Un matin du mois de janvier 2015, alors que nous sommes tous encore sous le choc immédiat des attentats contre Charlie et l’Hyper Cacher, je suis chez moi, la radio est allumée, et tout à coup j’entends la voix de cette femme qui demande : « Est-ce que les Français seraient descendus dans la rue s’il n’y avait eu que des victimes juives début janvier? S’il n’y avait eu que les morts juifs de la porte de Vincennes? » Le blanc qui suit veut dire malaise. Le journaliste ne trouve pas ses mots, il ne sait pas comment rebondir face à cette question si indélicate, et pourtant l’histoire récente lui a déjà fourni une réponse…
Ne se souvient-il pas que le 19 mars 2012, soit seulement trois ans auparavant, un professeur et trois enfants juifs ont été froidement abattus à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, sans que cela n’ait déclenché aucune manifestation à travers le pays ? Ces enfants-là et ce professeur sont morts parce qu’ils étaient juifs, tout comme sont morts les militaires assassinés par le même terroriste à Montauban huit jours plus tôt parce qu’ils servaient la France, et personne ne s’est senti concerné.
Et personne n’est descendu dans la rue.
Et personne ne les a pleurés.
Cette femme à la radio qui nous force à s’en souvenir, et qui donc nous réveille, s’appelle Marceline Loridan-Ivens. Je n’ai pas vu ses films. Je ne l’ai jamais lue, mais sa colère et sa franchise me séduisent immédiatement. C’est une colère saine, juste, salutaire, dont je sais combien nous avons besoin pour contrer la haine qui revient, et évidemment, je monte le son. Marceline est invitée ce matin-là sur France Inter à l’occasion de la célébration du soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, où elle a été déportée à l’âge de quinze ans avec son père, qui lui, n’est pas revenu. C’est le titre du livre qu’elle publie cet hiver-là, Et tu n’es pas revenu. Le temps d’une lettre magnifique où elle renoue avec l’être tant aimé dont les nazis l’ont privée, elle raconte leur arrestation à Bollène dans le château familial, le transfert à Drancy, la déportation par le convoi numéro 71 du 13 avril 1944, et l’histoire incroyable de ce mot que son père a réussi à lui faire passer alors qu’il était dans le camp d’Auschwitz, et qu’elle se trouvait à Birkenau. Où ce mot est-il passé maintenant ? Ou l’a-t-elle remisé ? Perdu ? Et quel était son contenu ? Marceline a passé une vie à se le demander. Aujourd’hui, elle m’avoue avoir beaucoup hésité à coucher cette histoire sur papier. « À cause de la pièce d’or », me confie-t-elle. Cette pièce qu’elle a donnée au messager, un électricien, en lui demandant de garder la moitié de l’argent pour lui et de remettre l’autre moitié à son père. C’était une histoire importante. Une histoire qui la hantait depuis son retour et qu’elle avait envie, besoin de livrer, mais elle redoutait d’apporter encore de l’eau au moulin des antisémites, et qu’ils puissent dire : « Vous voyez, même dans les camps, les juifs avaient encore de l’argent ! » Elle ne sait pas si son père a eu cette pièce. Elle ne le saura jamais.
Dans son appartement de Saint-Germain-des-Prés où elle me reçoit pour les soins de ce portrait, Marceline Loridan-Ivens, quatre-vingt-neuf ans, le regard vif et le rire cristallin, ne se fait plus guère d’illusions. Bien sûr elle se réjouit de l’énorme succès de son livre – 100 000 exemplaires vendus en librairie, 22 traductions, le Grand Prix des Lectrices de ELLE, etc. – un succès qui lui dit que les gens ont encore la capacité d’écouter les survivants, d’entendre l’horreur de ce qu’ils ont vécu, et de comprendre comment – parce que c’est cela l’important – au sein même d’une Europe si civilisée, on a pu venir chercher des êtres humains chez eux, les mettre dans des wagons à bestiaux, les déporter dans des camps et les gazer, simplement parce qu’ils étaient juifs. L’espoir n’est donc pas totalement mort, mais tout de même… Tout de même !
« Comment ne pas s’inquiéter de la haine et de la violence antisémites qui partout progressent ? Le nouveau siècle a vu ressurgir l’antisémitisme, et c’est à ce moment-là que j’ai tout compris, me dit Marceline. Oui, j’ai tout compris au lendemain du 11- Septembre, quand j’ai entendu des gens dire que cet attentat était l’œuvre du Mossad, et que les Juifs qui travaillaient au World Trade Center n’étaient pas venus ce jour-là. Mais oui, bien sûr ! ajoute-t-elle comme pour elle-même. Connerie, va… »
À l’âge où elle devrait connaître la paix et la sérénité, Marceline LoridanIvens n’a rien perdu de sa colère ni de son inquiétude, qui ne sont le résultat que de sa lucidité. Car comment, en effet, ne pas s’inquiéter face à la barbarie dont Ilan Halimi a été victime en 2006, auquel j’ai moi-même consacré un livre, et que nous évoquons un instant ensemble? Comment ne pas trembler face aux assassinats déjà évoqués des militaires, du professeur et des enfants de l’école Ozar Hatorah à Toulouse en 2012? Comment ne pas s’indigner d’entendre dans les rues de Paris, en 2015, crier « Mort aux Juifs! » comme ce fut le cas dans les rangs de la manifestation « Jour de Colère »? Et comment croire encore, après les victimes de l’Hyper Cacher, qu’on en aura un jour fini avec cet antisémitisme qui partout où il sévit annonce le pire pour tous ceux qui veulent vivre libres – nous en avons malheureusement fait l’expérience avec Charlie Hebdo, le Bataclan, Magnanville, Nice, Saint-Étiennedu-Rouvray…
Aujourd’hui en France, mais aussi en Europe et même jusqu’aux États-Unis, chaque jour apporte son lot de haine à l’égard des Juifs : cimetière profané à Philadelphie, homme portant la kippa agressé à coups de hache en plein Marseille, tweets immondes de Medhi Meklhat pourtant porté aux nues par une grande partie de nos médias… Voilà la triste réalité. Il faut pourtant l’admettre. « Oui, si l’on veut avoir une chance de la combattre, il faut pouvoir la regarder droit dans les yeux », me dit Marceline Loridan-Ivens, qui écrit dans Et tu n’es pas revenu : “Je sais maintenant que l’antisémitisme est une donnée fixe, qui vient par vagues avec les temps du monde, les mots, les monstres et les moyens de chaque époque. Les sionistes dont tu étais l’avaient prédit, il ne disparaîtra jamais, il est trop profondément ancré dans les sociétés.” Trop ancré « parce que rien a été fait », lâche la cinéaste sans détour. Ces mots tombent en moi comme une pierre au fond d’un lac. Marceline observe leur chute dans mon regard. Elle ne dit rien. Le silence de son appartement nous enveloppe. J’y découvre alors ce qu’aura été le temps, le monde de l’après-guerre : un monde tout entier tourné vers la reconstruction, qui ne voulait surtout pas savoir ce qui s’était passé « là-bas », et qui, au nom de l’unité nationale, n’aura pas débarrassé la France de ses salauds. La plupart sont donc restés en place. Et ils ont continué d’occuper les plus hauts postes de l’État, tel ce préfet de Police de Paris nommé Maurice Papon, qui, le 17 octobre 1961, décide de rafler des centaines d’Algériens manifestant de manière pacifique dans les rues de la capitale pour les enfermer au Vel’ d’Hiv. Oui, au Vel’ d’Hiv… beaucoup d’entre eux périront jetés à la Seine.
Cet épisode tragique de la guerre d’Algérie, Marceline ne l’a pas oublié : à l’époque, elle cachait des tracts chez elle, soutenant les Algériens qu’elle avait vus entassés dans des baraquements près de l’usine où travaillait son premier mari, et dont elle ne pouvait supporter la triste condition après ce qu’elle-même avait vécu. Il y aura ensuite d’autres combats : le Vietnam, le droit des femmes, et bien sûr la révolution culturelle chinoise qui la conduira à réaliser une douzaine de documentaires avec Joris Ivens, son deuxième époux, l’amour de sa vie. Elle le rencontre en 1961. Ou plutôt non, c’est lui qui la voit le premier dans Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, prix de la Critique au Festival de Cannes. Ce documentaire qui se veut une photographie de l’époque pose la question suivante à un large panel de personnes : « Comment te débrouilles-tu dans la vie? » Marceline répond en racontant son arrestation avec son père, leur déportation, le camp, son retour sans lui. Nous sommes alors seulement seize ans après la guerre, au début de ces années yéyé où tout le monde ne pense qu’à une chose, s’amuser, et Marceline commence d’ores et déjà le travail de mémoire qui fera d’elle un grand témoin de son temps. Bien plus tard, en 2003, viendra La petite prairie aux bouleaux, film de fiction dans lequel Myriam, interprétée par Anouck Aimée, décide de retourner à Birkenau où elle a jadis vécu l’enfer concentrationnaire nazi. Marceline Loridan-Ivens retourne donc là-bas elle aussi avec ce double de fiction, mais surtout avec sa caméra, pour tenter de capturer quelque chose de la barbarie qui eût lieu au cœur même de l’Europe, il y a de cela soixante-dix ans à peine. Elle ira ensuite beaucoup montrer ce film dans les collèges et les lycées, puis elle écrira Ma vie Balagan et, toujours sur sa déportation et sa vie après Auschwitz, Et tu n’es pas revenu.
– Mais rien n’a été fait…, me dit-elle pourtant. Non, rien, sinon demander à des anciens déportés de retourner dans les camps et de raconter. Cela ne suffit pas. La preuve, regardez: l’extrême droite est aux portes du pouvoir. N’a-t-on pas suffisamment payé? Fautil vivre ça à nouveau? Moi, je n’ai pas envie de vivre ça une seconde fois. «
DÉMERDEZ-VOUS! TRAVAILLEZ, RÉFLÉCHISSEZ!
Une inquiétude soudaine voile son regard. Son esprit semble s’échapper un instant, je la regarde se perdre dans ses souvenirs sombres, puis je lui demande :
– Vous allez voter ? Elle est embêtée. Elle ne sait pas pour qui. La droite ne l’a jamais séduite et la gauche, en refusant si longtemps de reconnaître l’antisémitisme galopant chez une partie de la population arabomusulmane, l’a trahie. Aujourd’hui, elle en veut à cette gauche de ce silence assourdissant, suicidaire, qui aura participé à ce qu’elle se demande à nouveau, soixante-dix ans après son retour des camps, si elle ne devrait pas quitter la France. Elle ne l’a pas fait, jugeant qu’il était trop tard, à son âge, pour recommencer une vie ailleurs. Je lui demande comment elle se sent ici.
– Moins bien qu’avant, me dit-elle.
Cette réponse me serre le cœur. Je lui demande encore :
– Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?
– Alors, qu’est-ce qu’on fera quand vous ne serez plus là ! se moque-t-elle. C’est une question que le Crif lui a posée et à laquelle elle a répondu :
– Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Démerdez-vous ! Travaillez, Réfléchissez ! Marceline Loridan-Ivens a fait ce qu’elle devait faire, raconter, et nous avons désormais son histoire en héritage pour la transmettre aux générations futures. Voilà notre devoir. Mais à nous maintenant d’inventer une manière intelligente de faire vivre cette mémoire. Quant à elle, d’autres projets l’attendent et pour commencer, son prochain livre qui devrait sortir à l’automne. Une grande histoire d’amour! me dit-elle. La jeune fille aux quatre-vingt-dix printemps me sourit. Elle n’a plus de colère dans le regard ; juste une belle et douce malice.
À lire :
– Ma vie Balagan, Robert Laffont, 2008
– Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015
À voir :
– Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin (Marceline y joue son propre rôle), 1961
– La Petite Prairie aux bouleaux, 2003