritaire et autosuffisante par une éducation juive engagée qui respecte les différentes affiliations, qu’elles soient libérales, massorti ou même orthodoxes, sous réserve qu’elles jouent le jeu de la diversité et du pluralisme. Il y a aujourd’hui dans le monde juif une tendance moderniste qui est inspirée par l’humanisme, la rencontre et le respect de l’autre, l’accueil. L’école juive moderne a aussi ceci de spécifique qu’elle accueille tous les enfants juifs, toutes les familles qui veulent donner une éducation juive, même si la mère n’est pas juive. Le parti pris est que tous les Juifs sont juifs ! Tous ont droit à une éducation juive même s’ils ne sont pas halakhiquement juifs. Charge à eux, ensuite, s’ils le souhaitent, de se tourner vers les obédiences de leur choix pour régulariser leur situation et s’engager dans une vie juive pratiquante.

Gabriela Golberg Au départ, la plupart de nos élèves venaient de familles qui cherchaient un autre modèle d’éducation juive pour leurs enfants. Petit à petit, et alors que nous avons acquis une place importante au sein des écoles juives, de nouvelles familles nous ont rejoints, un peu plus pratiquantes et, aujourd’hui, ce sont souvent des familles du quartier. L’essentiel de la population est constitué de familles pas spécialement affiliées à des synagogues mais plutôt liées au système consistorial pour les actes majeurs de la vie juive.

ASD L’égalitarisme fait-il partie des grands principes de votre école ?

GG Notre enseignement s’adresse exactement de la même manière aux garçons et aux filles, et nous leur faisons aussi découvrir l’existence de synagogues dans lesquelles les filles peuvent lire la Torah, ou dans lesquelles les filles portent tallit et kippa. Cela nous permet de montrer aux enfants la pluralité des pratiques juives. Garantir ce principe suppose, avant tout, de positionner la femme et l’homme dans un rôle égalitaire tant dans la pensée que dans les savoirs, la pratique et la liturgie.

RK Jusqu’ici, nous n’avions pas encore de classe de collège, et cette question égalitaire ne se pose pas vraiment avec des enfants très jeunes. Ce sera un défi pour l’école de défendre ce principe d’égalité tout en respectant aussi la pluralité des sensibilités : le fait que certains veuillent séparer filles et garçons n’est pas nécessairement un manque d’égalité, ce peut être une façon de concevoir la synagogue. Nous devrons voir avec la population comment faire pour que tout le monde trouve sa place. Car l’existence réelle de ce pluralisme doit rester un enjeu de notre école.
L’école forme une sorte de sas, parce qu’il y a un fossé de mentalité très fort entre l’égalitarisme qui nous vient des États-Unis, d’Israël et d’un certain nombre de pays où il est déjà évident que les femmes remplissent un rôle, et la situation française où ce type d’égalitarisme est mal connu du grand public juif et soulève souvent de très fortes crispations et réticences. L’école est un lieu de dialogue, de rencontre, un lieu où on voit la pluralité, et ce dans tous les sens : il s’agit aussi pour des familles « modernes » de rencontrer la pluralité orthodoxe, même si notre population tend à devoir travailler plus sur la découverte du judaïsme moderne. Mais le principe de l’école demeure d’être un laboratoire des rencontres.

ASD Souvent, l’école juive élémentaire envisage l’enseignement juif essentiellement par le par cœur, et assez peu par la compréhension. Comment cela se passe-t-il chez vous ?

GG Nous avons huit heures d’enseignement juif par semaine, sans distinction entre hébreu et matières juives puisque, dès le début, cet enseignement est délivré en hébreu moderne. Les enfants de l’EJM sont capables d’échanger avec un intervenant extérieur qui ne parle qu’hébreu. Parce que durant huit heures par semaine, ils entendent de l’hébreu. C’est un processus plus long mais éminemment plus solide que si cet enseignement était délivré par la médiation du français. Cela permet aux enfants d’interroger le texte hébraïque, de le croiser, de l’expérimenter.

RK Pour moi c’est le point fort qui fait que l’EJM est pionnière et est même un modèle pour d’autres écoles juives. La formule ivrit be-ivrit (« l’hébreu en hébreu ») est la clé : l’acquisition d’une langue par le parler, la langue vivante. Une culture ne peut s’acquérir que de l’intérieur d’une langue. Et on voit bien que, très souvent, les écoles juives ont beau essayer de transmettre quelque chose, il y a une espèce d’obstacle majeur parce que, soit on est dans la répétition superficielle, soit quand bien même on arrive à étudier les contenus, cela se fait à travers la médiation d’une langue étrangère qui n’en restitue pas tout l’esprit. Or c’est seulement une fois qu’on est à l’intérieur, qu’on habite cette culture, qu’on peut se l’approprier. En grandissant, ces enfants seront capables de rentrer d’eux-mêmes au cœur des textes, de s’en faire leur propre idée, parce qu’ils en auront la clé : l’hébreu.
Pour revenir à la question du par cœur, je n’ai rien contre, c’est même parfois essentiel. La limite est que, lorsqu’on fait trop de par cœur, cela sous-tend le message qu’on doit accepter sans discuter. À L’EJM, on accordera davantage de place pour le débat et l’interprétation.

ASD Cette façon d’enseigner en « immersion » et de créer un sentiment d’appartenance déteint-elle sur l’enseignement des matières générales ? En d’autres termes, parvenez-vous aussi à créer cette appropriation, ce sentiment d’appartenance à la culture et aux valeurs françaises ?

GG L’enseignement chez nous est conçu de manière transversale. Donc oui, il y a les textes de notre tradition juive mais il y a aussi les textes de notre culture française et universelle. Nous travaillons beaucoup à créer des liens, à bâtir des ponts entre tout ce que les enfants apprennent. Cette transversalité a été mise en avant dès la création de l’école. Le décloisonnement entre les matières permet d’enrichir l’expérience d’apprentissage. Chaque année nous travaillons autour d’un projet d’établissement, un thème abordé de manière transversale. Nous avons ainsi travaillé autour de l’écologie, des sciences, des arts. Nous avons par exemple créé au cours d’une année une exposition « Culture en partage » en partenariat avec l’Institut du monde arabe et le Musée d’art et d’histoire du judaïsme.

ASD L’école confessionnelle est parfois perçue par l’extérieur comme une école qui coupe. Pouvez-vous entendre que, vu du dehors, une école dans laquelle interviennent des religieux et où une partie de l’enseignement se fait dans une langue étrangère, peut susciter le sentiment d’une école qui isole, qui sépare ?

RK Nous avons en France un modèle : celui de l’école bilingue, dans laquelle on a le français comme langue principale et où une grande partie des enseignements est dispensée dans une langue étrangère. Le principe de fonctionnement de l’EJM n’est pas différent. Notre école est bien une école de la République. Nous voulons que la culture juive de nos enfants soit un en-plus et non un en-moins à leur culture française. Pour nous, l’acquisition de l’hébreu comme langue vivante et d’étude n’est pas une question de séparation mais de survie. Il nous faut prendre conscience que la diaspora juive est une espèce en péril ! L’éducation juive très rudimentaire que l’on donne en général ne suffit pas à endiguer le phénomène de dissolution. Ce que nous souhaitons transmettre, à travers le bilinguisme, c’est la joie et le bonheur de penser, chanter et rêver en hébreu comme en français. Habiter son judaïsme est le secret de la survie. Seule une bonne école peut offrir cela à nos enfants.

GG Il me semble même que le fait d’avoir un sentiment identitaire fort nous permet d’être plus ouverts à l’Autre. Plus les enfants se sentent en sécurité dans leur identité, plus ils vont pouvoir s’ouvrir. Comme lorsque nous sensibilisons nos élèves au patrimoine historique de nos quartiers, en partenariat et en dialogue avec des enfants des écoles publiques. Ces échanges sont souvent sources de dialogue et débat sur le vivre-ensemble.

ASD Comment faites-vous pour donner du sens à ce qu’apprennent les enfants dans les matières juives quand on sait que souvent, dans les écoles juives, ce qui prime en l’espèce est l’accumulation d’un maximum de connaissances liturgiques et théoriques ?

GG D’abord, nous travaillons sur la compréhension de la prière de façon progressive. Au fur et à mesure que nous montons en classe d’âge, la structure globale de l’office se complète. Notre programme essaye de s’enrichir à chaque étape, par des interventions, par des sorties, par des échanges.
Donc, à chaque niveau, on explique une autre partie de la liturgie pour que les enfants puissent comprendre le sens, des mots-clés de chaque prière et aussi les différentes mélodies façons de prononcer de ces prières. Et nous utilisons des chansons modernes dont le sens est proche de celui des prières et qui permettent de donner un autre sens, une autre perspective sur la signification de la prière.
Évidemment, on ne travaille pas de la même façon en maternelle et en primaire. Concernant l’étude de la Torah, en maternelle, on est plutôt dans la transmission du récit mais, petit à petit, on amène les enfants en primaire à interroger le texte. Avant de leur livrer les commentaires des Sages sur le texte, on les laisse donner leur sentiment, expliquer ce qu’ils perçoivent.
Le rôle de l’enseignant est de faciliter la discussion autour du texte, d’alimenter le débat en fournissant les sources pertinentes, en développant un jeu de questions-réponses à partir des découvertes et observations des enfants, sans nécessairement faire aboutir à une seule lecture si les approches diverses demeurent pertinentes.
Les enseignants ont pour instruction de ne pas avoir une attitude autoritaire, de ne pas délivrer de sentences sur ce qu’il faut ou ne faut pas faire ou croire. Et si un enfant manifeste une gêne ou une réticence, elle est écoutée et discutée. Évidemment, on enseigne les lois et les coutumes, mais cela ne peut pas mettre un enfant en position délicate par rapport à ce qu’il ressent, à sa manière d’être juif ou à ce qui se pratique chez lui à la maison. Le judaïsme n’est pas dogmatique, donc notre enseignement ne peut pas l’être.

RK C’est aussi la manière juive de fonctionner au-delà de l’EJM : nous n’avons pas un agenda idéologique ou dogmatique. Le texte lui-même porte des valeurs qui sont découvertes spontanément en l’étudiant. C’est souvent au nom de valeurs intuitives que les enfants réagissent : « c’est injuste, c’est bizarre, c’est bien », etc. C’est en rebondissant sur leur réflexion que l’enseignant les incite à affûter leur sensibilité. Le message jaillit de lui-même, de manière variée d’un enfant à l’autre. Nos enseignants ont pour mission de créer une atmosphère stimulante qui donne droit à la liberté de penser. Lorsqu’on enseigne de façon autoritaire, il se crée certes une identité forte, mais moutonnière. L’adhésion s’obtient plus par intimidation que par conviction. Bien entendu, l’enfant doit aussi apprendre à écouter avant de vouloir critiquer. Il faut savoir se faire petit pour bien grandir. L’appropriation est un double processus : la réception et, en réaction, la construction. Il y a un moment capital où l’enfant participe, donne ses idées sans sentir qu’il y aura nécessairement une sanction positive ou négative.

ASD Selon vous, en quoi l’expérience de l’EJM et la tradition juive pourraient servir aux autres écoles françaises et au système scolaire public ?

RK J’ai le sentiment qu’en France, on est très mal à l’aise avec les identités particulières, on s’en méfie beaucoup. La peur des intégrismes en devient à son tour irrationnelle. L’EJM est le genre d’école où l’on voit concrètement comment on peut participer à la conscience nationale tout en cultivant son jardin de particularisme. Par exemple, durant la période de confinement, l’école qui était fermée à nos élèves, a été ouverte pour les enfants des soignants et des travailleurs de première ligne, ce qui était un message d’engagement citoyen fort.

GG Notre école a beaucoup à apporter au système scolaire public dans lequel la laïcité est une valeur suprême. Nous montrons que la laïcité n’est pas le rejet des individus dans leurs particularismes. De même, notre façon d’appréhender l’enseignement des langues par immersion est quelque chose qui pourrait inspirer d’autres écoles.