Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné, loin de mon salut et des paroles de mon rugissement ? Mon Dieu, j’appelle au jour et Tu ne réponds pas, à la nuit : nul repos pour moi.1
”Il n’est pas innocent que ces paroles du Psalmiste soient aussi les dernières prononcées par Jésus sur la croix : ce qui nous relie à nos frères chrétiens n’est pas une certitude mais un doute. “Depuis la sixième heure il y eut des ténèbres sur la terre jusqu’à la neuvième heure. Vers la neuvième heure Jésus clama à grande voix : […] Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?2” Ce n’est pas seulement le pieux qui doute ici : c’est Dieu. L’incarnation l’exigeait : le doute, c’est l’homme et si Dieu s’incarne, il lui faut douter.
Dans la nuit de Gethsémani, Jésus doute déjà, il a peur, il pleure, son âme est “triste à mourir”. Moi, je lis cette scène comme un Juif incrédule, elle me touche à la manière d’un beau conte ou comme le témoignage des souffrances de l’un des miens, un parmi d’autres. Seulement, je ne peux m’empêcher de songer aussi à ce qu’elle doit évoquer aux entrailles du croyant qui la lit, du Chrétien pour lequel ces larmes de désespoir sont celles de Dieu même, de Dieu fait homme. Ce doit être l’abîme des abîmes.
Marc n’hésite pas à raconter comment Jésus priait “pour que, si c’était possible, cette heure passe loin de lui. Il disait : Abba, Père, tout t’est possible, écarte de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que je veux mais ce que tu veux.3” Jésus, Dieu fait homme, est prêt à se dérober ! J’aime cette image d’un Dieu faible parce qu’elle est au plus près du judaïsme.
Dieu se cache, dit Isaïe, Dieu se tait, répète le Psalmiste. Le christianisme, en ceci fils d’Israël, commence par cette absence. La mort de Dieu : y a-t-il plus grande “pierre d’achoppement”, plus grand scandale ? Essentiel à la foi chrétienne, nous avons là un moment de déchirure, un moment athée pour ainsi dire. Le Dieu d’Israël est Dieu de beauté, certes, mais aussi d’ombre et de silence. C’est peut-être justement parce qu’ils aiment d’abord cette terre et ses promesses que les Juifs admettent si mal l’impureté de la Création. La vie est à l’homme biblique, comme dirait Aragon, un étrange et douloureux divorce, c’est par amour désespéré de la vie qu’il lutte. Le mal la ronge, il en pleure, il ne comprend pas pourquoi Dieu lui en demande tant.
Tout Chrétien ne pense pas ainsi, tout Juif non plus d’ailleurs. Il y a ceux qui ont la foi du charbonnier, qui ne doutent pas. Ceux-là, pourtant, n’ont rien compris, et si vous ne doutez pas, c’est que vous n’avez jamais lu la Bible. Et qu’accessoirement vous n’avez jamais vécu.
Du peu que je connaisse de la théologie chrétienne, c’est de Pascal que je me sens le plus proche : ses Pensées sont justement le témoignage d’une âme entourée de ténèbres et pour qui Dieu est pari parce qu’Il n’est pas évidence. “Et quoi! ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart.4” Pascal a compris que, loin de l’imbécillité “déiste” de son temps, loin aussi d’une certaine religiosité sans questions, les Prophètes bibliques posaient d’abord l’obscurité du monde. Non, Dieu n’est pas manifeste, non, il n’est pas aisé de Le rencontrer dans le chant des oiseaux, dans la complexité de l’ADN, ou encore en faisant l’amour au rythme de la grande pulsation cosmique.
Pis, Dieu est crucifié en l’homme. “Vilified, crucified, in the human frame, / A million candles burning for the help that never came, / You want it darker.” Ces paroles de la chanson la plus juive de Leonard Cohen5 ne sauraient être une trahison de notre foi : leur hétérodoxie dit en fait que le christianisme, en nous parlant d’un Dieu qui souffre, d’un Dieu qui meurt, touche à l’une des vérités centrales du judaïsme. “Notre vieil homme a été crucifié avec lui”, dit Paul dans l’Epître aux Romains6. C’est Dieu même qui souffre en l’homme, et pas un homme en particulier. Non, tous les hommes ! En ce sens, le christianisme pourrait peut-être aller plus loin… Leonard Cohen, Juif tragique, chante l’élégie d’un Dieu mourant à chaque instant, à chaque instant que meurt ou souffre l’une de ses créatures. Car Dieu, c’est l’homme, l’incarnation commence lorsque le souffle s’est fait chair, dès la Genèse, en Adam.
Rappelons-nous ce passage de La Nuit où le petit Elie [Wiesel] assiste à la pendaison d’un autre enfant. Il entend derrière lui un Juif pieux se révolter : “Où est Dieu ? Où est-il ? Où donc est Dieu ?” Alors, dit-il, “en moi une voix lui répondait : Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence.” Voici ce que Mauriac en écrit dans son avant-propos : “Dieu est mort, le Dieu d’amour, de douceur et de consolation, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob s’est à jamais dissipé, sous le regard de cet enfant, dans la fumée de l’holocauste humain […] Et moi, qui crois que Dieu est amour, que pouvais-je répondre à mon jeune interlocuteur dont l’œil bleu gardait le reflet de cette tristesse d’ange apparue un jour sur le visage de l’enfant pendu ? […] Nous ne connaissons pas le prix d’une seule goutte de sang, d’une seule larme. Tout est grâce. […] Voilà ce que j’aurais dû dire à l’enfant juif. Mais je n’ai pu que l’embrasser en pleurant.” Où le telos chrétien se trouve confondu par le silence juif.
Dieu est faible. Dieu diminue Sa puissance pour que l’homme existe. Il lui envoie Sa lumière (c’est l’incarnation, à chaque génération et en chacun) mais l’homme est un bien petit vase : il éclate, il souffre à son tour. Vulnérable est l’Éternel, pas “Tout-Puissant”, le Talmud nous Le montre même implorant la bénédiction de Ses enfants7 ! Peut-être serait-ce là justement notre croix : être les fils d’un père impotent.
Absence, secret d’une foi qui se défie et qui défie. Pourtant, ce même psaume dont le Juif Jésus articula, crucifié, les premiers vers, commence par un titre énigmatique qui nous permet d’aller plus loin. “À la biche de l’aurore”. La biche est un animal vulnérable mais dit aussi une certaine force. L’aurore, shahar, c’est une lumière dont l’étymologie semble en hébreu renvoyer à l’obscurité plutôt qu’au jour. Par ailleurs, “il a cherché” et “aurore” se disent de la même manière. Chercher ardemment. Israël est une biche qui cherche à faire émerger la lumière de sa propre nuit et du mal qui l’entoure. Une biche qui saura faire triompher l’Éternel de Son auguste faiblesse, comme on doit parfois gifler une personne évanouie pour la ranimer : nuit du Jaboc, ton nom sera Israël, plutôt que nuit de Gethsémani, tel est l’écart qui nous sépare pour l’heure du christianisme.
1. Psaumes, 22:2-3.
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2. Évangile selon Matthieu, 27:45-46.
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3. Évangile selon Marc, 14:36.
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4. Pensées, § 38 (édition Sellier).
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5. “You want it Darker”, Leonard Cohen, https://is.gd/leonardcohen, cf. tenoua.org/leonard-cohen/
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6. Épître aux Romains, 6:6
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7. Berakhot, 7a
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