Existe-t-il un art juif? Et si oui, comment le définir? La question occupe les esprits modernes depuis deux siècles, et de manière plus aiguë avec l’apparition des premiers musées juifs à la fin du XIXe siècle en Europe. Le sujet divise, fait sourire ou, au contraire, donne lieu à des débats philosophiques et esthétiques. C’est ainsi que Franz Landsberger, auteur d’une Introduction à l’art juif (en allemand), commence son essai avec la question suivante: « Un art juif ? Cela existe-t-il ? » L’historien anglais Cecil Roth lui emboîte le pas: « Le concept d’art juif peut sembler être une contradiction dans les termes ». Et le critique d’art et théoricien américain Harold Rosenberg d’ouvrir, lui aussi, son essai « Existe-t-il un art juif ? » paru dans la revue Commentary en juillet 1966, avec ces mots : « D’abord ils construisent un musée juif et ensuite ils demandent : “Existe-t-il un art juif?” Ah, les Juifs ! » .
La question resterait un pur exercice intellectuel si, précisément, des créations artistiques à thème juif et des artistes intéressés par ces thématiques n’encourageaient pas une réflexion concrète. Ainsi, de nombreux musées juifs doivent leur existence à une collection d’objets rituels juifs, appelés Judaica, souvent de très belle facture : que l’on songe à des rideaux devant l’arche des rouleaux de la Torah ou des robes de Torah, magnifiques ouvrages de broderie ; chandeliers, coupes, plateaux, apparats des sifré Torah et autres objets en argent finement ciselés et agrémentés de détails remarquables; des manuscrits recopiés à la main sur des parchemins d’une douceur inégalée; des livres aux enluminures médiévales encore resplendissantes; des costumes traditionnels de femmes et d’hommes, pas nécessairement luxueux, mais typiques d’une communauté à un moment donné de son histoire. La liste est encore longue, si l’on inclut des objets quotidiens ou festifs, des matériaux nobles ou simples et de l’art contemporain.
Pour les uns, l’art juif est avant tout un art rituel, lié au cycle des fêtes et de la vie: coupes de kiddoush, plat de séder, lampe éternelle. Pour d’autres, les objets de Judaica forment une catégorie à part – celle des objets rituels – et l’art juif relève davantage de la représentation de sujets juifs: une scène biblique, une vue du Temple de Jérusalem, une assemblée de rabbins plongés dans l’étude, une image du Juif errant ou du Juif « ethnique » au Yémen ou en Ukraine. Classement limpide. Mais que faire d’un Bernard Picart (1673- 1733), graveur français talentueux qui publie, en 1723 chez Jean-Frédéric Bernard – un éditeur protestant – deux volumes sur les Cérémonies juives et chrétiennes, suivi de volumes sur les coutumes hindoues, grecques, protestantes, anglicanes, quakers, musulmanes, etc. Où classer l’artiste nonjuif qui traite de thèmes rituels juifs ? Et que faire de l’inverse, tout aussi présent? Par exemple Maurycy Gottlieb (1856-1879), un peintre réaliste juif polonais qui peignit Juifs priant à la synagogue le jour du Grand Pardon en 1878 et enchaîne avec Le Christ prêchant à Capharnaüm l’année suivante. Un Marc Chagall qui réalise des vitraux pour l’église du Fraumünster à Zurich ou ceux de l’église de Tudeley, en Grande-Bretagne, entre tableau représentant un rabbin portant la Torah et l’illustration d’une Haggadah de Pessah.
Rien n’est simple et tout se complique. L’historien de l’art israélien Ezra Mendelsohn (1940-2015) a tenté de remettre de l’ordre en proposant une définition des plus exclusives. Dans un essai consacré à Maurycy Gottlieb, il écrit ceci: ce terme « problématique […] comprend des œuvres d’artistes qui sont d’origine juive et dont la judéité leur est d’une importance évidente et dont les tableaux traitent de sujets spécifiquement juifs, jettent une lumière sur différents aspects de l’histoire juive et de la vie juive contemporaine et peuvent être considérés comme faisant avancer une certaine “cause juive”, c’est-à-dire un point de vue particulier concernant le passé, le présent et le futur des Juifs. » Et Mendelsohn d’illustrer sa définition avec des peintres, ceux qui entrent – Moritz Oppenheim, Ephraim Moses Lilien, les artistes de l’école Bezalel à Jérusalem, R.B. Kitaj parmi les contemporains – et ceux qui ne produisent pas d’art juif – Modigliani, auquel on pourrait ajouter Pissarro. L’École de Paris était-elle une école juive ? certains de ses membres seulement et à titre individuel ? Au cours du XXe siècle, l’art juif s’est aussi défini en termes identitaires, en relation avec l’antisémitisme, ou avec le sionisme, ou avec la diaspora. L’historien de l’art Dominique Jarassé le montre très bien dans un excellent livre récemment réédité en poche (éditions Esthétiques du Divers) et intitulé Existe-t-il un art juif ? Ce livre comble aussi une lacune, le désintérêt de la recherche universitaire pour la question de l’art juif, moins une affaire de définition que de sensibilité et de thématique. Plutôt que d’épiloguer sur la nature juive de l’œuvre de Mark Rothko (peintre juif, 1903-1970) ou de l’inspiration kabbalistique revendiquée dans l’œuvre d’Anselm Kiefer (peintre allemand non-juif né en 1945), on devrait peut-être envisager l’art juif de manière moins normative et exclusive, c’est-àdire comme fluctuant, contingent, contextuel et relationnel. C’est le regard porté sur l’art juif par de nombreux directeurs et conservateurs de musées juifs aujourd’hui, qui sont intéressés par l’exposition de la culture populaire et des grands maîtres, des artistes inspirés par des thématiques juives sans que leur religion ou pratique personnelle n’entre en ligne de compte, des objets rituels ultra-contemporains à côté de leurs alter ego marqués de la patine du temps. Pour le plus grand bénéfice des visiteurs.