Petit guide (talmudisant) du débat sur Internet

Des vocations sont récemment nées : archéologue de Twitter et géologue de Facebook. Exhumer la blague adolescente suspecte, le retweet criminel est devenu un nouveau métier, pire, le nouvel arbitre des scandales. La vie des réseaux a ceci de différent de la vie vraie qu’elle est hypermnésique : elle n’oublie ni ne pardonne rien. Elle exige de chaque gazouillis un degré d’engagement et de sérieux qu’on ne songerait même pas à demander à un texte écrit, signé et sciemment publié. L’impression générale est bien que l’espace de dialogue a été supplanté par un espace de combat, de luttes à mort symboliques.

Si on devait trouver le manuel par excellence qui décrit le débat actuel sur les réseaux sociaux, on le trouverait sans doute dans le petit traité de dialectique éristique de Schopenauer, L’art d’avoir toujours raison, qui présente toutes les attaques et parades pour gagner un débat. L’écrasage comme méthode, le KO pour seule issue. Le débat comme un combat de free fight, tous les coups sont permis, sophismes, mensonges, exagérations, visées sous la ceinture, tout pour atteindre l’objectif assumé : faire taire l’autre. Restée seule, la parole survivante se croit alors parée des atours de la vérité alors qu’elle ne témoigne que de la ruse ou de la brutalité. C’est oublier que dans un débat, on peut être deux à avoir tort. Il suffit que les deux positions qui s’affrontent n’épuisent pas sans reste l’intégralité des possibilités. Et si on n’aime rien tant que se dire que les brutaux sont les autres, il faut confesser que la tentation du coup verbal mortel nous guette tous. Il est difficile de résister au bon mot qui ridiculisera l’autre en le jetant en pâture à des abonnés déjà acquis à votre cause. Ô comme elle est séduisante cette punchline drôle et définitive, mesquine certes, mais porteuse de tant capacité de victoire. C’est un coup gagnant. C’est un coup gagnant auquel il faut pourtant résister, si l’on tient qu’il y a dans le langage, et dans le dialogue, une dimension éthique qui excède la question du vrai et du faux, de la victoire et de l’échec. Dialogue qui s’épuise dans le monologue.

Face à cette approche de la dispute comme affrontement dont un seul sort symboliquement vivant en imposant sa vérité qu’il avait déjà et dont il ne démord pas, se trouve l’autre extrémité du spectre : le relativisme niais et pontifiant qui glorifie l’acceptation, le dialogue comme drapeau à revendiquer mais à ne surtout pas pratiquer dans les faits tant les zones sont minées. Discuter de tout ? Débattre et questionner ? Vous voulez rire ? Vous risquez à chaque pas de blesser des sensibilités, de heurter des cultures particulières, des microparoisses. Contentez-vous de vous cantonner à proclamer « chacun sa vérité ». Le problème, c’est qu’à faire mine d’ignorer la dimension agonistique du débat, on ne fait que laisser la place au pire, qui lui, persiste dans son être coûte que coûte.

Pour se sortir de cette aporie qui nous laisse coi entre brutalité crue et niaiserie molle, quelques idées et conseils à rebours de l’époque tirés de la pratique talmudique de la dispute. Plutôt que les principes qui glorifient le dialogue infini, l’horizontalité, et la démocratie, nous avons choisi de mettre en lumière les principes qui cadrent, qui rendent possible, qui laissent exister tout véritable débat : ses bornes invisibles, si l’on veut.

1. DON’T FEED THE TROLL* : L’ARISTOCRATIE ASSUMÉE.

Non, on ne parle pas avec tout le monde et surtout pas de tout. Le débat talmudique est un débat entre pairs qui ont en commun une même quête, la vérité, des ressources communes, un réservoir d’autorités citables et d’arguments recevables. L’impétrant qui ne connaît rien et viendrait étaler fièrement son ignorance tel un bébé ses fèces se voit vertement rabrouer : « Va et apprends auprès d’un Maître ». Il n’est actuellement pas de bon ton de proclamer une telle aristocratie.

Pourtant, cette sélection est un préalable nécessaire si on veut éviter l’escalade rapide, les noms d’oiseaux et les points Godwin** en tous genres. D’autant qu’elle n’est pas une aristocratie de classe, de race ou de statut social, c’est une aristocratie du savoir et de l’honnêteté, accessible à tout celui qui s’en donnerait la peine.

2. RÉSISTEZ À L’ARGUMENT AD HOMINEM, IL PEUT TUER.

L’amitié entre Rabbi Yohanan et Resh Lakish fait partie des histoires les plus touchantes du Talmud. Le premier était d’une beauté légendaire. Le second était un gladiateur. À la faveur d’une promesse de donner sa superbe sœur en épouse en échange de son étude, Rabbi Yohanan obtint de Resh Lakish qu’il devienne sa moitié, sa havrouta. Au cours d’un débat juridique âpre, Rabbi Yohanan aurait fait une allusion désobligeante à Resh Lakish concernant son passé de gladiateur, « Eh quoi, le brigand ne sait-il pas brigander ? » On raconte que Resh Lakish en fut si marri qu’il en mourut de chagrin. La vexation virtuelle est de plus devenue plus aisée encore puisqu’on n’a pas sous les yeux le visage, la présence charnelle de l’autre, et que, seul humain face à des pseudos et des écrans, on se pense le seul à voir une sensibilité.

3. PRIVILÉGIEZ LES GENS DONT VOUS POUVEZ APPRENDRE QUELQUE CHOSE, PAS CEUX QU’IL VOUS FAUT INSTRUIRE OU ÉDUQUER.

Choisir les ahuris ne vous rend pas brillant par contraste. Renoncez aux marges des réseaux sociaux, complotistes, racistes, ceux qui ne sont là que pour se décharger face à leur écran, et préférez les comptes de ceux qui vous tirent vers le haut, qui désirent le débat honnête, informé, exigeant. Il vaut mieux être disciple que berger de meute. Risque de l’entre-soi ? Non, pour peu que la sélection ne se fasse pas sur le contenu mais sur la qualité de la forme.
Il vaut mieux être critiqué qu’adulé. Ne vous est-il jamais arrivé de faire cette expérience d’être avalisé et validé par des gens que vous méprisez et avec de mauvais arguments? Tout celui que l’ego n’a pas encore étouffé en sera irrité. Rabbi Yohanan, le même dont je viens de vous parler, pleurait quotidiennement son ancienne moitié d’étude décédée en disant à son nouveau partenaire : « Pour chaque argument que j’apporte, tu m’en cites cent qui me confirment. Resh Lakish, lui, m’en citait cent qui me confrontaient. ». On juge de la valeur d’un homme à la valeur de ses adversaires, pas de ses émules.

4. METTEZ À L’ÉPREUVE VOS IDÉES ET CONCEPTIONS, TESTEZ-LES, MALTRAITEZ-LES : QUELQUE CHOSE DE L’ORDRE D’UN DÉBUT DE VÉRITÉ ADVIENDRA PEUT-ÊTRE.

La vérité n’est pas déjà là, constituée quelque part, en moi ou chez un autre, que je devrais imposer ou recevoir béatement comme une grâce ou un sacrement : la vérité est une épreuve, une expérience révisable, de confrontation âpre, sans cadeaux, mais bienveillante, humaine. Il faut sans doute, pour s’inspirer des Sages du Talmud afin de débattre aujourd’hui, sur les réseaux ou ailleurs, réhabiliter ces valeurs passées de mode et désuètes que sont l’élégance, le sens de l’honneur, le goût de la confrontation. La vérité ne peut pas ressembler à un match de catch : si elle n’est pas une grâce, il faut qu’elle n’en soit pas dépourvue.

* Le troll, du nom de ces petites créatures monstrueuses agressives dans le folklore scandinave, est, selon le Larousse, « un internaute qui empoisonne les débats sur internet avec des remarques inappropriées ou provocantes ». L’expression Don’t feed the troll, en français « Ne nourissez pas le troll », est considérée comme une règle de survie sur Internet qui consiste à ignorer les propos du troll, à ne pas encourager son désir de polémique.

** Le Point Godwin appartient lui aussi au langage de la vie sur Internet. En 1990, l’avocat américain Mike Godwin établissait une règle empirique : « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Le point Godwin est atteint lorsq’on signale à son interlocuteur qu’il s’est discrédité en vérifiant par ses propos la règle de Godwin.