En 1987, le critique biblique Richard Elliott Friedman avançait l’idée, dans Who Wrote the Bible?, que l’auteur de J pouvait avoir été une femme. J est l’un des quatre documents constitutifs de notre Torah écrite. C’est là que l’on trouve plusieurs des récits les plus célèbres de la Bible, et très souvent c’est une femme qui en est l’héroïne. Trois ans plus tard, Harold Bloom reprenait la thèse de Friedman et publiait, en collaboration avec David Rosenberg, The Book of J, à la fois traduction, essai et biographie littéraire de cette mystérieuse « J », qu’il imaginait avoir vécu à la cour du roi David : peut-être s’agissait-il de Bethsabée elle-même ! À son tour, Friedman surenchérissait dans The Hidden Book in the Bible en 1998, où il mettait au jour l’intégralité (selon lui) du document J qui, loin de se limiter au Pentateuque, serait en fait éparpillé dans les livres historiques de la Bible, jusqu’aux Rois. Bloom, lui, avait supposé que « J » avait écrit les passages qui lui sont couramment attribués dans le Pentateuque, en rivalité avec un homme, auteur des autres textes que Friedman, lui, devait relier à la même source. Par exemple, pour Bloom, « J » a écrit les histoires de Joseph (Genèse), et son rival masculin, celles, similaires, du roi David (I et II Samuel) ; pour Friedman, toutes ces histoires sont de la même main. Quoi qu’il en soit, ces deux critiques rivaux s’accordaient sur un point, fondamental : le père d’une bonne partie de la tradition juive et occidentale (ainsi que musulmane) est en fait une mère.
J commence d’ailleurs par l’histoire d’une mère, de la mère. Selon J, Ève est en effet « la mère de tout ce qui vit » (Genèse 3,20). On ne porte pas assez attention à la beauté de cette formule. Non pas la mère de l’humanité, mais bien de tout ce qui vit – une déesse en somme, qui porterait le monde entier en elle. Et c’est cette mère universelle qui invoque pour la première fois le Dieu mâle par son nom de quatre lettres, YHVH (Genèse 4,1). Elle est donc aussi la mère de la religion, du moins de sa forme la plus élevée, quand selon d’autres, c’est Moïse qui sera le premier à apprendre, au mont Horeb, ce nom sacré et sublime (Exode 3,15).
Il faudrait réapprendre à lire J, sans les siècles de lectures dogmatiques, misogynes ou, au contraire, féministes mais à la petite semaine, voltairiennes, qui ont fait d’Ève la mère du péché ou celle des femmes opprimées et calomniées. Ève n’est ni une pécheresse ni une victime, elle est puissante, et la force qu’elle a dans les reins et le ventre est celle de créer la vie : Madame J, qui n’a pas eu besoin de notre modernité pour le proclamer avec intensité et humour *, a fait d’Ève, en quelques phrases, un personnage de chair et de sang et en même temps l’un des plus beaux archétypes dont la littérature ait pu nous gratifier. Une femme, une mère, toutes les femmes et toutes les mères, et non moins que cela, l’avatar romanesque d’une déesse : Hebat, honorée à Jérusalem comme « mère de tout ce qui vit » pourrait bien se cacher derrière notre Havah.
Les héroïnes de J ont néanmoins fréquemment à batailler contre des hommes cruels ou égoïstes. Parfois, elles en triomphent : que l’on songe aux Matriarches et à Tamar dans la Genèse, à Zéphora (Tsippora) ou à Miriam. Si Friedman a raison – et c’est probablement le cas –, le récit du viol de l’autre Tamar, la fille du roi David, est aussi de J, et il est typique de l’attention portée à la condition féminine par cet auteur, comme l’est celui du viol collectif dont est victime la concubine du Lévite au Livre des Juges. Dans ces deux cas, la femme est surtout vulnérable. Il arrive aussi qu’elle ait une personnalité complexe et manipulatrice, passionnée et féroce : c’est le cas de l’épouse de Potiphar, qui fait jeter Joseph en prison parce qu’il a refusé ses avances. Le féminisme de J n’est certainement pas mièvre, et les femmes qu’il met en scène ne sont pas des anges.
Le problème de la maternité occupe ce document peut-être plus qu’aucun autre. Prenez Moïse et ses deux mères, sa génitrice et sa mère adoptive, la fille de Pharaon. Le fondateur de la loi juive serait le produit d’une double, si ce n’est d’une triple filiation, car c’est sa femme, Zéphora, qui, se chargeant de le circoncire (semble-t-il) pour que YHVH, présenté par J de façon systématiquement humaine, renonce à l’assassiner, lui assurera, par ce baptême de sang, sa seconde naissance. « Un fiancé de sang tu es pour moi », lui dit-elle alors (Exode 4,25-26). Qui dit mère dit toujours un peu déesse – Grosse Mutter, en termes archétypaux : Raphael Patai voyait dans la fresque de Doura-Europos représentant la fille de Pharaon – mère adoptive de l’enfant Moïse qu’elle porte, nue, dans ses bras – une image de la Shekhina, de la « Déesse » dont le culte s’était maintenu après la réforme de Josias parmi certaines communautés comme celle d’Éléphantine, et avait resurgi sous une forme symbolique dans la littérature biblique tardive. Qui, enfin, devait revenir en force avec la Kabbale.
Deborah n’appartient pas à J. C’est un personnage plus ancien que ces récits et, à ce titre, son caractère à la fois divin et maternel est en fait encore plus affirmé.
Ils avaient renoncé à la liberté en Israël, ils y avaient renoncé jusqu’à ce que je me lève, moi, Deborah, mère en Israël ! (Juges 5,7)
La guerrière qu’est Deborah, la juge et prophétesse, est une mère pour son peuple. « Que signifie mère ? demande le Zohar. Que moi, Deborah, j’ai fait descendre les influx divins de leur source suprême, raffermissant ainsi l’univers. » (Zohar I,32b) Deborah est l’incarnation terrestre de Binah, la Mère de la Tétrade sephirotique – l’archidéesse. Telle Zéphora, elle aurait d’ailleurs, nous précise le texte, renouvelé le rite de la circoncision : la mère idéale est celle qui accepte la coupure, la séparation d’avec son propre fils que ce rite symbolise et manifeste. C’est à ce trait que Salomon reconnaîtra la vraie mère, des deux prostituées venues réclamer sa justice : celle qui accepterait qu’on le lui ôte et qu’on le confie à l’autre (I Rois 3,26). Mais peut-être que Salomon confondait mère idéale et mère ordinaire. Il en est qui préféreraient voir leur enfant déchiqueté que d’avoir à le partager avec un père, une institutrice, un psychologue ou une belle-fille. C’est ce qui fait dire à Camille Paglia que la Vierge de la Pietà est celle qui a fait mourir son Christ de fils… Si l’on suit J, la sage Madianite, Zéphora, institua la circoncision pour ces mères-là.
On parle moins des relations entre mères et filles dans la Bible, on n’en parle même pas du tout. Plusieurs sont pourtant évoquées. Certaines d’entre elles sont catastrophiques : la femme de Loth par exemple, qui laisse ce dernier abuser de son pouvoir et livrer leurs deux filles à la brutalité des Sodomites. C’est la mère de mauvaise foi, qui « n’a rien vu » ou qui n’a pas jugé ça si grave. Elle n’est plus là lorsque Loth finit lui-même par coucher avec elles, mais on peut imaginer qu’elle a au moins laissé s’instituer cette sordide intimité. Son passé, ses souvenirs, l’idolâtrie de ses propres parents l’intéressent plus que le bien-être présent de sa progéniture : son chagrin la changera en statue de sel (de larmes). Jokébed, la mère de Moïse et de Miriam, est celle qui consacre involontairement la prédominance du premier sur la seconde, dès le moment où elle institue sa fille comme gardienne de son fils en danger. On suppose aussi, à voir l’empressement que met Rebecca à suivre Eliézer, que la douce tyrannie de sa mère et de son frère ne lui sied pas. Dans un autre registre, Jézabel est la mère d’Athalie, et l’historien deutéronomiste a tenu à faire de cette dernière une bonne disciple de celle qui l’a mise au monde : dans ce cas, la maternité est apprentissage et transmission du crime.
On oublie néanmoins qu’il est question ailleurs de mères et de filles : dans le Cantique des Cantiques. Là, la maternité est apaisée, saine et posément divine. La mère transmet à sa fille les secrets de la vie, de l’amour et de la mort, et celle-ci les transmettra à son époux :
Unique est ma colombe, ma parfaite, unique elle à sa mère, pure à qui l’enfanta… (Shir haShirim 6,9)
Te conduirais, t’emmènerais à la maison de ma mère ; là tu m’instruirais. Te baiserais de vin parfumé, du suc de ma grenade… (Shir haShirim 8,2)
Merveilleuse leçon de puissance féminine, de cette force un peu sorcière où se mêlent beauté, plaisir et sagesse ! La religion du Père est aussi religion de la Mère, tantôt douce et tantôt féroce : il est, en somme, une Mère, parce qu’il est des mères, en Israël – mères juives de tous les siècles et même d’avant les siècles.
* Humour : Adam la croyait sortie de sa cuisse, délire onaniste typique, pour se rendre finalement compte qu’elle était là avant lui, qu’elle est la mère de tout ce qui vit – et la sienne propre. J invente à la fois féminisme et psychanalyse.