Un roi décida un jour de construire une ville et fit le choix d’un site. Les astrologues approuvèrent l’endroit, à condition qu’un enfant soit emmuré vivant et présenté volontairement par sa mère.
Au bout de trois ans, une vieille femme présenta un enfant d’environ dix ans. Au moment d’être emmuré, l’enfant déclara au roi :
« Laissez-moi poser aux astrologues trois questions. Si leur réponse est correcte, alors ils auront bien lu les signes, mais, dans le cas contraire, ils doivent avoir erré : “Qu’est-ce qu’il y a de plus léger ? Qu’est-ce qu’il y a de plus doux ? Qu’est-ce qu’il y a de plus dur au monde ?” »
Au bout de trois jours, les astrologues donnèrent leur réponse : « Le plus léger, c’est la plume ; le plus doux, c’est le miel ; et le plus dur qu’il y ait au monde, c’est la pierre. »
Le jeune garçon éclata de rire et s’exclama : « N’importe qui pourrait en dire autant… La chose la plus légère au monde, c’est un enfant dans les bras de sa mère, il n’est jamais lourd. Ce qu’il y a de plus doux, c’est le lait de sa mère. Et le plus dur, c’est pour la mère d’apporter elle-même son enfant pour être emmuré vivant. »
Les astrologues furent confondus et durent reconnaître qu’ils avaient mal lu les étoiles. Ainsi l’enfant fut épargné.
Ah la célèbre mère juive ! Comme moi, vous serez étonnés d’apprendre que c’est un personnage somme toute très récent dans l’humour juif, un personnage qui date du milieu du XXe siècle, dans les années soixante, soixante-dix. Ce sont les romanciers américains comme Philip Roth avec Portnoy et son complexe, Dan Greenburg et Comment devenir une mère une juive en dix leçons et d’autres encore qui l’ont mise sur le devant de la scène. Et le fait que Woody Allen leur a emboîté le pas a sans doute concouru à la diffusion et au succès du personnage.
On se souvient de ce passage de Portnoy où il parle de sa mère comme de « l’être le plus inoubliable que j’ai jamais rencontré ». Une mère omnipotente, omniprésente :
« Elle était si profondément ancrée dans ma conscience que durant ma première année d’école, je crois bien m’être imaginé que chacun de mes professeurs était ma mère déguisée. Lorsque la dernière sonnerie de la cloche avait retenti, je galopais vers la maison, et tout en courant je me demandais si je réussirais à atteindre l’appartement avant qu’elle eût le temps de se retransformer en elle-même. »
Et la logique, à la fois très enfantine et très sérieuse du narrateur, permettait de conclure logiquement que sa mère avait effectivement un très grand pouvoir puisque :
« Invariablement, à mon arrivée, elle était déjà dans la cuisine en train de préparer mon lait avec les gâteaux secs. Au lieu de m’inciter à renoncer à mes illusions, cette prouesse accroissait simplement mon respect pour ses pouvoirs. »
La logique du raisonnement du héros de Portnoy rejoint la logique de l’histoire suivante que j’aime particulièrement car c’est, je crois, la première que j’ai racontée à mes enfants il y a maintenant près de 35 ans. Je remercie Laurent Naouri qui, à l’époque, nous en avait fait le cadeau !
« C’est l’histoire de l’homme qui déchire et jette des petits bouts de papier sur la place d’Italie. Un policier s’approche de lui et lui demande pourquoi il fait cela. L’homme lui répond que c’est pour faire fuir les éléphants. Le policier lui rétorque qu’il n’y a pas d’éléphants sur la place d’Italie. Alors l’homme, triomphant : “Vous voyez bien que ça marche !” »
Revenons à notre mère juive ! Cette mère attentionnée devient ainsi la mère envahissante, abusive, étouffante, sûre d’elle-même et de ses opinions bien tranchées, et elle ajoute à son palmarès d’être une experte en culpabilité et une spécialiste en manipulation.
Mais tout n’est peut-être pas calcul car elle est aussi simple, d’une simplicité qui confine à la naïveté qui se transforme souvent en ridicule. Comme le rapporte Myron Cohen citée par Sylvie Angel dans « Généalogie d’un archétype » :
« La mère reçoit d’un ami du champagne et du caviar. Le fils lui demande ce qu’elle en pense ; la mère répond : “la limonade est bonne mais les harengs sont trop salés” ». 1
Cette naïveté et cette ignorance qui nous font sourire se retrouvent dans d’autres blagues qui ne parlent pas précisément de la mère juive mais tout simplement de la femme juive, dans sa version américaine d’une certaine classe sociale qui a réussi dans les affaires dans les années cinquante. Que les féministes me pardonnent, on aurait pu remplacer Madame Feigelspitz par Monsieur Feigelspitz !
Madame Feigelspitz, riche américaine, fait du tourisme à Paris. Elle a loué les services d’un guide qui lui fait visiter les musées d’art.
— Oh ! s’exclame-t-elle avec un fort accent devant un tableau, c’est un Monet, n’est-ce pas ?
— Non-madame, à une lettre près : c’est un Manet.
— Et là, je reconnais bien, c’est un Pissaro !
— Non, cette fois-ci c’est un Monet !
— Et là c’est bien un Picasso, n’est-ce pas ?
— Non-madame, là c’est un miroir…
Le personnage de la mère juive est à la fois celle pour qui son fils est toujours le plus formidable quelle que soit la situation, et celle qui empêche souvent une autre femme de l’approcher car cette dernière risquerait de lui « enlever son fils ». Comme en témoigne avec talent cette histoire que raconte Jack Carter, un comique américain :
Ma mère pense qu’il n’existe pas dans ce monde de femme assez bien pour son Golden Son (« fils en or »). Si je lui dis :
— J’ai rencontré une femme, elle sait faire la cuisine, coudre, repasser, laver la vaisselle.
Ma mère répond alors :
— C’est bon, je la prends les mardis et les jeudis !
Vieille histoire de jalousie entre les mères et les belles-filles. Bref, la mère juive est aussi une belle-mère juive !
La génialité du fils pousse toutes ces mères juives à la surenchère, et j’aime particulièrement ces histoires où trois mères assises sur un banc regardant la mer, font part de leurs expériences et de leurs états d’âme :
La première fait : “Oye, oye, oye !”
La seconde fait : “Aye, aye, aye !”
Et la troisième : “On n’avait pas dit qu’on ne parlait pas des enfants aujourd’hui ?”
Elles se retrouvent le lendemain sur le même banc, devant les mêmes vagues et à côté du même Casino :
— Mon fils est tellement riche, fait la première, il a tellement réussi dans les affaires qu’il peut s’acheter un quartier entier de Paris ! Que dis-je ? Il peut s’acheter tout Paris !
— Moi, mon fils, fait la seconde, il a tellement réussi dans les affaires qu’il peut s’acheter un quartier entier de New York. Que dis-je, il peut s’acheter tout New York !
La troisième dit : — Vous parlez, vous parlez, mais qui vous a dit que mon fils à moi il voulait vendre ?
Je pourrai m’arrêter ici mais c’est un cycle de trois histoires, que voulez-vous ?
Les trois mères se retrouvent donc le lendemain, mêmes vagues, même ciel bleu, même Casino. La première prend la parole et dit :
— Mon fils il est formidable, il a fait des études brillantes et il est devenu l’avocat le plus important de New York !
La seconde bien sûr n’est pas en reste et dit :
— Moi mon fils, il a aussi fait des études brillantissimes. Et vous savez ce qu’il est devenu ? Le chirurgien le plus connu et le plus demandé de New York !
La troisième prend la parole :
— Moi, mon fils, dit-elle fièrement, il est homosexuel ! Oui, homosexuel ! Et vous savez quoi, il habite à New York. Il a deux petits amis, l’avocat le plus important de la ville et le chirurgien le plus en vue !
Le fait que ce soient des romanciers américains qui l’ont rendue célèbre n’invite-t-il pas à penser que c’est une pure fiction, une création littéraire qui a bien marché ?
Pourquoi cette figure de la mère juive émerge-t-elle précisément dans la littérature, le théâtre et les histoires juives à ce moment-là ? Cette mère juive existait nécessairement avant avec plus ou peut-être moins de défauts, avec la même sollicitude, parfois (souvent) étouffante pour ses enfants ! Pour preuve cette anecdote que Groucho Marx rapporte dans ses mémoires à propos de sa mère. Nous sommes alors en 1924, à la veille de la première de I’ll say she is. La mère de Leonard, Arthur, Julius, Milton et Herbert, alias Chico, Harpo, Groucho, Gummo et Zeppo, la mère donc, est très fière que quatre de ses fils soient pour la première fois, ensemble, à l’affiche. Elle essaye donc une nouvelle robe pour l’occasion, monte sur une chaise, glisse, tombe, et… elle se casse la jambe ! Au revoir théâtre, au revoir Broadway, au revoir première ? Nenni !
« Je doute que quiconque ait jamais fait une entrée plus triomphale dans une salle de théâtre. Souriante, elle descendit l’allée centrale sur une civière et se fit installer au premier rang. Ce fut sa victoire personnelle. Ce fut l’aboutissement de 20 ans d’intrigues, de privations, de flagorneries et de lutte. » 2
Je reformule donc la question : si la mère juive existe déjà, sans la caricature et sans publicité, pourquoi donc fait elle surface dans les années soixante, soixante-dix de cette deuxième moitié du XXe siècle ?
Il semblerait que ce moment historique de la phénoménologie de la mère juive corresponde à une période de mutation dans la société en général, à laquelle les juifs, comme tous les autres citoyens américains et par la suite européens, furent confrontés, période de mutation de la « révolution sexuelle », de la libération sexuelle, de la pilule, une « révolution » qui intervint en Occident à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix.
Ce mouvement fut essentiellement marqué par l’émancipation sexuelle des femmes, l’affirmation de l’égalité des sexes et la reconnaissance des sexualités non procréatives et non conjugales. Elle s’accompagna d’une « révolution du droit » en Occident par laquelle les femmes acquirent progressivement une égalité législative, notamment l’obtention du droit de vote et donc la possibilité de pousser aux réformes qui les concernaient : l’égalité au sein du couple, le droit à la contraception et le droit à l’avortement.
C’est dans ce contexte que l’image que la femme avait d’elle-même, de son corps, des regards des autres, etc. se modifie radicalement et va modifier aussi l’image que la société va porter sur les femmes en général. La contraception va permettre que la femme mariée ne soit plus seulement vue comme une mère à partir du moment où elle a des enfants, mais reste épouse et femme, avec tous les attributs de la féminité, de la sensualité, de l’érotisme, en fonction de ses choix, de ses ressentis et de ses aspirations. Nous sommes en pleines années Beatles, l’époque de leurs meilleures productions entre 63 et 66. Et si Portnoy de Roth sort en 1969, on comprendra l’écho malicieux qu’en fit Gainsbourg dans son 69, Année érotique, d’ailleurs écrite en 1968 l’année d’une célèbre autre révolution Made in Paris. How to be a Jewish Mother : A Very Lovely Training Manual de Dan Greenburg parut en 1964.
On comprend dès lors que c’est l’image de la mère qui est questionnée. Qui est-elle ? Un Dieu ? Un démon ? Cette déesse qui, elle, réapparaît en majesté dans les nuages surplombants les immeubles proches du loft du personnage central de la séquence le complot d’Œdipe du film New York Stories de Woody Allen, apparition persistante pour surveiller en permanence depuis le ciel ses faits et gestes ? etc. Mais ce qui est questionné par-dessus tout, c’est la femme et de manière plus philosophique le féminin et la féminité.
La mère juive c’est la mila debdihouta, le sésame talmudique qui ouvre une étude sur tel ou tel sujet, ici sur la place de la femme et donc de la mère comme femme dans la société. Et dès lors, ce n’est plus seulement la question de la mère stricto sensu, mais de la fille aussi et du fils et du gendre et du père, de leurs regards croisés, de leurs considérations mutuelles ou de leurs inconsidérations. Question de la sexualité des uns et des autres. Du fils d’abord. Le fi-fils à sa maman « qui aura toujours 15 ans tant que ses parents seront vivants » selon une formule de Philip Roth ! Il se retrouve alors dans l’impossibilité de voir des images de femmes autres que celles de sa mère. Ce qui rend bien sûr les relations conjugales difficiles. Position infantile et infantilisante que rend bien l’histoire suivante :
C’est la nuit des noces. Au milieu de la nuit la jeune mariée se réveille, soupire, s’étire, secoue son mari. Celui-ci se réveille et demande :
— Qu’est-ce qui t’arrive, Feigele ? Tu n’arrives pas à dormir ?
— Oooh, non, je ne peux pas. Tu sais, quand j’étais petite et que je n’arrivais pas à m’endormir, ma mère me prenait dans son lit, m’embrassait, me câlinait… et j’arrivais à m’endormir très vite après.
— Non mais, et puis quoi encore ! ? Tu voudrais peut-être que j’aille te chercher ta mère en plein milieu de la nuit ?
Commentée à sa façon par les deux histoires corollaires que voici :
Une jeune épouse s’efforce depuis le début de son mariage de mijoter de bons petits plats à son mari : depuis qu’elle se lève le matin, jusqu’au soir, elle ne s’occupe que de cela. Tôt le matin, elle part acheter les produits les meilleurs et les plus frais, puis elle épluche, elle coupe, elle fait de savants mélanges d’épices, dans le plus pur respect de sa tradition culinaire. Tout cela en vain, car son mari lui dit à chaque fois que chez sa mère, eh bien, c’était meilleur !
Elle trouve cela très pénible et décide de se révolter. Un beau jour, elle accommode quelques restes qu’elle laisse à moitié brûler sur le feu. Ce jour-là, son mari s’extasie :
— Chérie, comme c’est bon, ça a exactement le même goût que chez ma mère !
Et dans une version plus hot :
Rachel, jeune épouse désespérée, rend visite à son médecin.
— Ah, Docteur, je n’en peux plus, malgré tout ce que je fais, mon mari ne daigne même pas me regarder. Il n’arrête pas de me parler de sa mère, sa mère, sa mère ! Et moi, je n’existe pas pour lui ! Moi c’est bien, mais sa mère c’est toujours mieux !
— Vous avez essayé de lui cuisiner de bons petits plats ?
— J’ai tout essayé, Docteur, croyez-moi, rien ne marche, je suis vraiment découragée.
— Écoutez, j’ai une idée : il y a un domaine où votre belle-mère ne peut pas rivaliser avec vous, c’est le monde de la vita sessuale [médecin italien]. Pour ce soir, vous allez mettre des sous-vêtements noirs très excitants, avec un porte-jarretelles noir. Vous allez vous maquiller avec beaucoup de soin, une ombre à paupières sombre, de longs faux cils interminables, un rouge à lèvres noir. Vous allez changer les draps de votre lit, mettez-en des noirs. Parfumez-vous du parfum qu’il préfère et ornez de roses noires un vase de votre chambre. Dans cette ambiance, il ne pourra plus vous résister.
Rachel suit scrupuleusement tous les conseils : le maquillage, la mise en scène, le décor, elle n’oublie rien et elle-même n’a jamais été aussi voluptueuse et excitante. Son mari arrive, Il regarde, les rideaux, les draps, les dessous et devant ces surprises inattendues, son étonnement va croissant. Alors il dit :
— Rachel, Rachel, tout ce noir ! Il est arrivé quelque chose à ma mère ?
Et si cette « révolution » que révèle la mère juive questionne la sexualité du fils, elle questionne aussi celle de la fille juive qui, dans la société américaine, va passer de « la fille sage à son papa qui ne lui refuse rien » à « la fille sage à son papa qui ne lui refuse toujours rien ». D’abord Nice Jewish Girl (NJG) dans les années cinquante-soixante puis Jewish American Princess (JAP) à partir des années soixante-dix. C’est elle qui devient la nouvelle figure centrale de l’humour juif. Mais c’est une autre histoire…
1. Sylvie Angel, « Généalogie d’un archétype », in Les mères juives n’existent pas ! Alors qu’est-ce qui existe ? Odile Jacob, 2005, p. 36. (En collaboration avec Aldo Naouri et Philippe Gutton, Préface d’Aldo Naouri)
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2. Groucho Marx, Mémoires, L’Atalante, 1959. Cité par Sylvie Angel, op. cit., p. 32 et 33.
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* Marc-Alain Ouaknin est rabbin et professeur des universités. Il coproduit avec Françoise-Anne Ménager et anime l’émission Talmudiques sur France Culture