Je faisais mes devoirs sur la machine à coudre de mon père, Itshèlè. C’était un aristocrate de la couture, tailleur sur mesure pour hommes et pour dames.
Ma mère l’aidait, elle était chargée des finitions. Ils parlaient beaucoup, en yiddish évidemment, et en même temps ils écoutaient la radio. Les fluctuations politiques intéressaient beaucoup mon père. Souvent, quand on descendait du petit appartement qui se trouvait juste au-dessus de la boutique, il nous annonçait en rigolant: « Lè cabinet il est ronversé! » Ça l’amusait beaucoup, cette histoire de cabinet renversé, et nous aussi d’ailleurs; Il était curieux de tout, parlait à tout le monde, bavard, badaud, très parisien, à part l’accent. Il aimait les phrases définitives du genre: « Les ouvriers, qu’est-ce qu’ils vèlent? A frigidè i a votire! I c’est tout! » C’était comme ça qu’il résumait la lutte des classes. Quand on ramenait des copains à la maison, il avait toujours le mot pour rire « Abajour moshédames. Quand Pierrot il est là lè gâtou i s’on va. »
Chaque jour, comme au café du coin, des habi- tués s’arrêtaient dans la boutique pour bavarder un moment. Il y avait Mme Léveillé et sa chienne Friquette. Elles se ressemblaient, toutes les deux, à force de se fréquenter. C’était une petite dame très blonde qui fumait beaucoup, des gauloises, même dans la rue, et moi, je trouvais ça très courageux, et même révolutionnaire. Elle savait mettre des bigoudis et faire des rinçages à l’eau oxygénée, et quand ma mère était malade, elle lui posait des ventouses. C’était un spectacle très attrayant, parce que ça faisait des ronds rouges et « plotsh » quand on les enlevait. Il y avait aussi le gueler, le rouquin, qui, bien que rouquin, était un très bel homme et posait pour des magazines de mode. Mon père était plus que fier d’habiller un mannequin.
Souvent, je prenais le petit banc sur lequel ma mère posait les pieds quand elle cousait et j’allais m’asseoir devant la porte, sur le trottoir, pour coudre des morceaux de tissu. C’était du bon, de la qualité: de la serge, de la « gabardine ». Je disais bonjour aux passants ou je leur tirais la langue, c’était selon. Celui que je préférais, c’était M. Bombaron, notre voisin de rez-de-chaussée d’en face. Il se mettait souvent à sa fenêtre avec son chat et je le trouvais doux, bienveillant. J’avais décidé qu’il était mon grand-père. J’avais besoin de grands-parents de remplacement.
La concurrence dans cette petite rue du 17e arrondissement était assez limitée. Il y avait bien, quelques numéros plus haut, un tailleur juif tunisien qui s’était installé là avec sa femme, mais le travail n’était pas le même. C’était moins ersht classic. En vitrine, il exposait un costume blanc, pour homme, avec des revers en satin et des mocassins vernis blancs aux talons légèrement surélevés: idéal pour un mariage ou une bar mitsva ! Pour nous qui venions d’un univers gris et bleu marine, c’était très exotique. Chez eux, on parlait encore plus fort que chez nous, c’est dire! Avec une voix éraillée: « Coco, où ti as mis le costume de Mme Mauricette? il est pas encore terminé? » Chaque semaine, ils allaient à la synagogue. Ils avaient un dialogue perpétuel et très joyeux avec Dieu. Tout ce qui arrivait – la morte-saison, les mariages, les divorces, la grippe –, c’était Dieu qui l’avait voulu! C’était très pratique et ça me rendait très heureux. Chez eux, la famille était immense: il y avait des vieux parents, des tas de frères et de sœurs, des oncles, des tantes, des cousins de cousins de cousins. Ils portaient tous des prénoms très rigolos que je n’avais jamais entendus jusque-là : Prosper, Sauveur, Étoile, Fortunée, Cadeau. Tous les dimanches, ils avaient au moins un mariage et une bar-mitsva, sans compter les circoncisions! Le rêve!
Pour les grandes fêtes, ils nous invitaient toujours. Mes parents les considéraient un peu comme de sauvages. Il faut dire qu’ils parlaient tellement plus fort qu’eux qu’ils étaient battus sur leur propre terrain, et puis ils avaient des coutumes étranges, comme faire passer au-dessus de la tête des invités un plateau rempli d’ossements d’animaux, et surtout ils leur faisaient ingurgiter des boyaux farcis qui leur donnaient des brûlures d’estomac pendant des jours et des jours. Mais entre les deux tailleurs, il y avait quand même des échanges: de couscous et de carpes farcies, de leykekh et de gâteaux au miel.
Notre carpe à nous, elle nageait dans la baignoire sabot de notre salle-de-bains-W.-C. située sur le palier. Pour nous, le sacrifice de la carpe était le seul rituel qui nous reliait au Dieu ashkénaze. C’était une cérémonie très étrange qui commençait donc dans la baignoire et se terminait avec le hak messer sur la table en formica de la cuisine. Mon père avait tout oublié, sauf ça : sacrifier la carpe pour attirer sur nous les bienfaits divins pendant une année. Chez nous, les traditions s’arrêtaient là. Mais ce que nous, nous ne respections pas, nos voisins le respectaient à notre place.
Je crois que des deux côtés on avait beaucoup de mal à se considérer comme juifs. Les Polonais trouvaient les Tunisiens trop, trop tout, et les Tunisiens trouvaient les Polonais vraiment pas assez, et même parfois pas du tout.
Je les vois toujours. Ils sont là, au premier rang, dans les cérémonies pour Ashkénazes seulement, et quand je les vois, je suis émue de leur fidélité, de leur solidarité, comme s’ils avaient intégré notre histoire à nous. Je leur demande des nouvelles de la famille, de Sauveur qui en est à sa cinquième épouse non juive. Ils me disent que tout va bien, grâce à Dieu. Ils espèrent seulement que Dieu ne voudra pas qu’il en épouse une sixième! On s’embrasse, ils n’oublient jamais de me rappeler la date anniversaire de la mort de mon père dans le calendrier hébraïque: ils savent que je ne la connais pas. Je crois qu’ils me considèrent un peu comme une sauvage…
Le texte présenté ici avec son amicale autorisation est extrait du recueil de textes de Talila,
Notre langue d’intérieur (Naïve, 2011, illustré par Franck Juery).