Le destin des héros grecs est tragique et inéluctable. Pauvres Œdipe et Electre et Médée et Iphigénie, pauvres Atrides. La tragédie grecque est tragique, il n’y a aucune échappatoire possible. Mais de l’antique Torah, toute aussi pleine de tristes destins, on ne dit jamais qu’elle est tragique. Pourtant, le premier couple condamné à souffrir et à mourir, Caïn tuant son frère, Abraham jeté dans une fournaise par son père, Joseph jeté dans un puits par ses frères, Moïse qui ne verra jamais la Terre promise, toutes ces tragédies s’achèvent au dernier moment par un douteux happy end censé faire oublier les destins tourmentés des héros bibliques. Au dernier moment, la ligne droite de la tragédie fait un twist, une torsion, par la grâce d’un Dieu qui le veut, les héros font une embardée chaplinesque et s’en sortent… Vraiment ?
L’histoire d’amour qui nous sera contée se met en branle au chapitre 28 de la Genèse. Jacob sort de Beer-Sheva et prend la direction de Haran pour y chercher une épouse. Il fait le chemin inverse de son grand-père Abraham qui avait quitté Haran et ne voulait surtout pas qu’Isaac son fils y retourne, fut-ce pour y chercher femme. À la place, il avait envoyé Eliézer, son serviteur, qui avait ramené Rivkah, mère de Jacob. Mais contrairement à son père, Isaac dit à Jacob, Va te chercher femme au pays de ta mère. En cours de route, comme le soleil se couche, Va yihi, plutôt signe d’angoisse, Jacob s’arrête comme son grand-père à Beit El, qui est le mont Moriah où son père avait failli être sacrifié. Nos histoires d’amour sont parfois dictées par un passé familial et des répétitions troublantes dont nous abreuvons plus tard l’oreille des psychanalystes.
À l’issue d’une nuit tourmentée et d’un rêve étrange, nous sommes au chapitre 29, Jacob prend ses jambes, dit le texte, et s’en va au pays des fils de l’Avant, des Bnéi Kedem, que l’on traduit par les fils de l’Orient, alors qu’il s’agit bien d’un retour en arrière, là où tout avait mal commencé et où Dieu avait dit à Abraham, Va-t-en pour toi, quitte père et mère et terre de naissance pour un destin encore inconnu. Heureuse injonction que, deux générations plus tard, Jacob répète à rebours. Il court et se précipite vers le passé familial et arrive devant un puits dans un champ. Trois troupeaux sont couchés dessus et la pierre est grande sur la bouche du puits. Une fois les troupeaux réunis, les bergers ont l’habitude de rouler ensemble la grosse pierre, d’abreuver les troupeaux et de remettre la pierre à sa place. Jacob demande aux bergers d’où ils sont, ils répondent qu’ils sont de Haran, il leur demande s’ils connaissent Laban et s’il est en paix. Oui, répondent les bergers. Tandis qu’il est en train de leur parler, Rachel arrive avec les brebis de son père car elle est bergère, dit le texte. Sans doute les bergers le savent-ils, sans doute le disent-ils à Jacob qui observe l’étrange scène. Trois troupeaux couchés sur la grosse pierre d’un puits, des bergers assis, et une belle jeune fille élancée – ce que nous apprendrons plus tard – avançant toute seule pour abreuver son maigre troupeau. Personne ne bouge, personne ne se lève pour l’aider. Et quand Jacob leur demande pourquoi ils ne roulent pas la pierre pour abreuver les animaux, ils répondent qu’ils attendent pour le faire que tous les troupeaux soient réunis à la fin de la journée. La scène est révoltante, injuste. Les filles viennent au puits pour y puiser de l’eau et remplir leur cruche – comme ce fut le cas autrefois pour Rivkah, mère de Jacob – mais pas pour rouler de grosses pierres. Pourquoi les bergers ne bougent pas, pourquoi Laban fait de Rachel une bergère, sans même lui adjoindre sœur ou servante, nous ne le savons pas. Et les commentaires sont silencieux sur la question.
Et ce fut, Va yihi, commence le verset suivant par cette tournure habituellement annonciatrice de malheur, quand Jacob vit Rachel fille de Laban frère de sa mère et le troupeau de Laban frère de sa mère et Jacob s’approcha et roula la pierre de dessus la bouche du puits et il abreuva le troupeau de Laban frère de sa mère. La pierre est énorme, dit Rabbi Eliézer dans les Pirqé, Jacob trouve la force de la rouler tout seul, il est devenu grand et fort en chemin. Il vole au secours de la belle bergère solitaire, sa cousine. Et Rabbi Akiba dit, « Qui entre dans une ville et trouve des jeunes filles s’avancer en face de lui, son chemin devant lui réussira ».
Et au verset suivant enfin, si déchirant pour une première rencontre, Et Jacob embrassa (abreuva) Rachel et il éleva la voix et il pleura. Les deux verbes « embrasser » et « abreuver », yashak, sont si proches qu’on a envie d’imaginer Jacob donner d’abord à boire à Rachel, puis l’embrasser, ou bien que son baiser est aussi désaltérant que l’eau du puits et si plein de désir qu’il en est douloureux à en pleurer. Va yihi, comme Abraham saisi d’angoisse au coucher du soleil à l’idée prémonitoire des exils qui attendent son peuple, Jacob comprend très vite qu’il vient de mettre le pied dans un engrenage dont il mettra longtemps à sortir, avant de repartir de ce maudit Kedem avec ses deux femmes, toutes les deux malheureuses, ses deux servantes, ses onze enfants, beaucoup de chagrin et une luxure à la hanche qui le rendra boiteux et lui vaudra d’être appelé désormais, Israël.
Quand j’étais petite, ma grand-mère me racontait cette histoire du côté de Léah à laquelle elle s’identifiait plus qu’à Rachel. Dans son histoire, Léah était l’aînée, mariée de force avant la cadette, tout comme elle, une maumariée pour les mêmes raisons de préséances conventionnelles.
Mais quittons les rives des tragédies grecques et hébraïques pour celles, profanes, du roman moderne. J’en ai lu un, il n’y a pas longtemps où une scène de rencontre amoureuse, fraîche, pudique et érotique, continue encore de faire écho en moi. La narratrice, une jeune fille de vingt ans, a fait un retour au judaïsme, c’est la fête de Soukkot, elle rencontre pour la première fois celui dont elle ne sait pas encore qu’il sera son époux :
Un étudiant talmudique entre. Il ne me regarde pas, il ne s’approche pas de moi, il ne me parle pas. (…) Il est attentif, je le sens, à la manière dont je m’assieds sur le banc : je dois enjamber ce dernier pour prendre ma place à la table. Instinctivement, je fais ce geste avec pudeur. Et son propre regard est pudique (…) Il capte quelque chose que je cache en moi et qui se trouve au-delà de moi, et comme hors de ma portée. Il désire me revoir. 1
Cette gambette qui enjambe un banc, ce mouvement si gracieusement féminin qu’un homme esquisse instinctivement en viril cavalier, m’en a rappelé un autre par association d’images. Il m’avait fait fondre de plaisir par le pouvoir évocateur de l’écriture romanesque :
Une jeune fille se tenait devant lui, debout dans le ruisseau, seule et tranquille, regardant vers le large. On eut dit un être transformé par magie en un oiseau de mer étrange et beau. Ses jambes nues, longues et fines, étaient délicates comme celles d’un ibis, et immaculées (…) puis lorsqu’elle eut senti la présence de Stephen et son regard d’adoration, ses yeux se tournèrent vers lui, subissant ce regard avec calme, sans honte ni impudeur. Longtemps, longtemps, elle le subit ainsi, puis, calme, les abaissa vers le torrent, tout en remuant l’eau de-ci de-là, doucement, du bout de son pied (…) Dieu du ciel ! cria l’âme de Stephen dans une explosion de joie profane. 2
Qui aime qui ? Qui regarde qui ? Dans ce jeu de dupes qu’est la rencontre amoureuse où le désir nous mène par le bout du nez, comment ne pas y laisser des plumes ? Faut-il imaginer Jacob et Léah et Rachel heureux ou plutôt maîtres, pas à pas, d’un lourd destin de héros, comme ceux des tragédies grecques ou de Shakespeare ? Ou s’échapper un instant, se rêver autre, ailleurs ? Combien de romans, combien de films bâtissons-nous sur ces rencontres éphémères, ces regards attrapés au vol dans un métro, dans la rue, n’importe où, n’importe qui, un instant fugace de vacance, le temps d’une station, une étincelle, un désir, une curiosité, que le masque du Covid a failli effacer et qu’il nous est urgent de retrouver. Il y va de notre vie, de notre liberté.
1. Rivka Nadel, Traversée, Actes Sud, 2022.2 Dedalus (A Portrait of the artist as a young man),
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2. James Joyce, Gallimard, Folio, 1974. Traduction,
Ludmila Savitsky.
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