On longe la rue d’Assas comme on longe le jardin du Luxembourg. Une porte grillagée, un écriteau, un renfoncement, une autre porte. La maison-atelier-jardin de Valentine Prax et Ossip Zadkine, devenue musée en 1982, s’ouvre. On arrive légèrement en retard, juste à temps pour le récit de leur rencontre en 1913. Amedeo Modigliani, à Paris depuis 1906, et Zadkine, depuis 1910, apprennent à se connaître cette année-là. Comme beaucoup de “Montparnos”, le nom donné aux artistes évoluant dans le quartier, ils sont des déracinés, des exilés dont la langue fourche parfois. “Il parlait le français beaucoup mieux que moi, achevant ses phrases ironiques par un rire sourd”, écrivait Zadkine à propos de son camarade, dans un manuscrit inédit datant des années cinquante-soixante.
Modigliani est né à Livourne dans une famille juive “très instruite et non croyante”. Zadkine, originaire de Vitebsk (ville aujourd’hui située en Biélorussie), a été élevé par des parents juifs sans pour autant bénéficier d’une éducation religieuse. On dit qu’ils auraient voulu renouveler l’art juif, on ne trouve pas trace d’échanges au sujet de leur judéité, de leur volonté de se présenter comme des artistes juifs.
Ils vivent à Paris pour se donner les moyens de leurs ambitions, Modigliani dessine les sculptures qu’il réalisera bientôt, Zadkine se met au service de la matière dans l’esprit des tailleurs de pierre et de bois. Sur la même longueur d’onde, ils tentent de réinventer les représentations, les traits du visage, les expressions pour donner vie à de nouvelles esthétiques, plus “primitives”. La Tête de femme de Modigliani (1911-1913) apparaît l’expression satisfaite, le regard absent (car, sans pupilles) et la bouche cousue, représentation inachevée de ce qu’avait imaginé l’artiste. La Tête héroïque de Zadkine (1909-1910) s’arrache difficilement du granit, le crâne est irrégulier, les traits ensommeillés. Au sein de l’exposition, les œuvres de Modigliani, dit Modi, se juxtaposent à celles de Zadkine de façon à ce que l’on comprenne le “passage de témoin”, la filiation. “Zadkine a appris de Modigliani, il a appris que l’on pouvait dessiner la sculpture. Et, ces visages modiglianesques vont le suivre jusqu’aux années vingt”, analyse Thierry Dufrêne, commissaire de l’exposition et professeur d’histoire de l’art contemporain. On s’attarde sur La Sainte Famille (1912-1913), trois visages agglutinés, trouvant leur place dans l’absence d’espace, trois inséparables. Apaisant.
La Première Guerre mondiale signe le début de la fin. Zadkine s’engage dans la Légion étrangère en 1915. Il en revient gazé, réformé et le moral dans les choux. Modigliani dont la santé fragile l’empêche de combattre, s’engouffre dans l’abus d’alcool et de haschich. En 1917-1918, les deux artistes se retrouvent mais un décalage s’installe: Modigliani a mis de côté la sculpture pour la peinture, sur les conseils de Paul Guillaume, un ami et marchand d’art, Zadkine a l’impression d’une trahison, d’un renoncement. Comme s’il était désormais livré à lui-même, seul face une matière hostile. Modigliani commence à gagner en notoriété, ses nus féminins créent l’engouement et le scandale: lors de sa première exposition en 1917, un commissaire s’indigne de la représentation d’une toison pubienne sur un corps féminin et demande la fermeture de la galerie Berthe Weill. “Zadkine remarque que l’on commence de plus en plus à traiter avec attention Modigliani, il remarque le changement dans les comportements, ce qu’il qualifie de ‘dame spéculation’”, traduit Cécilie Champy-Vinas, conservatrice en chef du patrimoine et directrice du musée Zadkine. Le sculpteur – alors en mal de reconnaissance – s’acharne à sculpter comme “s’il était tombé dans la glaise enfant”.
Dans cette partie de l’exposition, le caractère sensuel des nues de Modigliani (de sa période cabarets de Montmartre) contraste avec la “pudibonderie cubiste” des corps de Zadkine réalisés après la mort de Modi. On s’approche de Nu sur un divan (1916-1917), un dessin de Modi en cours d’effacement, une femme nue se prélasse et somnole sur un divan à peine esquissé. Inédit de contempler un dessin qui aurait pu se volatiliser, comme tant d’autres.
Plus on avance dans l’exposition, plus on se rapproche de la fin. Plus on s’approche du 24 janvier 1920, jour de la mort de Modigliani à l’âge de 35 ans. On ralentit le rythme pour saisir l’esprit du temps, pour figer les discussions éruptives entre les deux amis, Chana Orloff, Chaïm Soutine, Max Jacob et André Salmon, pour déjouer le destin, la méningite tuberculeuse dont Modi ne se relèvera pas. Pour oublier que l’artiste est devenu mythe après sa disparition.
Modigliani avait pour habitude de portraiturer sa bande de l’école de Paris, ils pouvaient crayonner leur visage sur une feuille volante en guise d’amitié. Il avait aussi l’habitude de troquer ses croquis contre des cafés ou des déjeuners du restaurant Chez Rosalie (des dessins qui finissaient parfois dévorés par les rats comme le raconte Zadkine). Vers 1913, Zadkine avait été dessiné par son ami et avait précieusement conservé ce morceau de papier, “notre Joconde, se réjouit la directrice du musée, et le signe qu’il accordait une place particulière à leur relation”. Jusqu’à la fin de sa vie, Zadkine a donc entretenu le souvenir de leur amitié, le regard de Modigliani sur sa coupe au bol et ses sourcils finement marqués. Pas loin du précieux portrait, le buste de Modigliani par Chana Orloff s’avance, mains sur les hanches, regard au loin, intention déterminée. À gauche, une photographie prise en 1929 par Man Ray du masque mortuaire d’Amedeo réalisé par le sculpteur Lipchitz. Encore une fois, ces documents – archives, photographies, œuvres – nous évoquent le fantôme de Modigliani dans l’itinérance artistique de Zadkine.
Dès 1930, Zadkine est sollicité pour rappeler la trajectoire de Modigliani, pour remémorer l’empreinte laissée dans son travail comme dans l’art moderne, celle d’un homme “simple au fond de lui mais fier, primesautier mais exalté”, écrivait-il dans ses Mémoires.
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