Lire l’entretien de Fanny Arama avec Steve McQueen et Bianca Stigter
C’est au numéro 71 de la Ruysdaelstraat, à Amsterdam aux Pays-Bas, que commence le film documentaire de Steve McQueen, Occupied City. Dans une lumière automnale, on y voit une femme traversant le couloir de son appartement, occupée à des nécessités domestiques, rangeant des objets, vivant comme n’importe qui vivrait chez soi, en accomplissant des gestes du quotidien, et pourtant entourée de spectres. Car c’est cela, apparemment, qui a le plus marqué Steve McQueen quand il a emménagé avec sa femme, Bianca Stigter, qui signe le texte du film, à Amsterdam il y a plus de vingt ans. En déambulant dans la ville, il la ressent emplie de fantômes qui habitent la ville tout autant, sinon plus intensément que les vivants, et qui transforment le présent en fantasmagorie contemporaine et en défi mémoriel.
Le film, réalisé à partir du livre de Bianca Stigter, historienne et auteure de Atlas of an Occupied City Amsterdam, 1940-1945 (publié en 2019), montre inlassablement, pendant plus de quatre heures, les images successives des lieux où a pris place la plus grande entreprise de déportation et d’assassinat de masse de la population juive des Pays-Bas.
Le dispositif du film repose sur une discordance entre les images de la ville filmée aujourd’hui (de 2020 à 2022), montrant divers événements du quotidien – une femme faisant du café chez elle, des jeunes écoutant de la musique sur un banc, quelqu’un essayant de faire démarrer une petite voiture dans son jardin, une manifestation sur le climat – et la voix off relativement neutre de Melanie Hyams, égrenant les lieux à partir desquels ont été déportés puis assassinés environ 105.000 Juifs à Amsterdam, soit 75% des Juifs des Pays-Bas entre 1940 et 1945. Le décalage causé par la superposition de ces deux réalités, l’une contemporaine, l’autre passée, rend d’autant plus brutale et frappante la succession de noms propres et de crimes que cette population a subi, ou de faits dont des Juifs et des non Juifs ont été les héros. En effet, de nombreux faits de résistance sont également décrits, de manière glaçante car purement factuelle, grâce à des témoignages de personnes ayant survécu à des événements inimaginables, que seule la guerre et ses fruits pourris, la peur et le raffinement dans la destruction, sont capables de produire.
Ce dispositif narratif, qui peut paraître lourd ou malaisant lors des premières minutes du film, convainc finalement par les moments de flottement, de légèreté qu’il introduit dans l’œuvre. L’esprit du spectateur s’habitue au décalage entre l’image et le récit ; on s’étonne que la vie continue, que les habitants évoluent parmi tant de spectres de tous âge, au destin insoutenable. La simplicité des anecdotes issues des témoignages, lus en superposition des images de la ville, efface la distance qui sépare le spectateur de ces faits historiques. Grâce au maniement virtuose de l’unique caméra 35 millimètres utilisée pour le film et à l’attention portée à la fois au moindre détail et aux cadrages très variés, le spectateur est entraîné dans un spectacle éprouvant, viscéral, où la beauté des prises de vue se voit confrontée aux actions sans nom des nazis et de leurs collaborateurs. Dans ce film, qui cherche à faire parler le présent à travers sa représentation visuelle, le flot du contemporain, de la vie qui va, se cogne à tous les silences de l’histoire qui crient paradoxalement à la vigilance et à l’état d’alerte. On pense à Shoah de Claude Lanzmann qui avait, entre autres procédés, fait porter l’histoire de la Shoah sur l’image de lieux, et qui interrogeait déjà la représentabilité de la catastrophe.
Occupied City filme l’absence par les lieux hantés, occupés par un passé dont la mémoire matérielle tend à disparaître. Quand les lieux ont subi des transformations ou ont disparu depuis les rafles de l’occupation allemande, la voix s’applique à prononcer, dans une diction de compte-rendu d’audience, encadré par deux laps de silence solennel : “Demolished [Détruit]”. Le réalisateur insiste sur la nécessité qu’il a ressenti d’inventer une forme apte à rendre les spectres présents, à faire de l’histoire et des archives qui conservent le témoignage de ces événements des données familières. Il a cherché à se faire l’observateur méticuleux de la vie contemporaine qui suit son cours et de la vie domestique des habitants d’Amsterdam afin, peut-être, de rendre plus palpables et plus présentes ces existences fauchées, arrachées par l’infamie nazie et collaborationniste.
Lors de mon entretien avec le réalisateur Steve McQueen et l’historienne Bianca Stigter, j’ai voulu aborder la question de la représentabilité de la Shoah. En effet, Bianca Stigter est également la réalisatrice d’un documentaire poignant, Three Minutes: A Lenghtening, construit autour de trois minutes d’archives filmées révélant la vie de la communauté juive d’un village de Pologne en 1938 dont la quasi-totalité a péri exterminée. Dans ce cas, la réalisatrice base le récit du documentaire sur la parole des survivants découvrant leur village ressuscité, sur la matérialité de ces images qui donnent à voir des visages, des sourires, des tranches de vie passées. Mais il m’a semblé que Steve McQueen appréhende cette question à la façon d’un véritable artiste, et non en théorisant son propre film : “J’ai voulu filmer la vie”, a-t-il insisté. Éviter la reconstitution, éviter l’archive qui relègue ces événements à une époque qui n’est plus et que l’on considère de ce fait comme passée, achevée, ne pas rendre les Juifs d’Amsterdam des personnages exotiques qui ne ressemblent plus aux Juifs d’Amsterdam d’aujourd’hui… Ce sont effectivement des écueils dans lesquels le film ne tombe pas, ce qui lui permet, dans le cadre d’une histoire de la représentation de la Shoah, d’accéder à une inventivité formelle transcendant le temps, voire, à une nouvelle représentation du temps dans l’histoire.
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