«Et ce jour-là, jour tout de suie et de ténèbres, Le soleil fut, comme mon cœur, repeint de noir.»
Samuel Ha-Nagid
La série Our Boys (הנערים), écrite et réalisée par Joseph Cedar, Hagai Levi et Tawfik Abu-Wael, raconte le meurtre de Mohamed Abu Khdeir à l’été 2014, puis l’enquête et le procès qui s’en sont suivis. Elle le fait du triple point de vue de sa famille, palestinienne, de ses assassins juifs et des policiers. J’aimerais me concentrer ici sur ce que cette œuvre dit du déracinement séfarade.
Les trois assassins, Yosef-Haïm Ben-David et ses neveux, sont des haredim marocains vivant à Jérusalem. Le patriarche, père du premier et grand-père des deux autres, dirige un kollel [centre d’études pour hommes mariés] et tyrannise sa famille. En lui, convergent le totalitarisme de la tribu maghrébine et celui de la yeshiva européenne. Yosef-Haïm vit, lui, dans une colonie de Judée. Souffrant de troubles mentaux, il exerce une grande influence sur les deux garçons, dont l’un prépare son entrée à la Yeshivat Hevron, une prestigieuse institution ashkénaze, tandis que l’autre, rongé par la haine de soi, est un malheureux asocial.
À en croire les bonnes âmes, le judaïsme est «religion de vie» – par opposition, bien sûr, à vous savez qui. Celui des Ben-David ne l’est pas, pour la bonne raison qu’il est sans vie. Comme tant d’autres familles séfarades ou orientales, ils se sont donné pour mission de ressembler, non pas même aux Ashkénazes, mais à une élite lituanienne stéréotypée qui, après la guerre, a fait de l’étude en yeshiva, ou plus précisément d’un certain mode d’étude né un siècle plus tôt entre Vilna, Volozhyn et Brisk, l’alpha et l’oméga du judaïsme, transformant la naturalité des rites en une adhésion mécanique aux commandements. Seulement, YosefHaïm est un shababnik [quelqu’un qui a quitté l’étude]: il n’a pu supporter ces rivalités, cette promiscuité et ces frustrations, ce haut intellectualisme qui peut si facilement se changer en bêtise et en méchanceté. Le Talmud n’est pas un savoir pour tous: on n’y entre pas comme ça, et son étude peut détruire autant que sauver. C’est un savoir, «potion de vie ou poison mortel» (Yoma, 72b), qui élève ou abaisse, exalte l’âme ou la brutalise.
Dans une scène particulièrement éclairante, les trois jeunes entendent une chanson d’Oum Kalsoum où ils reconnaissent un air liturgique. Évidemment, cela ne peut s’expliquer que par un plagiat arabe; ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’à une époque, c’étaient les Juifs arabophones qui se délectaient de cette musique, Ovadia Yosef le premier, et que cet air, c’est un hazan [chantre] séfarade ou mizrahi [oriental] qui l’a au contraire emprunté à la diva égyptienne. Mais n’ignorent-ils pas de même tout ce que leurs paytanim [poètes liturgiques] doivent à la prosodie arabe, tout ce que leur Rambam doit à la philosophie arabo-perse? Le kitsch dans lequel ils ont grandi est la négation même de l’histoire: leur monde est sans vie parce qu’il est sans passé ni chair.
Our Boys raconte le contraire de Fauda. Dans les deux séries, les personnages (juifs) principaux sont séfarades ou orientaux. Fauda dit cependant, à travers le destin de ces soldats «arabisés», mistarvim, la tentation arabe d’Israël, celle d’un retour à l’arabité pour ceux qui en viennent, d’une absorption dans le Moyen-Orient pour les autres. Peut-être d’ailleurs que, si l’on considère l’origine bédouine des Hébreux, les Shasou des chroniques égyptiennes, c’est chaque Juif, ashkénaze ou séfarade, qui pourrait voir dans l’autochtone arabe, plutôt qu’un autre ou un frère ennemi, un aïeul ou un grand-oncle – Ismaël.
Que l’on songe à ce qu’Amos Oz dit dans Histoire d’amour et de ténèbres des relations entre Juifs et Arabes au temps de la Jérusalem mandataire, à ces érudits de la Mitteleuropa parlant et lisant la langue des Mille et Une Nuits, qu’on recevait à l’heure du thé dans les maisons musulmanes ou chrétiennes de Baka! Et qu’on se rappelle aussi ce portrait de Weizmann et Faysal, futur roi de Syrie, portant l’un et l’autre le keffieh. Mais en même temps que cette nostalgie-là – ou que celle des exilés juifs du monde arabe –, en même temps que la sensualité d’un café cuit sur la braise et parfumé de cardamome, Fauda raconte le cycle des vengeances tribales, une brutalité que l’Occident a refoulée en même temps que sa carnalité. En ce sens, Our Boys rejoint Fauda, à ceci près que si Doron Kabilio se sait bédouin, Yosef-Haïm et ses neveux, eux, se croient purs de toute arabité, ignorant jusqu’au nom de celle qui faisait danser leur famille cinq décennies plus tôt. Et le patriarche a beau prononcer les gutturales comme ses voisins palestiniens, il n’a, selon le récit officiel, rien d’arabe non plus. L’identité du clan est aseptisée, désespérément parveh [sans lait ni viande].
L’appartement familial, avec ses murs à peine ornés de quelque lugubre bondieuserie et son mobilier ignoble, désigne à lui seul cette momification. Il dit ce faisant l’échec du retour à la terre. Que ce soit par l’exaltation des vertus sportives et de la liberté sexuelle, la fondation de Betsalel ou le renouveau de la poésie hébraïque, le sionisme avait fait de ce retour une restauration esthétique et charnelle: l’orthodoxisation d’Israël est la défaite politique, morale et spirituelle du sionisme, mais peut-être surtout sa défaite esthétique. Or on sent bien qu’il y a, dans le meurtre de Mohamed, l’irruption de la terre et du sang, revenant comme le vampire sort de son tombeau.
Et quand Yosef-Haïm chantonne langoureusement quelques paroles du Cantique des Cantiques, ça n’est plus même Samson et ses poings de fer qu’il évoque en sa fureur, c’est le charme érotique et en même temps si profondément terrien du plus beau des chants bibliques. Une sensualité orientale, celle du Cantique mais aussi du wasf ou de la qasida arabes dont sont si proches ses comparaisons ensorceleuses, des vers d’Abu Nuwâs ou du Perse Khayyâm.
Ironie doublement tragique, car c’est alors le substrat sémitique, c’est la chair méditerranéenne d’aïeux trop sanctifiés pour n’être pas trahis, qui s’exhale de la judéité confinée du meurtrier.
Lire le deuxième volet de cette analyse: “OUR BOYS” OU LA PARABOLE DU TANNEUR ET DU PARFUMEUR