Lire la critique de Occupied City par Fanny Arama.
Fanny Arama Ce documentaire questionne les conventions du film documentaire: en effet, votre parti pris est de confronter les images de la ville d’Amsterdam au présent, et les faits du passé énoncés par une voix off neutre. Vous décidez sciemment de placer l’émotion ailleurs que dans les images d’archives. Ma première question est donc: pourquoi avoir choisi cette mise en scène qui refuse de faire reposer le film sur l’image d’archive?
Steve McQueen La première forme qu’a eu ce projet est le livre de Bianca, Atlas of an Occupied City. Amsterdam, 1940-1945 (2019). Cet atlas a pris des années à être écrit, conçu, à assembler des recherches d’histoires de sang et de larmes. Quand je suis arrivé à Amsterdam, j’ai tout de suite eu le sentiment que je vivais deux histoires en même temps : il y avait le présent et les fantômes du passé que je ressentais très fort.
Je ne sais pas si c’est vraiment un documentaire, je ne catégorise pas les choses. J’utilise la caméra comme un outil, un outil de recherche, de communication, de révélation. Ce que j’ai essayé de faire, c’est trouver une forme visuelle qui fonctionne avec les données contemporaines.
FA Avez-vous voulu pointer les limites de l’image d’archive?
SMQ Les archives ne m’intéressent pas. Je les trouve poussiéreuses, pleines de formalités, quelque chose qui n’a pas de vie. Je voulais aller à la recherche de la vie, je voulais monter que la vie continue. L’Histoire nous parle d’aujourd’hui tout autant que du passé.
FA Quelle a été votre première confrontation, pour chacun d’entre vous, avec les récits de la catastrophe (histoire de l’esclavage et de la Shoah)? Avez-vous à ce sujet des souvenirs d’enfance clairs?
Bianca Stigter Pour ma part, j’ai toujours été imprégnée par l’histoire de la Shoah, depuis toute petite. En faisant les recherches pour le livre et pour le film, j’ai eu conscience que cela s’était passé là, autour de moi, de nous. Ce n’est jamais quelque chose qui avait disparu.
SMQ Je n’ai pas le souvenir d’un moment charnière qui aurait changé quelque chose. En grandissant, on devient de plus en plus conscient des choses. Quand on a conçu le film, on n’a pas voulu créer un film de fiction en costumes. On sait qu’il y a des souvenirs et des preuves, des photos, des images filmées. On a voulu se concentrer sur le vivant, le présent, on n’a pas voulu être dans la reconstitution.
BS On a vraiment le sentiment, en travaillant sur ce projet, que l’Histoire est vivante tout autour de nous. Même si on avait à faire à des bâtiments qui avaient été démolis depuis le temps de l’Occupation, il y a un sentiment de l’Histoire qui est autour de nous.
FA Il y a quelque chose de frappant dans ce documentaire: les visages sont tous filmés de loin. Or, très souvent, à l’écran, le visage, c’est l’émotion. Avez-vous voulu filmer l’absence, voire l’absence d’émotion?
SMQ Je n’avais surtout envie de ne pas entrer dans des clichés: montrer un visage en gros plan et en tirer de l’émotion, utiliser cet outil banal du cinéma, c’est cheap! Le film est le portrait d’une ville tout autant que le portrait de ses habitants. Je voulais montrer ses habitants dans l’environnement de la ville.
Mon idée est d’avoir une caméra qui est dans l’observation. Rapprocher la caméra d’un visage, à mon avis, interdisait d’obtenir une vérité.
FA Vous montrez de nombreuses mobilisations de population dans la ville d’Amsterdam des années 2020, pour des causes variées: hommages mémoriels vis-à-vis des mémoires de l’esclavage et de la Shoah ou manifestations pour le climat par exemple. Pourquoi? Ces images ont-elles une fonction de contraste vis-à-vis de la réalité de l’occupation allemande dans les années quarante?
SMQ Non, pas vraiment. J’étais plutôt dans une logique d’observation de ce qu’il se passe aujourd’hui. Je captais ce qui se passait en 2020, 2021, 2022. Il était question de pandémie dans les rues, il était question du climat, des excuses du maire concernant l’esclavage… On était là pour observer. Je voulais parler du passé, et montrer le présent.
BS Il y a des images qui parlent d’une grève contre le traitement infligé aux Juifs en février 1941 [la grève qu’on appelle Februaristaking]. Il y a eu deux jours de grève à l’époque, elle s’est ensuite propagée dans d’autres villes. Mais de cette grève-là, on n’a jamais que deux images en tout et pour tout, qu’on montre dans le film.
FA Comment le tournage a -t-il été organisé? Parfois on a l’impression qu’il y a plusieurs caméras…
SMQ Non, nous n’avons utilisé qu’une seule caméra pour tout le film. J’ai voulu tourner en pellicule 35 millimètres. L’utilisation de la pellicule entraîne un rituel de tournage qui implique une concentration de toute l’équipe. Il n’y a pas dans ce dispositif-là – vu le coût de la pellicule – de deuxième prise possible: il y a une mobilisation de toute l’équipe, comme si tout le monde avançait sur une corde raide. On est là pour observer le réel, et on est perpétuellement mis en danger par les conditions de ce que l’on fait quand on capte le réel. Nous sommes tombés dans l’attention extrême. On était tout le temps à attendre l’inattendu. Cela donne, dans notre façon de travailler, un rythme qui est d’une très grande beauté.
FA Vous vous êtes rendus chez les gens, dans leurs maisons, pour filmer: quand vous avez demandé aux habitants de les filmer chez eux sans parole, quelle a été leur réaction? Est-ce que certains ont voulu parler?
SMQ Pour moi, il était question de rentrer chez les gens et d’être avec eux, comme quand on est invité. Il ne s’agissait pas de les interviewer, c’était comme aller chez quelqu’un pour prendre le café, lire le journal. J’avais envie de filmer leur univers domestique, comme invité qui passe. Il n’y avait pas de nécessité d’interview. Je voulais filmer la vie dans son quotidien et sa banalité, je n’avais pas besoin de poser des questions.
BS La vaste majorité des gens chez lesquels on entrait ignoraient l’histoire de leurs maisons, de ce qu’il s’y était passé. Et quand on les en informait, ils ont été heureux de participer à ce tournage. Le moment où ils découvraient l’histoire du lieu où ils vivaient était un moment très émouvant, très singulier.
SMQ Ce qui est étrange c’est que, comme nous entrions chez ces gens avec une caméra, c’était à nous de nous habituer à eux, d’être flexibles, même si on avait un projet de film… C’était à nous de nous accommoder.
BS Il semble que cette façon de filmer où l’on voit les gens dans leur vie quotidienne simple, de chaque jour, nous tend un miroir de la vie quotidienne des gens de l’époque, des années quarante, un miroir du quotidien.
SMQ Ces habitants du passé, par l’image que l’on montre du quotidien des habitants d’Amsterdam d’aujourd’hui, le film n’en fait pas un mythe ou quelque chose d’exotique. Ils deviennent concrets…
BS … Ils deviennent nous.
FA Au cours du documentaire, plusieurs moments d’hommage et de retour sur l’histoire coloniale et le rôle des Pays-Bas dans le commerce de l’esclavage sont filmés. Nous savons qu’aujourd’hui, dans le cadre de la pensée décoloniale aux États-Unis et en Europe, la question du statut de la Shoah est délicate: j’ai été très frappée par la dernière scène du film [qui montre la bar mitsva d’un jeune Juif issu d’un couple avec une mère blanche et un père noir]. Pourquoi cela vous tient-il à cœur de souligner ces deux mémoires de concert et notamment dans la dernière scène du film, très émouvante?
SMQ Il se trouve que c’est une coïncidence: le meilleur ami de mon fil nous a invité à sa bar mitsva. Dans le cadre de ce projet, cela avait une conséquence: j’ai donc souhaité filmer cette bar mitsva pour montrer la vie des Juifs aux Pays-Bas aujourd’hui: c’est une façon de montrer que les nazis n’ont pas gagné!
FA Bianca, vous êtes historienne. Enseignez-vous l’histoire, et si oui, comment ?
BS Non, je n’enseigne pas, mais j’écris et j’ai réalisé un autre film, Three minutes: a lenghtening (2021), qui part d’images d’archives de trois minutes, tourné dans un village polonais en 1938, Nasielsk. À partir de ces trois minutes d’archives, je fais un film de plus d’une heure. Raconter des histoires, c’est une façon d’enseigner. Je cherche différentes façons de raconter l’Histoire.
SMQ Notre objectif principal à tous les deux, c’est de mettre l’Histoire au cœur de l’actualité. On veut éviter le côté poussiéreux, lourd, que peut avoir le passé sur nous. Ce qui rejoint notre travail, c’est que nous voulons montrer le passé dans la réalité d’aujourd’hui. Ce qui nous mène aujourd’hui, tous les trois, à nous rencontrer, c’est l’histoire. Nous avons une histoire différente, chacun un cheminement différent, mais rien n’échappe à cette histoire. C’est par le présent que nous voulons traiter cette histoire.
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