Joseph Cohen: Pour commencer, il serait important de revenir sur l’histoire de la polémique, suscitée par la publication en 2003, de votre ouvrage Images malgré tout1. L’on s’étonne encore, à la fois, de ce que cette polémique aura généré en débats et discussions mais aussi que, depuis, les lignes de partage et les prises de position sont demeurées inchangées. Ce livre aura, en effet, tracé une ligne de démarcation profonde dans le débat théorique entre les pensées prônant l’irreprésentabilité de la Shoah et celles insistant bien plutôt sur la possibilité, voire la nécessité, de garder cette faculté, non pas de représenter, mais au moins de témoigner et d’interpréter par l’image cet événement. Revenons donc sur l’histoire de cette polémique en cherchant, peut-être, à éclairer ce qui s’y cache.
Raphael Zagury-Orly: Et ce qui s’y cache pour vous… Car, tout au long de cette polémique tranchée et acerbe, vous deviez sûrement vous dire qu’il s’y cachait autre chose que le débat théorique, et donc que vous deviez avoir mis le doigt sur autre chose que ce pourquoi l’on vous accusait…
Georges Didi-Huberman: Oui… Et je crois que cette autre chose aura été l’objet de tout mon travail depuis. Tout simplement. Parce que – disons-le pour situer d’emblée les choses, et puisque que vous me demandez de revenir sur cette histoire – je peux commencer à la raconter depuis très tôt. Dès l’enfance, en vérité. Cette enfance fut évidemment marquée par la question de la Shoah. Toute la famille de ma mère, originaire de Varsovie, avait été décimée. Même ceux qui avaient émigré en France – mes grands-parents, des grands-tantes aussi – ont été ensuite dénoncés, arrêtés et déportés à Auschwitz via Drancy. C’était, comme dans beaucoup de familles juives, une question énorme – mais une question muette. Le silence, et quelques bribes d’histoires terribles. Un affect très pesant, par conséquent. Du fait de cette parole jamais libérée. Il y a eu, en-dehors de l’espace familial, quelque chose de très important aussi: comme tous les enfants français, j’ai vu à l’école le film d’Alain Resnais Nuit et Brouillard. Par ailleurs, à rester toujours dans l’histoire familiale, je dois préciser que mon père était peintre. Donc: la beauté, l’art, la question de l’érotisme aussi – thématique issue du surréalisme –, tout cela a aussi baigné mon enfance. Comment s’orienter entre ces deux grands paradigmes? Je m’intéressais aux images, mais quelles images, ou quoi dans les images? Comment s’orienter dans les valeurs, dans les aspects et dans les affects si contradictoires que telle ou telle image, entre l’atelier de mon père (avec sa bibliothèque d’histoire de l’art) et l’espace maternel (avec ses livres sur la Shoah)?
Je me souviens, notamment, d’une encyclopédie reliée, en deux volumes, de la Seconde Guerre Mondiale2. Enfant, je la regardais souvent – je l’ai d’ailleurs retrouvée après des années, et il m’arrive encore aujourd’hui de la feuilleter. C’était pour moi un livre captivant – au pire comme au meilleur sens du mot –, avec sa débauche d’images technologiques, toutes ces images d’avions, de canons, des plans et des cartes retraçant les différents moments de la guerre, les invasions, les batailles… J’étais passionné par tout cela, par la technique notamment, comme tous les enfants. C’était l’époque de la conquête spatiale et je ne savais pas vraiment si j’admirais ou détestais un personnage tel que Werner von Braun, l’inventeur des fusées allemandes V2 et le concepteur de la fusée américaine Saturn.
Et puis il y avait un chapitre sur les camps. Les images des camps. L’autre monde. Il y avait aussi le petit catalogue d’une des premières expositions du Centre de Documentation Juive Contemporaine: images insoutenables. Très tôt la question s’est située là, pour moi: quel est le rapport entre l’image et l’insoutenable? Comment vivre avec cet insoutenable. Comment continuer d’ouvrir les yeux? Et cette question, elle s’est d’abord posée à moi, c’est-à-dire imposée au spectateur d’images que j’étais. Moi, mon choix de faire de l’histoire de l’art, c’était évidemment: aller du côté de la beauté. Mais la beauté questionnée, plus ou moins secrètement, plus ou moins explicitement, par l’insoutenable, par l’effroi, la terreur. Or, bien sûr, dans mon travail, il y a toujours eu, et ce depuis le début, la question de la beauté. Mon premier livre sur l’hystérie3, c’était aussi un livre sur la beauté. Les photos montrent des femmes en contorsions qui ne sont pas sans évoquer la beauté des tableaux de la Renaissance ou de l’Âge Baroque. Et pourtant, ce sont des documents témoignant de la profonde douleur de quelqu’un. Donc, déjà, j’étais sensible à ce lien éventuel, interne à une image donnée – ce lien entre la beauté et l’insoutenable souffrance…
RZO: D’ailleurs, dans cette Encyclopédie de la Seconde Guerre Mondiale – on l’a parcouru plusieurs fois avant de trouver les « images insoutenables » comme vous dites – la plupart des images sont « belles », en tout cas elles sont puissantes, quelque peu fascinantes, elles célèbrent quelque chose, elles exaltent la force, la vigueur, l’héroïsme, et semblent en tout cas éluder toute gêne…
GDH: Oui, c’est un livre qui raconte la victoire. Mon père l’avait faite, cette guerre, il s’était engagé dans l’armée anglaise, à vingt ans, et donc mon imaginaire d’enfant se construisait dans cette espèce de récit victorieux. Mais à part ça, j’ai toujours été occupé par la question centrale du silence de ma mère. Le fait que j’aie pris son nom pour écrire mes livres dit sans doute bien quelque chose…
RZO: Votre nom, c’est donc Georges Didi?
GDH: Oui, en effet, mon patronyme est un patronyme séfarade. Toute la partie ashkénaze de ma famille, c’était du côté de ma mère. Elle est morte quand j’avais seize ans.
RZO: Donc, lorsque vous signez en ajoutant Huberman, est-ce votre façon de témoigner?
GDH: En signant ainsi, en prenant aussi le patronyme de ma mère, est-ce que je témoigne de cette histoire judéo-européenne? Il faudrait préciser le sens du mot que vous employez. Ce dont témoigne d’abord le nom « Didi-Huberman », avec son petit trait d’union – très important –, c’est de la coexistence de deux mondes, de deux communautés, de deux styles de vie. Je suis très souvent gêné par l’idée, un peu rapide, que les Séfarades auraient été intouchés par la persécution et insensibles au traumatisme, qu’ils ne seraient que de bons vivants, toujours en train de chanter, de rigoler, de manger des gâteaux sucrés, n’ayant pas été, eux, persécutés. D’abord, ce n’est pas tout à fait le cas. Mon père, par exemple, s’est engagé dès que l’armée anglaise fut passée dans le sud tunisien. J’ai appris, bien plus tard, que les Eisensatzgruppen étaient sur le départ pour aller faire le même travail en Afrique du Nord qu’en Ukraine; la situation n’était donc pas de tout repos.
RZO: En effet, il y a de plus en plus de recherches historiques, académiques, universitaires, sur la Shoah d’Afrique du Nord, surtout au sujet de la déportation des Juifs de Lybie…
GDH: Oui, c’est vrai. Donc, pour reprendre le fil, faire de l’histoire de l’art, pour moi, c’était en premier lieu – mais un lieu qu’il m’a fallu mettre en question – me situer dans un territoire a-politique et voué à la beauté. Or, dès mes premiers travaux publiés, il a toujours été question d’un certain lien entre l’image et, pour le dire très largement, la question de la souffrance, du pathos au sens profond du terme, et de l’aliénation ou de la persécution qui en sont souvent le motif. Les hystériques étaient belles et souffraient intérieurement, mais ce qui les faisaient souffrir tenait aussi, et en grande partie, à la persécution « scopique » de leurs médecins avides d’ »observations ». J’ai donc regardé ces images de l’hystérie armé d’un point de vue critique issu, notamment, de mes lectures de Michel Foucault. C’est quelque chose que j’ai retrouvé, chemin faisant, dans mes lectures de Walter Benjamin (mais ce n’est évidemment pas le seul, Aby Warburg tout comme Theodor W. Adorno disent la même chose): l’histoire humaine, c’est l’histoire des souffrances humaines. Donc, cette question de l’histoire habitée, traversée, transpercée par la douleur, la souffrance, m’aura toujours intéressé. Cela pour vous dire que j’ai passé beaucoup de temps sur ce qui se questionne là. C’est quelque chose de très présent chez moi, dès l’adolescence je lisais beaucoup sur ça…
RZO: Ça…?
GDH: Oui, ce sujet-là, la Shoah. Je continue mon récit: en 1995, il était prévu de fêter les cent ans du cinéma. C’était un projet des Cahiers du cinéma: il s’agissait de demander à cent auteurs d’écrire sur un film de leur choix. Et l’on m’a sollicité. J’ai tout de suite pensé à des choses que j’aime, Fritz Lang, ou bien Le Salon de musique, ou d’autres films encore… Au moment où le projet se mettait en place en place, j’ai demandé à la personne des Cahiers si, parmi les cent films choisis, quelqu’un avait pensé traiter Shoah de Claude Lanzmann. À quoi l’on m’a répondu que « non, personne n’y avait pensé ». J’ai donc dit: « Je ne sais pas si j’en suis capable ou compétent, mais il ne peut pas ne pas y avoir Shoah dans les cent films du siècle. Je vous proposerai donc un texte sur Shoah. » Et je me suis mis à écrire une petite chose sur ce grand film. Le texte s’intitulait « Le lieu malgré tout »4. Nous étions en 1994, puisqu’il fallait écrire ce texte une année auparavant. Et puis, finalement, le projet des Cahiers du cinéma ne s’est pas réalisé. Ça faisait un trop gros livre. J’ai donc publié le texte ailleurs, dans une revue d’histoire, Vingtième siècle. Avant la publication du texte, j’avais demandé à Claude Lanzmann l’autorisation d’y insérer des photogrammes de Shoah. Il a donc lu le texte, et il en a été très content. Ma question, dans ce texte, était tout simplement la suivante: pourquoi demander à Simon Srebnik de revenir se faire filmer sur les lieux de la catastrophe alors qu’il n’y a plus rien à voir? Pourquoi lui demander de revenir là – ce qui dut être très dur – alors que c’était un lieu où tout avait disparu? Un lieu où plus rien n’existait, où il n’y avait même plus de cimetière, où l’on voyait vaguement des fondations au milieu de la verdure, mais c’est tout…
RZO: J’ai une première question: en écrivant le texte « Le lieu malgré tout », diriez-vous que votre pensée était marquée, d’une certaine manière, par un rapport plus étroit à l’irreprésentabilité de la Shoah? Au moment d’écrire ce texte, pensiez-vous que ce « lieu », Auschwitz, préservait quelque chose d’indicible, d’inaccessible à l’image, d’irreprésentable? Que ce « lieu » préservait quelque chose de ce « rien » impossible à dire, à traduire ou à représenter?
GDH: Je n’étais pas dans une problématique de la préservation. Ni du pur et simple « rien », d’ailleurs. J’étais dans la problématique du film lui-même, ce qui est déjà quelque chose – et quelque chose de visuel, de sonore, de coloré, de phrasé par des gens vivants…. Mon texte avait sans doute un sous-texte polémique dans le contexte de cette commémoration des Cent ans du cinéma: vous savez très bien que Steven Spielberg avait voulu utiliser Auschwitz comme décor pour La Liste de Schindler. N’ayant pu tourner là-bas, il a donc « remonté son décor » ailleurs. Mon texte portait donc sur l’idée de « décor » dans un film à se faire sur la question de la Shoah. Dans le film Shoah, non seulement Lanzmann n’use pas de décors, mais, de plus, quand il se rend sur les lieux, il n’y a rien. Il n’y a que le lieu et, en ce lieu, il n’y a plus rien. Mon commentaire était autour de ça, exprimé dès le début du film par Simon Srebnik. Il est là, sur les lieux, et il dit: « Oui, je reconnais, « oui, c’est bien là », alors qu’il n’y a plus rien, il n’y a absolument plus rien. Et ça, c’est extraordinaire.
Façon de vous dire aussi que je n’étais pas dans la question de l’indicible ni de l’inimaginable. Je crois, d’ailleurs, ne jamais l’avoir été. Je pourrais vous donner une comparaison, quelque chose qui a une forme théorique relativement proche. C’est quand je travaillais sur la Renaissance florentine: je m’interrogeais sur la question de la représentation du divin chez Fra Angelico, avec comme grille d’interprétation la théologie négative de Pseudo-Denys l’Aréopagite selon qui Dieu n’est pas représentable au sens où l’on composerait le portrait d’un beau vieillard installé sur un trône, avec une barbe et une couronne pour bien signifier qu’il dirige le monde. Dieu n’est pas représentable ainsi, mais Dieu est néanmoins figurable, dit ce théologien. Il est figurable, par exemple, dans la contemplation d’un rayon de lumière traversant un vitrail, ou d’un nuage, ou d’une tache sur une pierre précieuse. Dans cette perspective, l’irreprésentable de droit parvient à nous, de façon sensible, dans le figurable de fait. Dans la figura qui est simplement ceci: en marchant dans une cathédrale, en traversant la lumière colorée projetée par les vitraux, le croyant a le sentiment visuel et presque tactile que son dieu est là. L’argument était donc: Dieu est irreprésentable, donc Dieu est figurable. Il n’est même que figurable, et cela dans la mesure où il n’est précisément pas saisissable. C’était là un dialogue que j’entretenais avec Louis Marin, à l’époque. Et il s’agissait de questions extrêmement débattues. Notamment, nous travaillions ensemble sur l’Annonciation, sur « qu’est-ce figurer un mystère? » J’avais écrit ce livre sur Fran Angelico, intitulé Dissemblance et figuration5, où j’avançais précisément que là où opère la figure, contrairement à la représentation, on est dans le lieu de la dissemblance et non pas dans celui de la congruence. J’étais donc armé théoriquement, d’une certaine façon, pour ne pas entrer dans la problématique du sublime de l’infigurable. Donc, par exemple, j’avais plutôt mal reçu un livre comme celui de Jean-François Lyotard, Le Différend.
RZO: Nous avons connu Jean-François Lyotard, Joseph Cohen et moi, nous l’avons suivi, nous l’avons beaucoup lu. Je sentais à la lecture d’Images malgré tout, une forte distance critique. Joseph Cohen y voyait un rapport plus complexe, plus complexifié…
GDH: C’était un grand philosophe, sans aucun doute, un grand lecteur d’Emmanuel Kant, de l’idée du sublime dans la troisième Critique. Mais je ne vous cacherai pas une certaine réserve. Notamment sur ce qu’il fait avec le « sublime » de la catastrophe… On peut parler du sublime infiniment, mais ce qu’il fait avec ça… débouche sur la radicalité – fausse radicalité, à mes yeux – d’une position unilatéralement négative. Le Différend est un exercice brillant de logique négative, il est vrai que je préfère, quant à moi, partir des phénomènes singuliers plutôt que des idées générales. Mais revenons à l’histoire que vous me demandez de retracer. Après que mon texte « Le lieu malgré tout » a été publié, Clément Chéroux, que je connaissais par ailleurs et admirais beaucoup pour sa rigueur d’historien de la photographie, est venu me présenter un projet. Un projet dont il n’imaginait pas à quel point il soulèverait plus tard de vives polémiques. Il s’agissait de faire une exposition au Patrimoine photographique de Paris sur l’histoire de la photographie ayant trait aux camps de concentration et d’extermination nazis. Pour Clément Chéroux – et c’est ce qui a ensuite scandalisé Lanzmann –, la décision de mettre des photos de bourreaux à côté de photos de victimes répondait tout simplement au souci de montrer au public ce qu’avait fait Lee Miller quand elle était entrée dans le camp. Du point de vue de l’histoire de la photographie – et du geste photographique –, Clément Chéroux était parfaitement rigoureux, éthique et cohérent. Du point de vue de Lanzmann, qui voyait victimes et bourreaux mis côte à côte, c’était un véritable scandale éthique. C’était instaurer comme une équivalence entre les bourreaux, un peu tabassés à l’ouverture des camps, et les victimes. Le malentendu était complet. Mais revenons à la chronologie des événements: Clément Chéroux m’avait dit (c’était en 1999, je pense): « J’ai lu Le lieu malgré tout. J’ai lu ce texte et je voudrais que tu mènes une réflexion sur n’importe quelle image présentée dans le cadre de ce projet. Je te donne la fin du catalogue, et tu fais un essai sur ce que tu veux. » J’étais profondément troublé par cette demande.
RZO: Pourquoi?
GDH: Parce que je savais bien que ma décision d’entrer dans ce champ-là allait transformer quelque chose dans ma vie d’historien de l’art. Ici, ce n’était justement plus de l’art dont il était question. C’était quelque chose qui me ramenait vers un territoire à la fois très proche et très difficile d’accès. Je me souviens, par exemple, avoir commencé quelques lectures pour ce texte à venir dans un avion au milieu de plein de gens. J’ai ouvert un livre, j’ai immédiatement éclaté en larmes… Ça ne se fait pas, au milieu de touristes en route vers Los Angeles… Et puis, ce n’est pas mon genre, je suis plutôt habile pour cacher les choses avec un sourire. Très difficile, donc, de retrouver toute cette littérature. Or ce qui est remarquable avec la Shoah, c’est que tout le monde – y compris Marine Le Pen, qui avoue pourtant n’avoir pas vu Shoah – se comporte comme si le savoir sur cette histoire était parfaitement intégré, ce qui est loin d’être le cas. On prétend tout savoir parce qu’avec l’extrême on se croit dans l’absolu et que l’absolu est, soit totalement ignoré, soit totalement connu. C’est une position mystique ou alors, tout simplement, paresseuse. Quant à moi, puisque j’avais lu quelques livres autrefois, je pensais en savoir l’essentiel. C’était une erreur, évidemment. Il faut travailler pour savoir. Retrouver cela fut donc une épreuve.
En tout cas j’ai immédiatement porté mon choix de travail sur les quatre photos du Sonderkommando. Là-dessus je n’ai pas hésité. Je connaissais ces photos qui avaient souvent été publiées. Sauf la quatrième, celle qu’on ne montre jamais parce qu’elle est « ratée ». Clément Chéroux me l’a montrée et, en effet, elle est « abstraite »: inutilisable, pense-t-on pour quiconque voudrait apprendre quelque chose sur Auschwitz-Birkenau. Un apparent non-sens. C’est exactement le genre de choses qui m’intéresse. Parce que ce qui m’a toujours intéressé, c’est comment fonctionnent les images à leurs extrêmes, à leurs bords: l’extrême réalisme, l’extrême diaphanéité d’une image – je pense ici à James Turrell, il n’y a rien, une rai de lumière, c’est tout –, l’extrême délicatesse ou l’extrême brutalité. Je pourrais presque dire que j’ai commencé ma recherche à partir des questions posées par cette quatrième image.
Vous avez parlé, au début de l’entretien, de la polémique suscitée par la publication de Images malgré tout, et de toute la virulence dont mes analyses ont été l’objet. Permettez-moi cependant de faire cette précision: c’est moi qui ai commencé, en réalité c’est moi le premier qui ai porté la contestation. C’est moi qui ai commencé à « attaquer », en citant de façon critique le livre de Gérard Wajcman L’Objet du siècle6.
RZO: La lecture de L’Objet du siècle a été, pour vous, déterminante dans l’accentuation de votre désaccord et central dans votre débat sur l’irreprésentable.
GDH: Absolument. Je n’étais pas du tout d’accord avec ce livre… J’ai fait tout un petit florilège de citations et j’ai dit: les quatre images de fait réfutent toute cette belle esthétique négative de droit. Point. Je suis tranchant. Suis-je violent? Je ne sais pas. Mais je suis tranchant. Et c’est là un choix philosophique. Il n’y a pas une seule idée générale qui tienne en face de la moindre poussière ayant valeur de survivance. Bergson disait, Deleuze nous l’a rappelé: la philosophie doit être précise. Or si la philosophie doit être précise, on pourrait dire de façon paradoxale qu’il n’y a donc pas de philosophie générale. Si je veux faire la philosophie de votre regard, je ne vais pas faire la philosophie du regard. Il va bien falloir que je m’intéresse à vous en particulier… C’est là une attitude qui m’a justement éloigné d’un certain académisme lacanien, que je trouve, quant à moi, problématique à tout point de vue, même par rapport à la lecture de Lacan. Mais ça, c’est une autre histoire. Donc, j’ai écrit ce texte pour Clément Chéroux. L’exposition était ce qu’elle était. Je n’y ai pas participé et avais d’ailleurs été assez critique devant certains de ses aspects. J’en avais fait part à Clément Chéroux, en toute amitié. J’étais dubitatif, en particulier, devant la façon dont étaient montrées les quatre images du Sonderkommando: Clément Chéroux faisait défiler les images sur un moniteur de télévision…
RZO: Sur un moniteur télévision? Ces images? Ces images posent tout de même la question de l’exposition…
GDH: … Clément Chéroux m’avait dit que c’était pour des questions de place. En fait, il disposait d’un espace très compliqué, marqué de plusieurs contraintes. Il faut aussi savoir que l’exposition n’était financièrement possible que s’il y avait une très grande partie consacrée à la photographie contemporaine. Mais, bon, il faudrait probablement lui demander directement… Ce qui ne simplifie pas les choses, c’est que Lanzmann, dans son livre de mémoires Le Lièvre de Patagonie, décrit cette exposition de façon profondément injuste et, même, délirante7.
En tout cas, j’ai écrit ce texte. L’exposition a commencé en janvier 2001. À cette époque, j’étais en plein dans mon travail sur Aby Warburg et le thème des « images survivantes ». Et puis le temps a passé. Tout à coup, en décembre 2001, j’ai croisé une Américaine que je ne connaissais pas, à la suite d’une conférence au Louvre, et elle m’a dit: « Avez-vous finalement répondu aux Temps modernes? » Je lui réponds: « Mais de quoi me parlez-vous donc? ». Je n’avais pas lu Les Temps modernes. Ce qui est frappant c’est que personne dans mon entourage – à commencer par Gérard Wajcman, que je connaissais bien – ne m’a dit « tu sais, dans Les Temps modernes… »
RZO: Et comment expliquez-vous ce silence?… D’après vous, préférait-on ne pas vous en parler?
GDH: Je pense, aujourd’hui, que c’était là un phénomène social que je pourrais nommer la lâcheté, tout simplement. Il y a plein de gens autour de moi qui ont très certainement dû lire ces textes, mais qui ne m’en ont pas parlé. Ou qui, par une sorte de respect, avaient choisi de ne pas m’en toucher un mot. Mais voilà! Je découvre l’existence de ces textes en décembre 2001. Je m’aperçois qu’ils sont néanmoins parus très vite après l’ouverture de l’exposition, dans la livraison des Temps modernes de printemps 2001. C’est un choc. Je décide néanmoins de continuer mon travail sur Warburg. Des amis, comme Pierre Fédida, me conseillent fermement: ne jamais répondre à de telles choses. Conseil que je n’ai donc pas voulu suivre. Aussi parce que je sentais que la polémique, en dépit de son style assez bas et injurieux, recelait une véritable question, qu’il fallait affronter. Et j’ai décidé, après le livre sur Warburg, après m’être aussi quelque peu calmé du choc, mais pas tout à fait, de répondre…
RZO: Oui, car dans Images malgré tout, le livre, votre réponse est plutôt réfléchie…
GDH: Alors ce n’est qu’une impression de calme. Car j’avais été extrêmement bouleversé. Quand on est habitué à écrire sur Vermeer ou Fra Angelico, ce genre d’invectives vous fait un choc.
RZO: L’on sent aussi ce bouleversement, certes, mais je voulais dire qu’on y lit une écriture juste, soucieuse du contexte historique, en tout cas moins polémique, face aux questions soulevées…
GDH: Oui, sans doute. Ce que je peux dire aussi, c’est qu’à la relecture j’ai supprimé beaucoup d’adjectifs. À la relecture…
RZO: Le livre est à la fois philosophique et ancré dans l’histoire de l’art, mais vous auriez pu choisir la forme pamphlétaire pour répondre…
GDH: Oui, j’ai sciemment évité le pamphlet. Sur ce point, mon travail plus récent sur Godard m’a beaucoup appris. Cet aspect pamphlétaire, extrêmement violent, c’est une tradition bien française. Ce sont les lettristes, les situationnistes, les maoïstes… Godard est comme ça. Il insulte les gens et fait mine de les mépriser. Ne parlons même pas de Guy Debord. C’est un certain style politique auquel je n’étais absolument pas acclimaté. Je n’avais pas milité. Les lacaniens de Paris VIII, contrairement à moi, (ils sont d’ailleurs d’une autre génération, un peu plus âgés que moi…) ont tous été maoïstes, trotskystes, etc. Ce n’était pas là mon style. Le plus beau style, vous le savez bien, c’est celui de Benjamin. Il critique constamment, il n’insulte jamais personne. Jamais. Même quand il s’en prend à Ernst Jünger, et vous connaissez la force de cette critique…
Pour reprendre le fil de votre question initiale, je peux dire que Images malgré tout aura complètement changé ma vie. Je veux bien dire ici complètement. Car ce livre aura aussi changé ma vie personnelle, pour ainsi dire. D’une certaine façon, par lui j’ai pu toucher, avec précision, quelque chose mal touché, intouché, intouchable, dans ma propre construction subjective. Il n’y a pourtant pas un seul indice, dans Images malgré tout, que je suis juif. Ce n’est pas avec cette qualité que j’assume une position de locuteur ou d’écrivain. C’est seulement Gérard Wajcman qui me déclarait juif et me considérait comme « juif christianisé », une sorte de traître à la loi mosaïque. Indice du dérapage: il en venait, par le sophisme juif-traître-au-judaïsme, à me supposer une position politique sur le conflit israélo-palestinien. Chose que… bon… il peut chercher, mais il ne la trouvera absolument pas. Et là je me suis dit: pourquoi fait-il aussi facilement un tel saut? J’ai alors bien compris, et très concrètement, que lorsqu’on parle d’une image, eh bien, on fait déjà de la politique. En critiquant Charcot en 1982, en écrivant tout un livre sur la politique du savoir dans l’histoire de l’art en 1990, je m’étais sans doute déjà approché de cette constatation. Mais je ne m’en étais pas aperçu à ce point-là. C’est la véritable leçon, pour moi – pour ma pratique – de cette polémique: dans la façon dont on regarde une image, dans la façon dont on décide de la montrer, et donc de la monter avec d’autres (ou avec des textes en regard), il y a déjà une décision politique, un acte politique, un geste politique. Des salopards manipulent les images, et puis d’autres – des artistes, des photographes, des cinéastes, des penseurs – le font aussi. On manipule, c’est-à-dire: on touche les images et notre façon de toucher les images engage un certain rapport entre imagination et politique. Ce qui est devenu le sujet principal de mon travail depuis ce livre: la question conjuguée du montage et de l’imagination.
RZO: C’est précisément ce que vous dites souvent: « Ce n’est pas comme si Lanzmann ne faisait pas de montage… ». Car il y a aussi cette idée chez Wajcman selon laquelle Lanzmann ne ferait pas de montage, qu’il n’y aurait, dans Shoah, aucune stratégie de montage…
GDH: Et, bien évidemment, je ne suis pas d’accord. Mais ce qu’il faut voir, c’est qu’il y a une différence de style dès le départ. Il ne s’agit pas de Lanzmann ou de Wajcman comme personnes. Il s’agit d’un certain style d’écriture philosophique ou théorique qu’on lit beaucoup en France. Dans la mesure où la France a été un terreau de textes engagés, ardus, polémiques et paradoxaux. Il faudrait d’ailleurs faire une histoire de ce style d’écriture, et donc relire les textes de Wajcman lui-même et les mettre en relation avec, par exemple, ceux de Jean-Claude Milner, c’est-à-dire les mettre en relation avec certaines thèses parmi les plus polémiques de Milner, à savoir que le programme de Hitler aurait finalement été mis en acte par l’Europe de l’après-guerre… Et plus tard d’ailleurs, dans Le Juif de Savoir, le premier visé par Milner, c’est Aby Warburg. Je trouve cela très intéressant. Alors, si c’est comme ça, eh bien, moi je suis typiquement un « juif de savoir » …
JC: J’aimerais revenir sur ce que vous disiez du montage, du politique, du rapport entre montage d’image et décision politique. Tout d’abord, sur votre utilisation du mot « dialectique ». Nous comprenons tous qu’il n’y va pas là d’une dialectique hégélienne. Mais plutôt, si de « dialectique » il faut parler, elle serait à penser à partir de Benjamin…
GDH: Certainement. Depuis Benjamin, ou encore, la « dialectique » selon Georges Bataille…
JC: Oui. Et si l’on reprend la fameuse image que donne Bataille de la « dialectique » dans son renversement, celle de cette « dialectique inversée » qui, loin de se complaire dans un absolu, cherche bien plutôt à l’épuiser, transpercer le « voir » en renversant l’œil vers l’intériorité secrète et sans fondement, ouvrant à une expérience tout autre que celle de sa compréhension dans un savoir, et évidemment la « figure » si chère à Bataille de l’Acéphale – c’est revenu un peu plus tôt dans ce que vous disiez – alors, je me demande comment, à partir de ce profond déplacement de la « dialectique » au point où elle se transforme en puissance « a-dialectique » et où l’expérience est rivée à la singularité irreprésentable, insaisissable, comment donc, penser cette autre idée centrale dans votre travail, à savoir que la singularité n’est pas l’infigurable. Pour vous, au contraire, la singularité est singularité parce qu’elle est figurable…
GDH: Elle n’est pas singularité parce qu’elle serait figurable. Néanmoins elle est figurable. Mais, attention, quand je dis qu’elle est figurable, je ne veux pas dire qu’elle soit saisissable.
JC: D’accord. Ou que l’on puisse la comprendre.
GDH: Oui. Ou que l’on puisse la définir dans une représentation.
JC: Donc, c’est une dialectique de traces, de pluralité des traces. Disons une dialectique multipliant sans fin son détournement, ses détours, allant de détours en détours…
GDH: Oui… Et, là, il suffit de se souvenir de ce que veut dire figure en grec: cela veut dire détour. Et tous les commentaires de la Bible – chrétienne comme hébraïque – passent sans cesse par de multiples détours. Dieu n’est pas représentable, mais on ne cesse pas de le figurer. Il y a finalement un lien entre la pratique des images et celle des exégèses.
JC: Alors je vais droit à ma question: quel serait la Loi éthique de cette figuration, c’est-à-dire de l’image et de son montage? Quelle pourrait être la Loi éthique capable de régir un montage d’images? Et comment éviter qu’un montage d’images verse dans un montage sans éthique?
GDH: Je vois très bien. Il y a deux questions, la seconde étant très différente de la première sur la dialectique. Je ne sais pas s’il me faut y entrer dans le temps qui nous est imparti. C’est un débat que j’ai depuis très longtemps, notamment avec Rosalind Krauss et quelques autres critiques américains. C’est aussi un débat interne que j’ai avec ma propre lecture de Roland Barthes, qui promeut comme vous le savez l’ »in-dialectique », l’ »intraitable », etc.
JC: Mais c’est lié. La dialectique hégélienne, structurée par la réconciliation, la présentation de la compréhension, et, de l’autre côté, la « dialectique » benjaminienne qui démantèle, et fait exploser cette structure…
GDH: Oui, tout à fait. Comme celle de Bataille, comme celle d’Eisenstein, qui d’ailleurs a une conception et une pratique dédoublées de la dialectique. Il dit quelque part qu’il y a deux dialectiques: celle de Hegel-Marx-Engels et puis la sienne, dont il dit qu’elle est à la fois matérialiste et comique. Mais cela nous entraînerait dans des choses trop lointaines de notre dialogue présent. Quant à la question: quelle est la Loi du commandement éthique de l’image, du montage? Ça, c’est très important pour nous. Mais, si vous voulez, la question est déjà lanzmannienne… Lanzmann a beaucoup insisté pour dire: « Je ne dis pas que c’est interdit, je dis que c’est impossible ». Or, il est très important de distinguer – et je le fais à chaque fois – ce que Lanzmann a fait dans Shoah et ce que Lanzmann a hyperbolisé à partir de Shoah. Shoah est un film magistral. Pourquoi? Parce que c’est un film basé sur la pérégrination d’un journaliste obstiné et tenace. Et honnête. Maintenant, si je dis de Lanzmann qu’il est un grand journaliste, je ne veux surtout pas le rabaisser. Je considère que le journalisme est un très beau métier. Le grand art de Lanzmann, c’est celui de poser des questions. Et il le pratique avec une très grande acuité. Il pose des questions en étant lui-même parfaitement informé. C’est aussi ce qui fait de Shoah un chef-d’œuvre. Il n’y a pas de Loi dans le discours de l’homme qui interroge en permanence les témoins dans Shoah. Il ne se prévaut pas d’une Loi, et même sur le plan moral, il dit « Je ne vais pas vous filmer, monsieur Suchomel », mais bien sûr il le filme… Donc, il n’y a pas de Loi morale une fois pour toutes. Et là-dessus, Lanzmann a parfaitement raison. C’est pourquoi j’ai toujours défendu ce film.
Que signifie exactement votre question de Loi (je sens bien que vous l’entendez avec une majuscule)? La Loi n’est-elle pas supposée subsumer le singulier et les situations singulières? « Quelle est la Loi du commandement éthique de l’image? » C’était votre question. Pour moi, il n’y a ni Loi ni Commandement quant à l’image. On pourrait dire, certes, après avoir vu Shoah ou Nuit et Brouillard: « On ne devrait point faire de film comique sur la Shoah ». Mais, il y en a et il y en aura. Il y en a de très mauvais, par exemple celui de Benigni, qui est pour moi catastrophique. Mais il y en a et il y en aura, peut-être, des bons. Comme Train de vie, si je me souviens bien, avec son histoire de Juifs qui se déguisent en nazis et qui arrivent à dévier le train pour qu’il n’aille pas à Auschwitz, mais à Istanbul… Et puis, n’oublions pas Charlie Chaplin. Il faut le faire quand même, ce film, en 1940, Le Dictateur… Or loin de la minimiser, nous pourrions dire que ces images et leur montage aggravent, et rendent encore plus aiguë cette même question éthique.
C’est là où j’ai un livre de plus que vous sur la table de notre discussion8. Voyez-vous, le débat que j’ai eu avec Wajcman est un reflet du débat que Lanzmann a eu avec Godard. Mon texte dans le catalogue de l’exposition portait en exergue une citation de Godard. Et cela avait profondément irrité aussi bien Lanzmann que Wajcman. D’une certaine façon, je défendais, à l’époque, un certain Godard. Et ce que j’ai fait dans Images malgré tout, le livre qui a suivi la polémique, c’est que j’ai, en quelque sorte, précisé comment un montage d’images – notamment celui où l’on voit Liz Taylor en maillot de bain juste après des images des camps, dans Histoire(s) du cinéma – n’avait rien de scandaleux comme il pouvait sembler. Je justifiais donc explicitement, tout en l’analysant, ce montage de Godard. Depuis – cela date de plus de quinze ans –, j’ai fait un pas supplémentaire à travers toute cette série de livres que j’ai intitulée L’Œil de l’histoire. Chaque fois je m’y suis posé cette même question face aux montages de Bertolt Brecht, face à l’Atlas d’Aby Warburg, face aux films de Samuel Fuller ou de Harun Farocki, ce qui m’aura énormément appris. Et puis, j’ai revu, j’ai revisité et requestionné Godard. Jusqu’à déceler le point – les moments, plutôt – où il peut sombrer dans le contraire d’une position éthique.
RZO: Mais alors, d’après vous, quand est-ce qu’un Godard tombe, sombre – sans vouloir faire de l’éthique normative ou d’imposer des critères moraux à l’art – dans « le contraire d’une position éthique »?
GDH: Un montage, vous savez, c’est un coup de dés. On met deux – au minimum – images l’une à côté de l’autre, et il se passe tout à coup quelque chose de nouveau. On peut créer comme cela quelque chose d’immonde. Dans les années soixante et soixante-dix, il n’était pas rare que l’on crée des équivalences érotico-concentrationnaires du genre Portier de Nuit, le fameux film de Liliana Cavani. Ça s’est beaucoup fait, notamment chez Godard lui-même. Dans les années soixante, l’irreprésentable, c’est la mort, les camps, plus la pornographie. Donc, on va mettre en jeu la question de l’irreprésentable en mettant ensemble des images pornographiques et des images de camps. Voir cela aujourd’hui, on ne peut que dire: il y a problème. Mais pourquoi? Parce que l’idée même d’ »irreprésentable » a changée. On peut comprendre que Godard ait pu faire cela. Comme pour Gerhard Richter dans son Atlas. Mais Richter avait un vrai souci de la chose. J’ai moi-même une histoire intéressante avec Richter. Il y a un an et demi, il m’a convoqué dans son atelier. Il m’a montré, à Cologne, quatre tableaux blancs qu’il n’arrivait pas à peindre. Je lui dis: « Vous me faites venir dans votre atelier pour me montrer des tableaux pas encore peints? » En vérité, il voulait dialoguer avec moi sur son projet de faire une série de peintures à partir des quatre images du Sonderkommando, projet dont l’idée s’était précisée à la lecture de mon livre.
RZO: Oui, tout à fait. Je l’avais, quant à moi, découvert à la grande rétrospective Richter au Tate à Londres, fin 2011. Dans son Atlas, on peut consulter des images de ce projet. On sait que les quatre images sont dans son atelier et qu’il n’arrive pas à en faire quoi que ce soit. Il serait comme paralysé…
GDH: À l’époque des premières planches de l’Atlas, ce ne sont pas les quatre images. Il n’y en aurait qu’une, qu’il a plus tard découpée de l’article consacré à mon livre dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. On a eu une discussion, dans son atelier, j’y suis resté toute une journée. Il tournait autour du pot. Nous n’avons parlé frontalement du vrai sujet qu’un quart d’heure. Pas plus. Puis je lui ai écrit une lettre, suivie d’une seconde (qu’il n’a pas encore lue, car il ne lit pas le français), sur l’aporie de son projet (je ne dis pas l’impossibilité ni l’ignominie). Pourquoi avez-vous envie de faire ces tableaux et cependant vous ne les peignez toujours pas? Depuis lors, je sais qu’il les a peints. Il m’a envoyé les photos. Et c’est quand même incroyable. Il m’a montré différentes étapes. Il a d’abord fait les images figuratives, puis il les a totalement détruites, et ce sont aujourd’hui quatre tableaux abstraits de Gehrard Richter, comme on les connaît ou croit les connaître. Maintenant, est-ce un échec ou bien…? Je ne sais pas, pas encore. J’irai les voir. Ils sont exposés à Dresde. Ici la question se posera constamment, et se sera immanquablement posée à Richter: la question éthique que vous venez de poser. Quant à moi, je lui posais cette même question, mais à travers des questions de format, d’ordre séquentiel, etc. La question éthique se pose, en ce domaine, à travers des décisions de forme.
RZO: Diriez-vous donc que l’éthique ici en question appelle à un au-delà de l’éthique?…
GDH: Très souvent les choses se transforment radicalement, politiquement, à partir d’un moment de décision éthique. Par exemple, les desaparecidos, en Argentine. Le moment éthique, c’est qu’à partir d’un moment, une maman manifeste qu’elle veut savoir où est son fils. Point. Ça c’est éthique et non pas politique. Mais c’est cette question éthique qui, dans le contexte argentin, fait changer l’histoire politique elle-même. Voilà pourquoi je commence de préparer un livre sur la question des soulèvements. Les gens qui, aujourd’hui comme hier, se soulèvent. Qu’est ce qui nous soulève? Et, pratiquement, à la fin de cette exposition, il y aura les mères argentines, mais aussi les quatre photographies du Sonderkommando. Car ces quatre photos sont à mes yeux un acte de soulèvement. Dans l’optique du livre Images malgré tout, elles étaient d’abord un témoignage. Avec cette clause très importante: on ne recadre pas ces images. Car de les recadrer, c’est comme si on enlevait la parole à un témoin, c’est comme si on coupait la parole à Simon Srebnik. On ne le peut pas. On doit le laisser parler. Aujourd’hui, je dirai que les quatre images du Sonderkommando sont un acte de soulèvement.
JC: Un acte de résistance? Y voyez-vous un acte de résistance aussi?
GDH: Tout à fait. C’est un acte de résistance. Bien sûr. Et d’ailleurs celui qui a fait les photos, le fameux Alex dont personne ne sait qui c’est – mais j’ai appris tout récemment qu’avait été émise une nouvelle hypothèse d’identification; j’ai téléphoné au musée juif d’Athènes, on a sorti une fiche sur ce monsieur, on discute et je pose des questions, et ils me disent après une dizaine de minutes, « ah non, on n’est pas sûr du tout… », mais il semble bien, par plusieurs sources concomitantes, qu’il ait été identifié: son nom était Alberto Errera –, tous les témoignages existants l’ont décrit comme le résistant par excellence. Il a été l’un des organisateurs principaux du soulèvement du Sonderkommando.
RZO: La résistance et le soulèvement, c’est ce qui est à rejouer chaque fois… je ne voudrais pas dire ici qu’il n’y a que l’ »art », que l’ »image » qui puisse ouvrir ou autoriserait le soulèvement ou la résistance… Tout cela est très difficile à formuler conceptuellement. Comment se soulever quand tout est contre nous? Comment se soulève-t-on quand on n’a aucun pouvoir? Car ces victimes n’avaient rien, aucun pouvoir. Comment alors penser la résistance, le soulèvement sans pouvoir?
GDH: Mon travail sur les photographies du Sonderkommando, c’est tout ce qu’on veut sauf un livre d’histoire de l’art. Mais les gestes politiques ne vont pas sans une forme. Par exemple, les condamnés à mort ont souvent comme uniques moyens de se soulever de faire des graffitis sur les murs, la veille de leur exécution. C’est là que Warburg est extrêmement fécond, car il maintient que tous ces phénomènes demandent une forme pour se manifester. Il faut une forme, donc ça relève du sensible, et, en ce sens, ça peut relever d’une esthétique: non comme discours du beau, mais comme discours du sensible. Quand des gens viennent de perdre un être cher, on les voit se rapprocher les uns des autres, s’embrasser, eh bien, c’est une forme. Une forme au sens anthropologique du terme. On ne dira jamais qu’ils font de la performance ou qu’ils font de l’art. Ce serait scandaleux. Mais ils créent une forme par leurs gestes et leurs affects conjugués. C’est l’intérêt d’une approche comme celle que Warburg avait engagée. C’est une approche anthropologique des formes corporelles, des formes du pathos. Eh bien, ce photographe-là a inventé une forme. Il y était obligé. Il ne pouvait pas faire autrement. Il avait un appareil, et le simple fait de cadrer ici ou là, de cacher ici ou là son appareil déterminait une forme – cela qui nous a été transmis – indépendamment de toute considération « artistique ».
RZO: Pour nous, l’idée de l’irreprésentable est très « mobile ». Formés à l’école de la pensée française et de l’idéalisme allemand, de Derrida et Levinas à Schelling, Kant et Hegel, en passant par la phénoménologie, Husserl et Heidegger, pour nous donc, l’irreprésentable n’est pas une simple idée hétérogène, absolue, un simple diktat venu d’un « je ne sais quel » incompréhensible. C’est un événement qui travaille en profondeur la présence, la représentation, et qui œuvre ou inquiète toute forme. En vérité, nous ne connaissons pas, dans la tradition philosophique, de tenants dogmatiques de l’irreprésentable. Mais il y aurait ce danger de réduction, de relativisation, surtout au regard de l’éthique, par rapport à la Loi, par rapport au politique, ce que Joseph Cohen soulevait. Mais comment comprendre votre rapport à cette pensée de l’irreprésentable?
GDH: Qu’est-ce que j’ai cherché depuis le début? Je lisais beaucoup Derrida. Par exemple, lorsque Derrida a fait son exposition Mémoires d’aveugle, c’était un moment important. Mais j’avais aussi lu Merleau-Ponty, et dès le début étudié avec Henri Maldiney. Je discutais aussi beaucoup avec Louis Marin, qui reprenait évidemment toute la mouvance derridienne et lyotardienne: Marin était ami de Lyotard, lecteur et ami de Derrida. J’ai donc bien fréquenté cette espèce de vertige borgésien, très typique chez Marin, de la « visibilité de l’invisible », de « l’invisibilité du visible », etc. Et je dois dire que j’éprouvais devant cela une insatisfaction très vague, difficilement formulée à l’époque. Il me semblait, et pour le dire rapidement, qu’on s’en sortait très bien avec des paradoxes, comme chez Blanchot, par exemple, chez qui le non vient tout de suite après le oui, le « non du oui », le « oui du non » et, finalement, le neutre.
Des paradoxes, et non pas une dialectique. Il ne s’agit pas, je crois, d’hégélianisme ou pas. Tous les penseurs qui m’importent ont lu Hegel et l’on traduit, fût-ce pour le trahir, chacun à sa façon. C’est pourquoi, dans les années quatre-vingt, j’ai fait intervenir un troisième terme dans la paire « visible-invisible »: le terme « visuel », qui n’était pas en rien une Aufhebung, une relève ou une réconciliation du visible et de l’invisible. Mais c’était quand même tenter de dire: « Quand je marche dans la nuit noire, je ne suis pas dans l’invisible. Car, j’ai les yeux ouverts et ce que je vois, c’est bien le noir de la nuit noire. Je ne suis pas dans le visible au sens habituel, parce que je n’arrive à distinguer aucun arbre, aucune maison, rien, je ne distingue rien, et pourtant je ne suis pas dans l’invisible. Et même quand je ferme les yeux, je ne suis pas dans l’invisible, pour autant que lorsque je ferme les yeux, si je reste un moment, il se passe des choses sensibles, ce qu’on appelle du mot si joli de phosphènes. » J’appelais cela le visuel. Et les spéculations sur visible/invisible, invisibilité du visible et visibilité de l’invisible etc., j’essayais de les déplacer d’une part sur des choses extrêmement concrètes, comme cette tache rouge dans La Dentellière de Vermeer qui est là et que personne ne voit…. Qu’est-ce que cette tache? Vous vous souvenez de La Dentellière de Vermeer? Vous vous rappelez de cette tache informe au premier plan? Non? Attendez, je vais vous apporter un livre… Là, vous voyez? La Dentellière de Vermeer est d’ailleurs un minuscule tableau, qui se trouve au Louvre, elle est même plus petite que l’image dans ce livre d’art…
RZO: Les quatre photos qui nous intéressent ici sont minuscules aussi…
GDH: Ah oui, les quatre photos, en fait, sont une planche contact, donc elles sont aussi très petites.
RZO: Nous les avions vus ensemble à Yad Vashem. Vous vous en rappelez?…
GDH: Oui, tout à fait. Je me souviens d’ailleurs d’une discussion difficile lors de cette visite…. J’ai éprouvé, à Yad Vashem, une grande colère. J’ai été un peu brutal avec cette dame qui nous avait reçus. Je l’ai regretté après. Mais sur le moment, je lui ai dit: « Vous montrez les photos du Sonderkommando comme si elles avaient été prises par des SS ». J’ai vu cette dame blêmir. Elle était émue, évidemment. Cela n’avait jamais été son intention.
RZO: En même temps elle a reconnu le problème…
GDH: Aujourd’hui ma question serait celle-ci: « Est-ce qu’elle va réexposer ces photos sans les recadrer? Est-ce qu’elle va le faire? » Je n’en suis pas si sûr. Mais ces photos, à l’heure actuelle, sont recadrées, et c’est assez peu rigoureux…
Je reviens à La Dentellière de Vermeer… Regardez, ce truc de couleur rouge, cela ressemble à un dripping de Pollock. C’est complètement liquéfié. Regardez entre les deux doigts de la dentellière: il y a du fil blanc, c’est peint comme un fil, très finement – ça c’est de la représentation, ça c’est représenter – mais ici, avec le rouge, c’est du fil également, on comprend qu’il s’agit de fil, mais ce n’est pas du tout peint comme du fil. Et, donc, c’est un autre registre ou un autre régime de l’image. C’est autre chose. Et techniquement aussi, c’est autre chose. Là, il y a un très fin pinceau, et là, il utilise de la peinture très liquide, on se demande même s’il n’a pas posé le tableau horizontalement et s’il n’a pas laissé la peinture se liquéfier complètement sur la surface…
RZO: Quelle est votre hypothèse alors?…
GDH: Je n’ai pas d’hypothèse sur ce que l’artiste aura voulu faire. Je constate simplement qu’il y a deux régimes de l’image dans le même tableau. Et, là, ce n’est ni visible à strictement parler, ni invisible évidemment. C’est une troisième chose.
JC: C’est ce que vous nommez le « visuel » …
GDH: C’est ce que je nommais, à l’époque, le « visuel ». Personne ne m’a vraiment suivi. Je ne suis pas sûr que ce terme était pertinent jusqu’au bout. Moi-même, c’est une catégorie que j’emploie moins.
Mais revenons à votre question sur la dialectique. Ce qui me semblait particulièrement important, en reprenant dans Images malgré tout le fond philosophique du débat sur la Shoah – une question d’ailleurs très cohérente avec le colloque que vous aviez coordonné au Fresnoy, en janvier 2013, sur la Catastrophe –, c’est ceci: le mot le plus important, dans le titre de Images malgré tout, c’est l’expression malgré tout… Je manifestais par là une certaine réticence avec une forme philosophique très répandue aujourd’hui, voire quasi-universelle: on commence par dire que quelque chose est mort, définitivement mort. On commence par dire: c’est le désastre, c’est la catastrophe. Je vous cite de mémoire, par exemple, l’une des premières phrases, ou même la première, du livre de Giorgio Agamben Enfance et Histoire: « L’expérience est disparue, on a plus d’expérience »9. Ou bien, Agamben toujours, dans un texte sur le geste, lorsqu’il dit qu’à partir du XIXe siècle la bourgeoisie aura définitivement perdu ses gestes. Les livres de Debord, de Baudrillard, commencent tous comme cela. Postuler la disparition de quelque chose: c’est comme si une pensée ne pouvait commencer que lorsque quelque chose est déclaré fini.
Cela me semble très problématique. Ce que j’ai critiqué dans la position d’Agamben, notamment dans Survivances des lucioles, c’est qu’il termine aussi son livre Le Règne et la gloire par une catastrophe sans reste: il termine avec Carl Schmitt, point final, comme si c’était là le dernier mot10. Il n’y a pas d’échappatoire. Or toute cette rhétorique ne me plaît pas. D’une part, parce que c’est là une attitude métaphysique par excellence. La quidditas d’Aristote, telle qu’on l’a traduite en latin, c’est au départ le to ti èn einai, « ce qui était l’être ». Pour se dire à l’infinitif (einai), l’être métaphysique doit se dire à l’imparfait (èn). Exemple canonique: il faut que Socrate soit bien mort – donc passé, trépassé – pour que je puisse dire sa quidditas morale, s’il « est » bon ou mauvais. Donc, je n’affirme de Socrate s’il « est » bon ou méchant qu’à partir de sa mort, c’est-à-dire du fait qu’il « était ». C’est l’attitude métaphysique par excellence. Comme s’il fallait tuer son objet pour pouvoir en dire la vérité.
C’est ce que j’avais déjà constaté au niveau de l’histoire de l’art, dans Devant l’image. L’histoire de l’art moderne est née lorsque que Giorgio Vasari a postulé que « l’art était mort » (entendez: l’art antique est mort au Moyen Âge). Il faut donc une « renaissance ». Ce n’est pas un hasard si Benjamin, par exemple, a esquissé une position opposée en disant: « Moi, ce qui m’intéresse, c’est Riegl, c’est-à-dire l’antiquité tardive ». Alors, oui, l’art classique est mort, Winckelmann s’en plaint à n’en plus finir. Mais l’attitude de Riegl, reprise par Benjamin, est de dire que ce qui se passe dans l’antiquité tardive est absolument fascinant et fécond. Ce n’est pas une mort, c’est bien plutôt une certaine monstruosité qui se développe et se transforme. Les formes classiques sont en déclin, certes, mais malgré tout, on ne peut, on ne doit pas parler de leur « mort ». Rien ne meurt absolument dans le domaine de la mémoire, de l’inconscient, de la culture. Parler de mort, c’est annuler l’hypothèse même de la survivance, et demander quelque chose de l’ordre de la résurrection, de la rédemption.
Dis-moi quel est ton modèle de temps, et je te dirai qui tu es… La forme du temps comme processus de survivances et d’hérétochronies est inhérente aux intuitions d’Aby Warburg comme au travail de Walter Benjamin. Cela veut dire que les choses ne sont pas « mortes » et en attente de « résurrection ». Ça veut dire que catastrophe il y a eu, oui, désastre aussi, mais pas pour autant disparition, ou encore cette obsolescence de l’homme dont parle, avec tant de colère, Günther Anders. Toutes ces rhétoriques de la catastrophe, Baudrillard, Virilio, etc. qui consistent à dire « tout est foutu… », eh bien, je ne peux pas ou plus supporter ça. Même si c’est vrai, car c’est vrai jusqu’à un certain point. Mais je ne le supporte pas tel quel, sans un mot de plus. Voilà, pour moi, c’est un point éthique fondamental. On ne peut pas se soulever en commençant par dire « tout est bouclé », « tout est foutu »… Il faut aller voir d’urgence là où les interstices créent du possible. C’est pourquoi j’admire tellement Pier Paolo Pasolini. Il est allé chercher ces interstices. Même si à un moment donné, il est lui-même retombé dans le désespoir, qui est toujours là de toute façon. Il le dit lui-même: les lucioles sont mortes. Mais toute son œuvre atteste du contraire. Il va jusque dans les banlieues de Rome ou de Naples pour y voir ce qui peut encore se passer de vivace. Moi, je pars de ça: les petites choses qui peuvent se passer dans les interstices, et non pas les grandes choses qui ne nous disent que la catastrophe. Mon travail est en ce sens tout le contraire d’une attitude métaphysique, dans laquelle Derrida sombre parfois. Quoique, en vérité, Derrida est tellement subtil et arborescent, qu’à chaque fois s’ouvrent aussi des possibilités inédites…
JC: Sur Derrida, il y aurait beaucoup de passages sur l’idée de la fin, de la catastrophe, du désastre où il marque en quoi ce sont des « formes » tout aussi métaphysiques que celles de l’accomplissement…
GDH: Oui, c’est vrai. Et c’est particulièrement saisissant chez lui: cette force de pouvoir penser à la fois l’impossible et le possible… Mais, quant à moi, il faut toujours partir de ce qui existe malgré tout. Je parlerais à ce propos de la potentia en tant qu’elle s’oppose à la potestas, distinction que Deleuze développe, à partir de Spinoza et Nietzsche, entre « pouvoir » et « puissance ». La potestas, c’est évidemment, le pouvoir, mais ce qui nous importe à nous, c’est la potentia…
JC: Pour revenir à ces quatre « photos ». Je comprends bien ce que vous décrivez, « partir de ce qui existe » et je vois aussi en quoi tout cela ne peut être régit par une Loi. C’est autre chose et cela ne dépend guère d’une Loi: le jeune Alex prend ces photos à partir de ce qui existe et ce qui existe, c’est la possibilité de témoigner. Et par là même de résister. Et sa résistance est impliquée et inscrite dans son geste. Mais la question, car je repensais à tout le parcours de cette pellicule – elle a fait tout un parcours dans un tube de dentifrice pour sortir du camp, accompagné d’un texte, que vous citez d’ailleurs dans Images malgré tout, or ce qui était très étonnant, c’est que cet acte de résistance, celui du jeune Alex…
GDH: Pourquoi dites-vous qu’il est jeune…
JC: Je ne sais pas; je devais lier le soulèvement, l’acte de résistance à une certaine jeunesse… Mais c’est une erreur…
GDH: On ne sait pas, on ne sait pas grand-chose. Si « Alex » est bien le surnom d’Alberto Errera, alors il avait trente et un ans en 1944.
JC: Enfin, je l’imaginais jeune… Et donc, cette pellicule, et ce texte, ont fait tout un chemin, et l’Officine de la Résistance polonaise ne les a pas transmis aux Alliés.
GDH: Ah là… Il y avait de très mauvais rapports…
RZO: Oui, en plus, ils sont complètement manipulés par la Résistance polonaise.
GDH: Absolument. Il y avait de très mauvais rapports et vous savez que les membres du Sonderkommando envoyaient de l’argent à la Résistance polonaise. Quant à la pellicule, elle a disparue. Elle n’a jamais été transmise aux Alliés comme cela l’avait été promis. Donc, ce qui fait aujourd’hui office d’original, c’est une simple planche-contact. La pellicule a été perdue. Donc tout cela est le reste de multiples destructions. Y compris de la part de la Résistance polonaise, qui n’a pas fait son travail.
JC: Oui… À partir de ces « multiples destructions », pourrions-nous dire alors que la forme de la résistance, de la survivance, c’est aussi la destruction de la forme? Ce qui m’a fait penser à cela, c’est le parcours de cette pellicule et du texte qui l’aura accompagnée. Il y aurait comme une inadéquation entre le geste singulier d’Alex, geste singulier de résistance, et sa finalité, parce que finalement, entre le geste et sa finalité, il y aurait quelque chose d’inaccompli. Et donc la potentialité est toujours inadéquate à la finalité et inversement. Est-ce que la forme de la résistance, de la survivance, n’appelle-t-elle pas cette incessante inadéquation?
GDH: C’est très intéressant. Mais alors je ne comprends pas votre usage du mot: c’est. J’ai du mal avec votre phrase: « La forme de la résistance, c’est la destruction de cette forme ». J’ai du mal, parce que dans une phrase comme celle-là, on est dans le paradoxe. Ce qui m’intéresse est de savoir ce qui se joue dans ce c’est, et donc dans le processus de cette destruction. D’une part, dans cette photographie que nous avons sous les yeux, il y a un élément de potentia, entièrement déterminé par le kairos, par la situation elle-même, cet élément de potentia, extrêmement important – Wajcman m’a accusé de l’esthétiser, mais passons – c’est le tour, le contour: le cadre de la porte. C’est grâce au fait de s’être mis dans l’ombre de cette chambre à gaz qu’Alex a pu sortir son appareil et prendre cette photo. On revient, ici, à la question visible/invisible. Ce n’est pas de l’invisible. C’est la potentia du visible. C’est comme lorsque, dans un témoignage, le témoin s’arrête de parler. Comme dans cette magnifique scène, celle d’Abraham Bomba dans Shoah: il ne peut plus parler. Le fait qu’il ne puisse plus parler, ne nous dit pas qu’il ne dise rien. Au contraire: il dit. Et là, c’est exactement pareil. Le « noir » dans cette image n’est pas invisibilité pure, il nous « dit » et nous montre quelque chose d’essentiel. C’est pourquoi il ne faut pas recadrer ces images… La zone noire, dans l’image, n’a rien de général ou de symbolique: elle dénote une singularité absolue, c’est le moment unique marqué par l’angle de vue, la visibilité d’un instant absolument singulier. Et regardez: la photographie est encore là, devant nous, aujourd’hui. Or Alex est mort. Ils sont tous morts de mort violente et injuste. Tous. Et nous, nous sommes toujours devant ces photos. Elles auront survécu. Les gens sont morts et n’ont pas survécu. Les photos, oui. C’est cela qui est incroyable, mais je m’exprime mal: c’est cela qu’il faut penser… Bien sûr, il n’y a plus la pellicule. Or si on avait la pellicule originale, peut-être y aurait-il cinq photos ou plus… On ne sait pas. Peut-être verrions-nous quelque chose de plus. Ou peut-être pas. On a une planche contact. Et déjà, cela nous dit: la survivance et la résistance y ont gagné quelque chose.
Maintenant, je garde votre mot « inadéquation ». Là, je suis entièrement d’accord avec vous. Nous sommes devant ces images en totale inadéquation. On ne voit presque rien. On voit de la fumée, on ne voit pas qu’il y a un nazi, juste là un peu plus loin. Et en ce sens, il y a perpétuelle inadéquation. Il faut donc tout un travail pour comprendre, pour situer cette inadéquation que j’appréhende, dans Images malgré tout, par des mots comme « lacune » ou « vestige » … Ce que j’ai voulu dire c’est: oui, le vestige parle de destruction mais non, cette forme-là n’a pas été détruite tout à fait. Là est le paradoxe du malgré tout. C’est étonnant, on a très bien réussi à penser ces choses-là dans l’ordre du langage, mais on a du mal avec les images. On a du mal à penser une phrase comme « lasciate ogni speranza, voi ch’entrate », de Dante dont parle Primo Levi. Comment se fait-il que cette phrase lui soit demeurée si vive, comme un espoir poétique placé malgré tout dans une phrase qui dit le désespoir? Il n’avait pas le livre de Dante. Mais il a pu néanmoins réciter tout un chapitre de la Divine Comédie à son copain. C’est extraordinaire. C’est là la survivance et la résistance des formes. Des formes, je dis bien. Car les mots du poète, ce sont des formes. Quand nous disons « lasciate ogni speranza… », nous créons ou recréons une forme. C’est une phrase, une forme de mots. Donc il n’y a pas du tout de métaphysique, juste une sorte d’anthropologie des possibilités de la mémoire. Or notre mémoire est lacunaire par nature. Mais quand on a ça, un petit bout, je ne sais pas, des photos de parents ou de grands-parents qui ne sont que des petits bouts, ce n’est rien à côté de la vie des parents ou des grands parents, mais ce sont les formes qui sont restées et nous devons travailler dessus pour essayer de les faire sortir d’elles-mêmes, ces formes, faire sortir leurs singularités…
Une image ne vaut pas plus toute seule qu’un mot ne vaut coupé de la phrase où il fut prononcé. Il faut savoir, à côté des photographies d’Alex, regarder le plan exhumé par Jean-Claude Pressac et voir quelle est la profondeur des fosses, leur longueur, et pourquoi mettait-on les corps à brûler dans des fosses à l’air libre en août 1944. Ce qui veut dire aussi que l’image ne saurait être en soi la clé de quoi que ce soit. Et c’est extrêmement important. Wajcman pensait que, pour moi, l’image était la clé de la Shoah. Ce qui a révolté Lanzmann, c’est que quelqu’un puisse entrer dans une chambre à gaz et prendre une photo. Ça le scandalise. Mais cela est très différent de ce que j’avance. Certes, comme le raconte Annette Wieviorka, dans l’un de ses livres, quand elle visite Auschwitz: le téléphone portable d’une femme sonne, et la femme répond tout bonnement « Oui allo, oui ça va, oui très bien, oui, je suis dans une chambre à gaz… » Bon… Mais encore une fois, ici, c’est tout autre chose. Il y a des gens qui peuvent faire des selfies dans une chambre à gaz aujourd’hui, mais l’image ici, c’est tout autre chose. C’est août 1944. Il ne faut pas tout confondre. Une image n’est pas un objet simple, c’est un acte et tout acte se juge de ce qu’il fait dans le temps où il le fait. Quand on généralise à propos de « l’image » ou de « la Shoah », on touche souvent à quelque chose de très religieux, vous le savez bien. Comme si le « Saint des Saints » du Temple détruit à Jérusalem était devenu « la chambre à gaz » de Birkenau… Or on n’entre pas dans le « Saint des Saints »; et à plus forte raison, on n’y fera pas d’images. Peut-être que j’exagère dans mon interprétation, car je sais aussi que Lanzmann lui-même se défend de toute religiosité. Mais dans le fait qu’il persiste à dire: « Ce n’est pas une chambre à gaz », alors que les plans sont là, j’y suis allé aussi – c’est pour ça que j’ai écrit ce petit livre Écorces11, qui est une tout autre économie de l’approche de ça –, dans son obstination à dire « non ce n’est pas une chambre à gaz », le disant du haut de son autorité, qui est très forte, il y a quelque chose de profondément religieux, de sacralisant. Voilà pourquoi il ne faut pas, avec les images comme avec l’histoire, se contenter d’une généralisation – et encore moins d’une radicalisation – purement philosophique. Sous le règne de l’idée il n’y a pas d’alternatives. Une gestualité, une situation concrète, une image sont bien moins claires qu’une idée: du moins ouvrent-elles des espaces de possibilité, ces espaces malgré tout que l’idée, trop souvent, refuse de voir.
(Paris, 13 mai 2015)
1. G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Les Éditions de Minuit, 2003.
2. R. Barroux (dir.), Histoire générale illustrée de la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Librairie Aristide Quillet, 1948.
3. G. Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1982 (rééd. 2012).
4. Id., “Le lieu malgré tout” (1995), Phasmes. Essais sur l’apparition, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 228-242.
5. Id., Fran Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990 (rééd. 2009).
6. G. Wajcman, L’Objet du siècle, Paris, Verdier, 1998.
7. C. Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie. Mémoires, Paris, Gallimard, 2011, p. 486-487.
8. G. Didi-Huberman, Passés cités par JLG. L’œil de l’histoire, 5, Paris, Les Éditions de Minuit, 2015.
9. G. Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire (1978), trad. Y. Hersant, Paris, Payot, 1989, p. 19.
10. Id., Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II, 2 (2007), trad. J. Gayraud et M. Rueff, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 377-385. G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 57-76.
11. Id., Écorces, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011.