Aux tout premiers jours de sa vie, elle était connue comme étant un petit hérisson. Toute la maternité la désignait par ce surnom, l’enfant que tous avaient guetté si patiemment de sa mère alitée depuis des mois. Au-delà de sa propre famille, c’était tout un service hospitalier qui vivait des espoirs et des nouvelles de cette drôle de chambre du bout d’un couloir stérile et blafard, celle qui avait été parée de franches couleurs, de parfums, et de visites, au gré des jours et des semaines qui s’étaient inexorablement succédé. On parlait au ventre, on lui racontait des histoires et comment serait la vie lorsque son insulaire en serait sorti, on prenait de ses nouvelles, les élus l’embrassaient d’amour avec crainte et respect, on lui demandait de prendre son temps mais de venir, oui, de venir. L’enfant était appelé, l’enfant était attendu.
Et l’heureuse naissance fut.
Le nourrisson était venu, accompagné d’innombrables cheveux noirs, répartis en une masse dense et douce qui recouvrait son tout petit crâne, si frêle sous la main et dont on voit le cœur battre à la tempe. Un monticule de poils de satin, chaud, à l’odeur exquise d’un bébé, si minuscule et déjà si doté, qui annonçait des temps meilleurs, une nouvelle vie – où, et dont, je serai fièrement en charge des premiers apprentissages.
Peut-être parce que le fœtus avait grandi presque tout seul au creux de sa mère, tous deux dans un des lits roulants de la clinique, bénis et portés vers la vie par leurs aïeux déjà morts, qu’il avait pu développer tant de cheveux, comme marqué par le sceau de la généalogie à laquelle il appartenait désormais.
Je crois en effet que c’est en regardant ma sœur que j’ai intimement compris ce qu’était la famille, moi qui ne me reconnaissais en personne. Je réalisais que si nos visages et nos personnalités différaient, nous étions tous hirsutes. Ce constat se vérifiait simplement lorsque je forçais mon œil à défocaliser, ma myopie achevant de nous rendre abstractions : nous étions alors de grands piquets, couronnés d’essaims noirs. Ces derniers, bien en désordre, surplombent nos âges, poussent et repoussent, souvent si vite que nous pouvons nous croire être nés sous le signe de la pleine lune. Il n’en est rien, nous ne sommes simplement pas d’ici.
Oui car ce sont les mêmes chevelures qui habitent les images ceintes du galon dentelé des photos du passé qui, bien qu’inconnu, vit en nous. Celui, lointain, qui gîte encore près des déserts, dans les mellahs des pays desquels nous sommes partis à la recherche d’une vie meilleure, où l’odeur des poivrons grillés, du pain noir et des pêches ont enveloppé les nattes, épaisses et lourdes, qui s’appesantissaient sur les épaules des matrones. Sur les clichés, on distingue aisément les coiffes des arrière-grands-mères, pour certaines recouvertes de fichus, posant près des bocaux de fruits confits et des amphores en terre cuite où était stockée l’huile, véritables trésors. À côté d’elles, leurs enfants, tête nue, avaient d’ailleurs été rudement peignés pour l’occasion comme semblent nous l’indiquer certaines de leurs grimaces effrontées.
Ainsi, nos cheveux viennent de quelque part. Ils sont une boussole, une carte d’identité, nous rattachant les uns aux autres, les unes aux autres. Ils sont juifs plus que nous, et parfois dérangent les profanes, peut-être au fond un peu jaloux, qui, sans se satisfaire de nous confondre, nous demanderont de les coiffer, les lisser, les attacher, ou qui, impudents, les assimileront à de la paille, du crin de cheval. Et tout cela pourquoi ?
Nos épis en bataille sont bien souvent le théâtre d’une émancipation ou d’une lutte, personnelle ou politique, dont la présence comme l’absence révèle quelque chose de notre intime. Nos choix, nos attentes, nos doutes aussi, nos renoncements et souvent parfois une angoisse millénaire, celle de perdre ce que l’on a. Les ramener à un seul rang esthétique serait donc pour partie se tromper. Ils sont plus que cela, preuve en est que nous les retrouvons sur des gens qui, si nous ne nous connaissons pas, nous ressemblent.
Si lorsqu’elles tombent, nos mèches et nos boucles nous
rappellent que nous allons nous aussi mourir, elles sont
surtout un véhicule identitaire et mémoriel de ceux qui
nous ont précédés et de ceux qui nous suivront,
qu’on les coupe,
qu’on les perde,
ou qu’on (nous) les tonde.