Le couvre-chef le plus répandu, auquel se plie la majorité des juifs au moins lors des cérémonies religieuses, se porte comme symbole d’humilité et de crainte du ciel. Une étymologie, probablement fantaisiste mais pleine de sens, du terme yiddish pour désigner la kippa, la yarmulke serait ainsi l’expression araméenne yira malka, c’est-à-dire « la crainte du ciel ». On peut le voir comme une extension du couvre-chef que portaient les prêtres au Temple, exprimant symboliquement la conscience permanente d’une présence transcendante, nous poussant à réajuster continuellement notre conduite en ce bas monde. Ce couvre-chef qui a longtemps relevé de la coutume, fut intronisé par Rav Houna fils de Rav Yeho-shoua, dont le Talmud nous dit qu’il ne « marchait pas quatre coudées tête découverte, par égard envers la présence Divine ». Ce n’est que plus tard qu’il s’imposa comme une obligation au moment des prières, avant de s’étendre à tous les aspects de la vie au Moyen-Âge. Aujourd’hui, ce sont surtout les hommes qui portent la kippa, bien que de nombreuses autorités halakhiques estiment que les femmes (peu importe leur statut marital) aussi devraient porter un couvre-chef a minima lors des prières. Ainsi, ce couvre-chef concerne certes la tête mais ne vient pas cacher une quelconque pilosité offensante ou plus trouble. Porter la kippa procède donc d’un geste autonome et libre de soumission au divin, tout autant que d’une ritualisation sur le corps d’un regard tiers surplombant. Le mouvement est vertical ascendant.
Le couvre-chef féminin que porte la majorité des femmes orthodoxes mariées relève quant à lui d’une logique tout autre. On entend, de nos jours, de nombreuses explications apologétiques, et quelque peu lénifiantes, concernant ce couvre-chef. Certains y louent une façon de contrôler la jalousie masculine, d’autres nous racontent qu’il n’y a pas de reine sans couronne, de diamant sans écrin, quand d’autres enfin s’érigent en kabbalistes en herbe, narrant la voix tremblante des chamboulements cosmiques que le kissouy rosh (« couvre-chef ») accomplirait dans les cieux. Il faut dire qu’ils ont des précédents talmudiques : le récit de la mère dont les murs n’avaient jamais vu les cheveux et qui a ainsi mérité que ses enfants accèdent à la fonction de grands prêtres (voir à ce sujet), est par exemple devenu une marotte du discours rabbinique, qui se garde bien de dire que ce type de narratifs ne sont pas sources de loi mais décrivent des actes de piété (hassidout) individuelle et surérogatoire.
Une analyse des sources rabbiniques concernant le couvre-chef féminin révèle des raisons bien différentes. Ainsi, plusieurs sources talmudiques présentent ce couvre-chef comme conséquence de l’exclusion sociale des femmes – que nous appellerons grossièrement le patriarcat, et plus généralement d’une condition métaphysique de malédiction, c’est-à-dire d’un état présent de damnation qui ne décrit donc pas la nature idéale des choses, mais les conséquences fâcheuses d’une faute qui font signe vers un état possible de rédemption ou de restitution. Il est important de noter que la plupart de ces sources ne sont pas normatives, mais descriptives. Autrement dit, les sages du Talmud ne se présentent pas comme les législateurs ayant imposé aux femmes le couvre-chef, mais s’interrogent au contraire sur cette norme féminine qu’ils supposent universelle. D’ailleurs, même si certaines sources affirment que le couvre-chef féminin des filles d’Israël est un enjeu de loi biblique (T.B. Ketuvot 72a), elle est dans le Talmud une question de dat Yehudit, c’est-à-dire de coutume liée à des questions de moralité sexuelle qui font du cheveu au vent le premier pas vers le dénudement hors mariage et la dépravation, comme l’indique la Mishna Ketuvot 7,6 : « Qu’est-ce que dat yehudit ? Elle sort en cheveux elle traîne au marché et elle flirte avec tous les hommes. »
Un autre passage talmudique, apparaissant à de nombreuses reprises sous diverses variantes, considère le couvre-chef féminin comme un symbole d’opprobre :
« Pourquoi la femme sort la tête couverte et l’homme non ? Cela est comparable à une femme aux actes répréhensibles, ayant honte en public pour les actes qu’elle a commis. Ainsi, Ève a mal agi [au moment du péché originel] et ses filles se couvrent la tête. »
(Avot Dérabi Nathan, nossakh II, chapitre 9).
« Et dix [malédictions s’abattirent] sur Ève : (…) La huitième qu’elle soit assise chez elle et ne subvienne pas à ses besoins comme un homme. La neuvième. Qu’elle sorte au marché la tête couverte comme un endeuillé. »
(Avot Dérabi Natan, nossakh II, selon le manuscrit de Parme 2785, chapitre 42)
Avant d’accabler le texte, reconnaissons-lui au moins une honnêteté radicale et fort éloignée de l’apologie contemporaine. Les femmes se couvrent la tête, c’est un fait que le Talmud ne remet pas en question. Mais ce couvre-chef est perçu comme une marque infamante, que le Talmud questionne. Loin d’être la « couronne » des « princesses d’Israël », le kissouy rosh serait comparable au voile que porte le malfrat à la recherche d’anonymat ou celui de l’endeuillé qui, à l’époque talmudique, portait son deuil en se cachant le visage jusqu’au menton (atifat harosh), et en s’excluant physiquement et symboliquement de la société.
Un autre passage connu et plus tardif du Talmud listera les attributs féminins considérés comme « nudité » (erva). La voix, les cuisses mais aussi les cheveux féminins tomberont sous cette classification, dont la présence empêcherait l’homme de s’adresser à Dieu. Pourquoi ces attributs et non pas d’autres ? Si les commentaires divergent, la plupart estiment qu’il s’agit de la norme sociale ambiante, elle-même liée à un fait anthropologique assez généralisé : que la chevelure féminine ait été perçue comme manifestation extérieure du corps femelle, du corps sexué. Que le cheveu désordonné, à la pousse sauvage, a servi de métonymie ou de synecdoque symbolique au sexe féminin dont il fallait maîtriser les appétits coupables et dompter la dangerosité. Le cheveu sage, discipliné, ou voilé, venait ainsi signaler la femme tenue.
Continuant cette logique qui consiste à traduire les normes sociales ambiantes au sein du judaïsme, les rabbins à travers les siècles ont souvent écrit sur les cheveux (et le reste du corps) des femmes en fonction de leur propre contexte sociohistorique. Ainsi, Maïmonide, qui vivait en Égypte musulmane, a statué que toutes les femmes pubères devaient sortir voilées, peu importe leur âge (règle que les Juifs yéménites ont d’ailleurs respectée jusqu’au XXe siècle).
À partir du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, le couvre-chef féminin est tombé en quasi-désuétude, y compris dans les milieux les plus orthodoxes. De la Lituanie au Maroc, de nombreuses sources témoignent de la disparition des foulards et chapeaux, là encore sous l’influence des mœurs occidentales modernes, les femmes non-juives libérant elles aussi leurs cheveux après les avoir couverts pendant des siècles.
Une partie du monde rabbinique acceptera assez facilement ce changement de mœurs, considérant la pudeur comme relative aux mœurs de chaque époque. Le Rav Yossef Messas, figure rabbinique majeure d’Afrique du Nord, se lancera d’ailleurs dans un plaidoyer magistral en faveur de cette nouvelle génération de femmes modernes. Allant jusqu’à affirmer que, de nos jours, le couvre-chef relèverait plus de l’hypocrisie sociale que de la pudeur, il conclura que celui-ci n’avait plus lieu d’être. Des témoignages similaires existent au nom du Rav Soloveitchik, figure de proue de l’orthodoxie moderne américaine. Parmi les lecteurs, les plus âgés se souviendront sûrement qu’avant les années soixante, rares étaient les femmes de rabbins se couvrant la tête en dehors de la synagogue.
Mais une partie de l’establishment rabbinique orthodoxe tenta de maintenir la coutume ancestrale, en démocratisant notamment l’usage de la perruque comme couvre-chef. Trompe l’œil, la perruque avait l’avantage de permettre aux femmes orthodoxes de ne pas dénoter au sein d’une société où le couvre-chef n’est plus la norme, tout en maintenant un certain lien avec une pratique devenue juive. Ce retour en force du couvre-chef s’est fait à grand renfort d’apologie rabbinique. Le couvre-chef n’était plus un signe d’opprobre, mais au contraire un embellissement réservé à la femme juive.
Pourtant, le lien entre couvre-chef et exclusion peine à se défaire. Dans les milieux orthodoxes, une dynamique de surenchère s’est mise en place, où la perruque est la première étape, le foulard la seconde, et l’exclusion souvent la troisième. Cette surenchère, on la retrouve notamment dans la réduction des femmes érudites à ce qu’elles portent et ce qui les couvre. Le paradoxe est simple : si une femme n’est pas assez couverte, si une mèche sort de son foulard, elle est frappée d’une illégitimité religieuse. Pour être légitime, il faut se couvrir jusqu’à effacement, ce qui revient au final à une auto-exclusion. Une femme découverte n’a pas le droit à la parole, une femme dissimulée n’a plus de parole.
Comme toujours lorsqu’on parle de signes extérieurs de religiosité, un phénomène intéressant se produit : d’un côté le signe en question porte encore les structures de sens qui lui ont donné existence et, de l’autre, il est possible, dans des stratégies de réappropriation, de réinjecter un nouveau sens dans une vieille pratique, de la tordre de l’intérieur. Ainsi, à l’instar de ce qu’on peut entendre chez des féministes musulmanes, certaines féministes juives orthodoxes revendiquent leur kissouy rosh non plus comme une soumission à une norme patriarcale ancestrale mais comme un choix libre et spirituel. Parfois, le couvre-chef est réduit à un simple symbole ne couvrant plus grand-chose mais exprimant encore un lien avec une tradition et un groupe distinct. Souvent, cela peut procéder de stratégies de libérations et d’émancipation individuelle en contexte patriarcal (c’est la femme qui porte le foulard pour pouvoir travailler, ou étudier), ou encore, de signes de ralliement sociaux (on se couvrira la tête comme une sioniste religieuse, comme une orthodoxe moderne, on mettra des petits chapeaux, des casquettes, des bandeaux à la mode), voire d’objet de mode comme en témoignent les influenceuses en tout genre qui, sur les réseaux sociaux, s’exposent librement dans des tutoriels foulards.
Dans quelle mesure est-il possible de s’affranchir des significations d’origine, de les faire disparaître ? Dans quelle mesure est-il possible de réclamer l’indépendance alors que le signe a encore objectivement, dans certaines communautés, ou dans certains endroits du monde, une fonction oppressive ? Là encore, à chacune d’être attentive au critère d’énonciation et de différencier entre réappropriation pleine et entière et dissimulation grossière derrière un féminisme de façade. L’enjeu n’est pas des moindres puisque, si la possibilité de cacher ses cheveux est garantie dans tous les pays du monde, tel n’est pas le cas de la possibilité de les découvrir. Or le couvre-chef ne saurait être un choix légitime si le pays, la société ou le groupe en question ne permet pas également aux femmes qui le souhaitent d’exposer leurs cheveux comme bon leur semble.