La contemplation de cette image évoque immédiatement en moi une réflexion banale mais ô combien significative : enfin un Moïse convainquant. Les représentations artistiques de Moïse nous avaient habitué à toutes les combinaisons possibles, sauf à celle-ci. Ce Moïse n’a rien à voir avec son homologue gréco-romain taillé par Michel-Ange, pas plus qu’avec le Moïse en saint-chrétien peint par Alexander Heubel. Il n’est pas non plus le Moïse bodybuldé incarné par Charlton Heston au cinéma ni même le Moïse tourmenté et bien trop ashkénaze de Rembrandt.
Voilà enfin un Moïse humain, le visage buriné par des années de luttes pour la délivrance de son peuple, puis par les contestations internes dont il avait fait l’objet. Voilà enfin un Moïse oriental, en cohérence avec ses origines sémites et égyptiennes. Ce Moïse pourrait aisément être un berger arabe ou le chef d’une tribu nomade du désert.
Mais debout sur sa montagne, abandonné sur cette roche ocre, succombant sous les vents brûlants, Moïse n’a jamais eu l’air aussi solitaire. En lui donnant des traits si expressifs, dans lesquels il me semble déceler du désespoir, Tobby Cohen nous invite à scruter Moïse à travers son humanité. Certes, Moïse est toujours prophète, le plus grand des prophètes bibliques, mais le voilà avant tout humain, et seul.
Sous l’objectif de Cohen, cette solitude devient le fil conducteur de toute une vie et de tout un Pentateuque. Moïse à peine né, laissé à la merci de Dieu dans les eaux tumultueuses du Nil ; Moïse solitaire dans le désert de Midian, face au buisson ardent ; Moïse isolé face à Pharaon, lui annonçant les prochaines plaies; Moïse seul sur le Mont Sinaï ; Moïse condamné au célibat de par sa fonction suprême ; Moïse abandonné même dans la mort, dans un lieu inconnu de tous.
L’artiste a-t-il souhaité représenter une scène biblique ou, comme je le crois, exprimer les tourments d’un prophète ? Certes, les tables de la Loi nous indiquent que cette scène se déroule à un moment et sur un lieu précis : au Sinaï, lors du don de la Torah, mais pourtant, les tables n’occupent pas un rôle prépondérant, elles sont tout au plus un signe, nous indiquant qu’il s’agit bien de Moïse.
Car le génie de cette œuvre s’exprime justement dans l’incertitude de la scène représentée par Cohen. S’agit-il des premières tables de la Loi, quelques instants avant que Moïse ne les brise, ou bien des secondes, que Moïse rédigea de sa propre main ? Ce doute interprétatif que sème sciemment Cohen est en soi une exégèse. Nous savons qu’un seul verset est sujet à plusieurs interprétations, mais en renversant l’ordre, en alternant signifiant et signifié, Cohen nous force à dépasser le spectacle du Sinaï pour nous focaliser sur l’homme, sur Moïse, dont la solitude ne fait que s’accentuer année après année.
Cette solitude, Cohen semble la percevoir entre les blancs du texte, dans ces coupures au sein de la narration biblique, dans lesquels Moïse délaisserait furtivement ses habits de prophète pour laisser apparaitre son désespoir.
Revenons au premier don des tables de la Loi. Après 40 jours et 40 nuits sans Moïse, le peuple d’Israël commence àdouter, une fois encore. Quarante jours, voilà qui suffit amplement à disperser le nuage euphorique du miracle de la Révélation des premiers jours. Le peuple réclame son lot de spectaculaire, d’effets pyrotechniques, d’offrandes et de festivités. Le Dieu des patriarches se voit remplacé par un veau d’or aux accents dyonisiens. Moïse le sait, Dieu lui-même l’en a informé. Berger fidèle, à la limite de l’irrationnel, il implore immédiatement le pardon divin et l’obtient.
Mais le pire reste à venir. Le plaidoyer de Moïse a peut-être convaincu Dieu, mais tel un avocat sachant son client coupable, la culpabilité ne le quitte pas. « Et ce fut lorsqu’il s’approcha du camp, il vit le veau et les danses ; une fureur l’emporta, il envoya les tables et celles-ci se brisèrent au pied de la Montagne » (Ex. 32:19). Alors que la première partie du verset est descriptive, Moïse constate l’ampleur des dégâts, la seconde est normative, Moïse réagit avec une fureur toute prophétique, offrant aux hébreux le spectacle qu’ils réclamaient tant. Entre ces deux parties, un blanc, un espace vide que Tobby Cohen semble avoir figé. C’est l’infinie solitude du désespoir qui s’abat sur Moïse, face au fossé incommensurable entre les plaisirs hédonistes auxquels les hébreux s’adonnaient et le message divin que Moïse venait leur livrer.
Mais peut-être s’agit-il là du second don des tables de la Loi. Moïse monte à nouveau au Sinaï mais son retour ne se passe pas comme prévu: « Moïse descendit de la montagne de Sinaï, ayant les deux tables du témoignage dans sa main, en descendant de la montagne; et il ne savait pas que la peau de son visage rayonnait, parce qu’il avait parléavec l’Eternel. Aaron et tous les enfants d’Israël regardèrent Moïse, et voici la peau de son visage rayonnait; et ils craignaient de s’approcher de lui… Lorsque Moïse eut achevé de leur parler, il mit un voile sur son visage. » (Ex. 34).
Une fois encore, Cohen interprète les blancs qui séparent les versets. Moïse s’approche modestement de son peuple, mais voilà que son propre frère, à l’instar du reste des hébreux, recule effrayé par cette lumière divine qui accompagne le plus grand des prophètes. C’est la prise de conscience fatidique de Moïse que fige Cohen. Loin de l’accueil chaleureux qu’il avait espéré, les regards craintifs de ses frères l’enferme dans son rôle de prophète et l’isole de la foule parmi laquelle il voudrait (re)trouver sa place.
Dès ses débuts en tant que prophète, Moïse avait refusé ce rôle qui le déposséderait petit à petit de sa propre personne. Dieu s’était obstiné, l’avait obligé, et Moïse avait été délaissé graduellement de son humanité, au fur et àmesure qu’augmentait son auréole de sainteté.
Le voilà donc qui souffre d’une solitude existentielle, bloqué par cette lumière divine qui le coupe de ses frères. « Celui qui augmente sa connaissance, augmente sa souffrance » nous dit l’Ecclésiaste (1, 18). Sauf que Moïse, lui, n’a jamais rien demandé. Canonisé de son vivant, encensé, loué, chanté et vénéré, Moïse ne trouve plus d’interlocuteur. Lui qui avait commencé sa carrière prophétique en « sortant voir ses frères » (Ex. 2 :11) les hébreux, lui qui avait tout donné pour vivre au sein de son peuple, voit peu à peu ses cercles d’appartenance s’effondrer. Son peuple, sa tribu, sa famille et sa femme elle-même le vénèrent désormais trop pour accepter son humanité qui lui échappe.
Au moment où Moïse se retrouve abandonné par ses propres frère et sœur, Aaron et Miriam, la Bible nous dit : « Or cet homme, Moïse, était incroyablement modeste, plus que tous les hommes de la terre» (Nbr. 12, 3).
L’œuvre de Cohen pourrait aisément s’intituler : « Cet homme ».