Jusqu’au au 29 septembre se tiennent les Rencontres de la Photographie à Arles. L’occasion de raconter le monde, moins par les mots que par la photo. Tenoua s’y est promené cet été. On y a vu des images, mais aussi des questions chères à la pensée juive. Promenade.
L’exil
À l’Église des Frères Prêcheurs, Cristina de Middel raconte l’exil. Dans un lieu d’exception, la scénographie mêle photographies documentaires et images conceptuelles pour changer le regard sur la migration. Pour ce projet, la photographe, membre de l’agence Magnum, s’est inspirée du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, auquel elle compare le parcours de celles et ceux qui traversent le Mexique. Une façon de s’éloigner des stéréotypes véhiculés par les médias pour se focaliser sur la chance, l’endurance et le courage, indispensables à tout exil.
Le temps qui passe
Direction la tour Luma, pour voir la belle expo “Lee Friedlander Framed by Joel Coen”. Le photographe et le cinéaste se retrouvent autour des États-Unis, du jeu de la composition obsedée par les lignes et l’amour des histoires, en 70 tirages et un film.
Passage obligé à Arles : le Parc des Ateliers, en contrebas, où le lieu – et au moins trois expos – valent le détour. À la mécanique générale, deux séries parviennent à figer le temps. L’exposition Quand les images apprennent à parler, sous le commissariat de Urs Stahel, héberge de jolis joyaux : “100 Jahre” [100 ans], d’Hans-Peter Feldmann, qui photographie 100 personnes de sa famille, de 0 à 100 ans. Et Les Sœurs Brown, de Nicholas Nixon, qui immortalise son épouse et ses trois sœurs, dans le même ordre, tout au long de leur vie. Aussi simple que touchant.
La peur dévore l’âme
En immense sur l’un des murs des Ateliers, les mots « La peur dévore l’âme » attrapent l’œil, arrêtent le cours de la pensée et forcent la réflexion. Dans la beauté et la sérénité du lieu et des alentours, on pense à ce que la peur et la haine créent comme ravages.
C’est l’un des sujets abordés un peu plus loin, dans l’exposition «Sur le Qui-vive», à l’espace Monoprix. La commissaire d’exposition, Audrey Illouz, interroge les craintes de notre temps, via sept photographes. L’une d’elle, Nantene Traore, explore l’Inquiétude. Bien qu’énigmatiques, ses images sensibles disent la peur de la “catastrophe” (en grec «renversement», «fin») à venir. Audrey Illouz introduit l’exposition en ces termes : « Il règne dans les images de Nanténé Traoré un sentiment de flottement (…) ; comme si dans ces états de latence, tout semblait prêt à vaciller. Il semble se jouer ici une inquiétude profondément enracinée, celle d’être au monde et celle de devoir composer avec ce moment du monde et sa ritournelle de crises. Certaines images laissent présager une tension: une amorce de pellicule cramée d’où s’échappe un nuage de fumée, une chambre d’hôpital aux draps encore tièdes, des anxiolytiques méticuleusement disposés sur une table de chevet. À moins que l’inertie qui plane ne se fasse rassurante : le sourire d’une icône pop à jamais arrêté, un bouquet de fleurs aux couleurs saturées, le halo d’une guirlande de fleurs. L’inquiétude dont il est ici question est avant tout un état de veille. Si les gestes et les actions qui habitent les images sont inframinces, ils ont cette capacité de nous maintenir en haleine : café-clope à la main ou regard perdu dans le lointain. S’il ne se passe presque rien dans « ces espaces entre-deux » où l’ennui rôde, la vacuité d’un courant d’air frôlant la peau nous rend bel et bien vivants, sentants et désirants, toujours sur le qui-vive.»
Un parcours instructif, qui parle de bascule, de notre vulnérabilité, sur le fil du beau, du grave et du dérangeant.
Objets de rite
Notre coup de cœur : “Finir en beauté”, de Sophie Calle. En préparant son exposition au Musée Picasso (À toi de faire, ma mignone, 2024), Sophie Calle découvre qu’une partie de ses œuvres ont été détériorées par un orage dans sa réserve. Comble du drame : la série qui s’efface s’appelle “Les Aveugles”. Elle y interroge des non-voyants, qui font part de leur perception de la beauté.
Il n’y a qu’elle (ou l’humour juif) pour imaginer une chose pareille. Se souvenant de Roland Topor, qui avait choisi d’inhumer un vieux chandail, «qu’il ne pouvait ni donner ni jeter», elle a enfoui sa série aux cryptoportiques, souterrains de la place de la mairie d’Arles.
« J’ai donc imaginé que je pourrais ensevelir ici mes aveugles, afin qu’ils finissent de se décomposer et que leurs mots, qui ne parlent que de beauté, s’enfoncent dans les soubassements de la ville », énonce-t-elle sur le cartel de l’exposition.
L’expérience est sensorielle. Les pieds, souvent dénudés dans la chaleur arlésienne, se trouvent en contact avec la terre humide de la cave. L’odeur de décomposition accompagne la visite, elle-même guidée par la voix de Sophie Calle. Et il y a bien sûr la vue, centrale, dans l’obscurité souterraine et dans le sujet de la série bouleversante. L’exposition est complétée par une collection d’objets de l’artiste, « ni donnés, ni jetés», qui déclenche mécaniquement à tout visiteur l’imagination de son propre musée de reliques.
La créativité de Sophie Calle est jubilatoire. Et ce sentiment se laisse teinter — comme le champignon sur l’œuvre — par la gravité du sujet. Peut-être est-ce l’humidité du lieu, qui refroidit, littéralement, mais cette visite, comme souvent chez Sophie Calle, est mi-ironique, mi-solennelle. La disparition, la mort, ce qui ne sera plus : ces objets totems disent la fin d’un temps, la préservation (impossible), et le pouvoir de la mise en récit pour figer ou sublimer le souvenir.