Pour un cinéma intangible : un appel aux cinéastes israéliens

Shani Kiniso est un critique de cinéma israélien qui contribue à la revue israélienne Off Screen. Lors de l’attaque du 7 octobre, il se trouvait chez lui, au kibboutz Be’eri. Son partenaire, sa famille et lui ont survécu au massacre. Des dizaines de ses amis ont été enlevés et il connaît personnellement chacune des personnes kidnappées et assassinées, ainsi que de nombreux autres habitants de toute la région. L’essai que nous vous proposons ici en français en exclusivité, “un appel désespéré” selon son auteur, a été publié en hébreu quelques mois après l’attaque et a suscité de nombreuses réactions en Israël.

 

Image issue de The Boy de Yahav Winner © Ben Peled

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Baignées par la lumière de l’aube, les vastes étendues champêtres qui bordent la bande de Gaza, ouvrent “The Boy” (הילד), un court-métrage du défunt Yahav Winner, actuellement projeté dans les cinémas israéliens. Le chœur du matin – le souffle du vent, le chant des oiseaux, le bruissement doux des champs de blé – précède même les logos des fonds de soutien au film. Dès le départ, Winner s’attache à nous faire reconnaître la région de l’enveloppe de Gaza, loin des yeux et du cœur de nombreux Israéliens lorsque le film a été produit début de 2023. Ce choix délibéré souligne un fossé profond qui traverse le cinéma israélien depuis ses débuts : l’absence presque totale des régions périphériques et des villes, comme le kibboutz Kfar Aza dépeint dans ce film, ou encore Kiryat Shmona ou Shlomi dans le nord d’Israël (quant aux villes arabes, bédouines et druzes, elles sont totalement absentes du paysage cinématographique israélien). Je vous mets au défi de vous rappeler la dernière fois que vous avez vu un film se dérouler dans de tels lieux.

Le champ est enveloppé dans une brume matinale menaçante. Les appels du muezzin résonnent depuis les nombreuses mosquées qui parsèment le paysage encombré de Gaza. Sur le côté gauche du cadre, un filet d’eau s’écoule doucement du champ, s’intensifiant et s’élevant progressivement jusqu’à masquer certaines des maisons éloignées de Gaza. Le bruit de l’eau se fond dans les murmures du vent et les nombreux appels à la prière. Un grondement lointain annonce l’arrivée d’un véhicule militaire sur la route d’accès à la bande de Gaza. Pendant ce temps, la colonne d’eau, dont on comprendra plus tard qu’elle résulte d’une vanne d’irrigation explosée, continue de monter. Les sons précédant chaque image provoquent une sensation de dissonance retardée. La conception sonore minutieuse de Rotem Dror anticipe la narration et invite le spectateur à réfléchir à la signification de chaque son. Plus tard dans le film, l’ambiguïté de ces sons provoque le questionnement des spectateurs: proviennent-ils d’un lancement de roquette palestinienne ou d’une activité militaire israélienne? Ce choix cinématographique poignant sert à illustrer un contexte invisible pour le spectateur israélien, malgré la proximité de Gaza.

Cette séquence d’ouverture capture de manière saisissante la complexité de cette région du Néguev connue sous le nom d’Enveloppe de Gaza. Les sentiments de perte de contrôle et d’impuissance sont atténués et submergés par la beauté naturelle trompeuse de la région, créant une réalité où le seul élément stable est l’instabilité permanente. La conduite d’eau éclatée juxtaposée à la jeep militaire solitaire rappelant l’insignifiance humaine face à la tourmente perpétuelle qui définit “la situation”, comme les Israéliens appellent souvent le conflit israélo-palestinien. Le plan large immerge le spectateur dans l’espace, mais les sons menaçants de la nature et de Gaza se mêlent, évoquant les traumatismes et les douleurs cachés dans ce paysage captivant mais hanté. En conséquence de quoi, le plan reste fermé et menaçant, empêchant une pleine compréhension du paysage en raison des complexités qu’il incarne, et laissant beaucoup de choses non dites et inexpliquées.

Dès lors, bien avant que la séquence et le film ne puissent être qualifiés de prophétiques – un qualificatif à la fois justifié, troublant et exaspérant pour l’auteur de ces lignes, résident de Be’eri ayant vécu les événements du 7 octobre –, ils doivent avant tout être considérés comme une œuvre artistique décrivant l’existence quotidienne insupportable qui dure depuis plus de vingt ans dans la région. En moins de trois minutes, Winner a habilement résumé cette réalité paradoxale en soulignant l’absurdité des circonstances de la vie dans l’Enveloppe de Gaza.

Le potentiel de la séquence d’ouverture de “The Boy” – sans doute l’une des plus remarquables du cinéma israélien, surtout ces dernières années – dépasse largement les limites de l’impressionnante création de Winner. Winner a été assassiné ce samedi fatidique alors qu’il protégeait sa femme Shailee (elle-même cinéaste et éditrice du film) et leur fille d’un mois, Shaya. Naturellement, les discussions actuelles tournent principalement autour de la symbolique tragique du film et du potentiel immense de Winner, brutalement interrompu. La participation active de Kfar Aza et de ses habitants dans le film, en toute conscience que beaucoup de ceux dépeints ont été assassinés ou pris en otage, transforme involontairement le film en un monument de mémoire et de traumatisme non résolu. Il est peu probable que ceux d’entre nous qui ont vécu ce traumatisme l’assimilent un jour pleinement.

Ces aspects s’accompagnent de nombreuses autres préoccupations, notamment des questions philosophiques fondamentales sur le cinéma et sa relation avec la mémoire et la réalité, nous ramenant à la théorie d’André Bazin qui a jeté les bases du discours moderniste sur la nature du cinéma. Cette réflexion ne doit en aucun cas se limiter à la symbolique tragique. Le danger qui nous guette, si l’on suit Bazin, est de momifier le temps et le moment présent de manière à limiter le discours au symbolique. Au lieu de cela, “The Boy” pourrait servir de préambule introduisant une nouvelle esthétique dans le cinéma israélien, visant peut-être pour la première fois à utiliser de nouveaux outils pour articuler l’intangible, autrement dit l’insuffisance du langage oral et écrit pour saisir pleinement l’ampleur des horreurs du 7 octobre.

Les événements sans précédent qui ont frappé Israël, combinés à une année marquée par une provocation et une division accrues, et un gouvernement tentant d’établir un régime autoritaire, exigent une réponse cinématographique surpassant tout ce qui a été fait jusqu’à présent dans les annales du cinéma israélien. Cette réponse doit puiser dans les blessures profondes et les nerfs exposés du temps et de l’espace présents. La réalité que nous affrontons a depuis longtemps dépassé les limites de la raison – un terme qui semble avoir perdu toute pertinence en Israël au cours de l’année écoulée – et nécessite donc une forme et une esthétique appropriées. Dès les premières images de “The Boy”, Winner démontrait qu’il comprenait parfaitement cela. Tragiquement, son meurtre terrible a interrompu ce qui aurait pu être la poursuite d’une exploration créative pertinente et riche de sens.

Entre le local et l’universel

© Ben Peled

Historiquement, le cinéma israélien a toujours tardé à s’emparer des grandes catastrophes nationales qui ont affligé le pays depuis sa création. Il a fallu près de trois décennies après la guerre de 1973 pour qu’Amos Gitaï sorte son film “Kippour” (כיפור), marquant une première tentative cinématographique audacieuse et directe pour affronter l’ampleur des horreurs et du chaos de ce champ de bataille et le défi de le représenter. De même, plus de vingt ans se sont écoulées avant que le cinéma israélien ne s’empare réellement de la Première Guerre du Liban et de l’occupation du sud du Liban, avec la sortie de “Beaufort” (בופור) de Joseph Cedar, “Valse avec Bachir” (ואלס עם באשיר) d’Ari Folman et “Lebanon” (לבנון) de Shmuel Maoz en l’espace de trois ans. Peu de films narratifs produits dans l’immédiat après-guerre ont tenté d’explorer les événements ou les conséquences de ces guerres. La plupart de ces films se sont concentrés sur le choc des combattants de retour, visant à comprendre leurs luttes et à contribuer à une guérison nationale plus large. Parmi ces films, “Valse avec Bachir” se distingue pour avoir efficacement abordé la réminiscence traumatique et les dangers qui y sont associés. Des défis similaires sont rencontrés dans les tentatives de représenter l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin. Même “Incitement” (ימים נוראים) de Yaron Zilberman, bien qu’ayant pris la décision audacieuse de centrer le film sur l’assassin Yigal Amir, a simplifié la question en une narration purement sectaire.

Je regrette d’annoncer un défi majeur auquel le cinéma israélien est confronté. En général, et en reconnaissant qu’il y a des exceptions, il est manifeste que ces deux dernières décennies, et en particulier ces dernières années, le cinéma israélien a évité de se saisir des dures réalités de l’existence israélienne et des complexités subtiles qui définissent la vie ici. Partons de ce principe : le cinéma narratif politique existe dans une certaine mesure en Israël. Les films de Kolirin en sont un exemple marquant, illustrant éloquemment et intentionnellement la tension entre l’universel et le local. D’autres exemples de la dernière décennie incluent “Foxtrot” (פוֹקְסטְרוֹט) de Shmuel Maoz, “Bethléem” (בית לחם) de Yuval Adler et “Rock the Casbah” (רוק בקסבה) de Yariv Horowitz (quoique je les trouve plus faibles). Néanmoins, dans l’ensemble, la construction narrative et surtout l’esthétique du cinéma israélien tendent clairement vers l’universel.

Cela n’aurait pas été un problème si les éléments universels étaient enracinés dans le contexte local, dans les particularités belles et troublantes qui définissent l’expérience israélienne. Pourtant, il y a jusqu’ici une absence flagrante d’iconographie explorant de nombreux espaces sociaux et géographiques d’Israël, la plupart n’ayant que rarement été représentés au cinéma. En outre, la stabilité des concepts universellement compris comme “espace” et “lieu” a été bouleversée par le massacre sans précédent du 7 octobre : il est devenu clair que chaque ville et village en Israël fait face à la menace imminente de destruction totale, avec un potentiel pour les atrocités les plus horribles que l’humanité puisse commettre. Il est donc impératif d’établir des interprétations distinctes et locales de ces termes pour impliquer les paradigmes cinématographiques existants dans l’unicité de l’existence israélienne.

L’inclination vers l’universalité, qui obscurcit et simplifie à l’excès l’expérience israélienne, a affecté le cinéma israélien depuis trente ans. Cette tendance remonte aux “films de la Nouvelle Sensibilité” (סרטי הרגישות החדשה), généralement compris comme ayant débuté en 1967. Dès 1964, le film “Un Trou dans la Lune” (חור בלבנה) d’Uri Zohar, un précurseur du mouvement de la Nouvelle Sensibilité et un pilier du cinéma avant-gardiste israélien, représentait une lutte esthétique pour s’éloigner du cinéma propagandiste héroïque-nationaliste des années suivant la création de l’État. Il convient de noter que le mouvement de la Nouvelle Sensibilité est sans aucun doute le mouvement cinématographique le plus significatif de la brève histoire de la production cinématographique locale. Le changement de paradigme esthétique et thématique qu’il a initié a propulsé le cinéma israélien au-delà de la stagnation propagandiste, guidant ainsi le cinéma et la culture israélienne dans leur ensemble vers des domaines artistiques inexplorés.

Le mouvement de la Nouvelle Sensibilité représentait une bouffée d’air frais, démontrant que l’art pouvait être créé pour lui-même et pour réaliser une vision créative individuelle. Cette perspective contrastait drastiquement avec l’atmosphère dominante de conformité sociale évidente dans une grande partie des œuvres artistiques israéliennes jusqu’en 1967, et encore plus au milieu de la ferveur messianique croissante après la victoire d’Israël en 1967. Les films produits par ce groupe exprimaient un rejet de l’État, de l’idéologie sioniste et des sentiments nationalistes en faveur de l’autonomie individuelle absolue. Cela marquait également le début de l’isolationnisme compréhensible mais périlleux de la population laïque israélienne. Le “Journal” (יומן) de David Perlov est une exception, abordant cette question avec une complexité remarquable. De plus, les films “Les Yeux plus gros que le ventre” (עיניים גדולות) d’Uri Zohar et “Where is Daniel Wax?” (לאן נעלם דניאל וקס) d’Avraham Hefner, parmi les meilleurs films de la Nouvelle Sensibilité, ont été les premiers à reconnaître que le siège interne auto-imposé par les protagonistes masculins symbolisait une perte collective de direction, menant à une autodestruction morale et spirituelle d’où l’évasion pourrait être impossible.

La tendance pratique à s’appuyer sur des thèmes universels est mieux illustrée par le genre du film familial, qui a dominé le cinéma israélien contemporain ces dernières décennies. Le focus fréquent sur la cellule familiale peut être attribuée à plusieurs facteurs. Premièrement, la famille occupe une place centrale dans la culture et la société israéliennes. Deuxièmement, la tension entre le personnel et le national crée une volonté de privilégier l’autonomie individuelle sur l’identité collective. Les relations familiales semblent offrir un cadre idéal pour le cinéma israélien – les compositions multiculturelles des familles israéliennes servent de microcosme de la population diversifiée du pays, tout en offrant des histoires distinctes et profondément personnelles. Cette dynamique confine le thème familial à un équilibre dangereux et ankylosant, devenu panacée pour représenter l’expérience israélienne tout en interpelant le monde et en appelant à la compréhension et à l’acceptation. Des films comme la trilogie de Viviane Amsalem et “Broken Wings” (כנפיים שבורות) de Nir Bergman se démarquent favorablement dans ce genre (bien qu’ils ne soient pas les seuls). Et bien qu’ils possèdent des qualités universelles distinctes, le contexte et la temporalité de leur création reflètent des préoccupations israéliennes collectives et individuelles. Il serait difficile de les imaginer réalisés ailleurs, certainement pas avec le même sentiment d’urgence.

Durant un court moment, le cinéma israélien sembla opérer un changement bienvenu et inattendu, qui fut interrompu avant d’atteindre son plein potentiel. Dans son article influent publié en 2014 dans le quotidien Haaretz, la journaliste Neta Alexander a mis en lumières un ensemble de films israéliens contemporains qu’elle a appelé le mouvement de la Nouvelle Violence. Tout en évitant une confrontation directe avec le conflit israélo-palestinien, ces films exprimaient néanmoins la violence sous-jacente émergeant de manière persistante au sein de la société et des espaces israéliens. Alexander l’observait: “les cinéastes de la Nouvelle Violence expriment la tension constante entre leur identité israélienne et leur désir de se situer dans une sphère mondialisée.” Pourtant, je soutiens que ces cinéastes ont façonné leurs personnages de manière à éviter l’engagement politique direct, produisant des films atemporels s’appuyant sur une esthétique universelle pour confronter la violence profonde enracinée dans la société israélienne, en particulier sur le plan social. Les films associés au mouvement de la Nouvelle Violence, tels que “Loin de mon père” (הרחק מהיעדרו) de Keren Yedaya, “Youth” (הנוער) de Tom Shoval, “The Cutoff Man” (מנתק המים) d’Idan Hubel et “Six Acts” (שש פעמים) de Jonathan Gurfinkel, ont tous défié la tendance à l’universalité par leur forme cinématographique, peut-être inconsciemment. Cependant, cette vague prometteuse de films de la Nouvelle Violence fut abruptement interrompue. Pour la plupart de ces cinéastes, ces films marquaient leur première production en long-métrage. Les difficultés bien connues de financement des projets cinématographiques en Israël, ainsi que la nature conservatrice des fonds cinématographiques israéliens, ont probablement empêché beaucoup d’entre eux de cultiver davantage le style prometteur qu’ils avaient commencé à établir.

Au lieu de cela, il semble qu’il y ait une tendance croissante à représenter les expériences individuelles comme le seul facteur façonnant la réalité locale. Il serait absurde et inutile de contester l’affirmation selon laquelle “le personnel est politique”, mais il semble que cette vision ait trop dominé la production cinématographique locale. Cette affirmation n’a pas pour but de minimiser l’importance de nombreux films de ce type ; elle fournit plutôt une preuve supplémentaire des complexités qui continuent d’accabler le mouvement de la Nouvelle Sensibilité. Le concept qui veut que “le personnel est politique” est devenu une idée aliénante dans le cinéma narratif et documentaire israélien. Elle fonctionne comme un piège pratique à travers lequel les cinéastes insistent excessivement sur les frontières presque inexistantes entre les domaines privé et national. Les documentaires personnels ont réussi, dans une certaine mesure, à explorer la complexité intrigante de ces questions en tournant la caméra vers eux-mêmes et en essayant de faire face aux conséquences des transgressions personnelles et nationales (comme le soutient Shmulik Duvdevani dans son livre “First Person, Camera” (גוף ראשון, מצלמה)). Cependant, l’inclination vers une personnalisation excessive – et une universalité excessive – est démontrée ces dernières années par les films de Hadas Ben-Aroya (il est important de noter que je ne doute pas du talent considérable de Ben-Aroya ; néanmoins, il me faut reconnaître que mon appréciation pour son cinéma s’amenuise à chaque nouveau film).

Bien qu’il soit vrai que “The Boy” penche vers l’universel et le simplisme dans son esthétique, son intrigue et sa réalisation, il bénéficie également de la concision du format du court-métrage. Winner privilégie l’intériorité hantée, traumatisée et empreinte de douleur de son protagoniste, l’exprimant dans chaque scène, mouvement de caméra et à travers sa conception sonore impressionnante. Par exemple, le désir du fils souffrant de regarder les reportages des médias étrangers sur les événements se déroulant à quelques kilomètres de la frontière est contrarié par la famille qui préfère regarder une émission de télé-réalité locale. Cela sert l’expression chargée et efficace du désir collectif de réprimer l’explosion émotionnelle anticipée du fils dans les scènes suivantes.

Pourtant, simultanément, “The Boy” puise intelligemment ses éléments universels du moment local et des événements uniques vécus par les villes israéliennes entourant Gaza. Contrairement à de nombreux films père-fils qui ont inondé le cinéma israélien ces deux dernières décennies, dans ce cas, le personnage du père ne symbolise pas une déconnexion générationnelle ou une masculinité brisée. Au contraire, il incarne quelque chose de bien plus complexe : l’incapacité de faire face à la faillite verbale au cœur du traumatisme récurrent de son fils. À cet égard, le film de Winner poursuit une trajectoire thématique convaincante observée ces dernières années, illustrée par des films tels que “Africa” (אפריקה) d’Oren Gerner, “The Accident” (התאונה) d’Omri Dekel-Kadosh et “La Mort du cinéma et de mon père aussi ” (מותו של הקולנוע ושל אבא שלי גם) de Dani Rosenberg. Ce qui lie ces films ensemble, c’est leur effort pour aborder l’absence de la figure paternelle dans le cinéma israélien du XXIe siècle. “The Boy” représente la contribution la plus récente à cette entreprise.

Le fossé tectonique avec la communauté cinématographique et artistique mondiale offre une impulsion supplémentaire pour initier une telle exploration créative. Au mieux, ce fossé découle d’une négligence flagrante à aborder les événements actuels, comme en témoigne l’absence de déclarations de la part des principaux festivals. Au pire, il démontre une ignorance regrettable, comme le montre le Festival international du film documentaire d’Amsterdam[1], la réception de la série télévisée israélienne “Hanshi” (חאנשי) au Festival de Stockholm[2], ainsi que l’émergence de nombreux cinéastes et acteurs ayant soudainement découvert leur voix politique et prétendant posséder une compréhension approfondie des affaires du Moyen-Orient. Au cours des deux dernières décennies, trop de films produits en Israël semblent s’efforcer de séduire les festivals internationaux – une autre manifestation de l’universalité générique qui domine le cinéma israélien. Cependant, il convient de noter qu’Israël n’est pas seul à faire face à ce problème. Comme mentionné précédemment, “The Boy” tombe également dans ce piège à divers moments du film. Néanmoins, les luttes sous-jacentes qui ont motivé sa production et façonné la perspective du protagoniste, ainsi que son traumatisme non exprimé, sont indéniables. En façonnant le personnage de l’enfant et en essayant de déchiffrer et de briser le siège de silence traumatique qui l’enferme, la nature unique de sa lutte se transforme de manière belle et originale en une expérience universelle.

Vers un cinéma intangible

Le mouvement du cinéma intangible fera face à deux défis principaux et complexes. Le premier défi majeur est la barbarie et la perfidie accablantes qui ont caractérisé l’assaut dirigé par le Hamas sur le sol israélien. Ayant directement vécu l’assaut – sans avoir été témoin des meurtres mais en affrontant leurs conséquences, y compris la vue de corps et de destructions massives – je peine à concilier ma propre survie avec la connaissance que, à quelques mètres de là, des familles entières ont été brûlées vives et effacées, tandis que des civils ont été assassinés et violés à une échelle signe d’une intention génocidaire. De nombreux amis et proches du kibboutz expriment des sentiments similaires.

L’esthétique du cinéma intangible doit aborder avec délicatesse la dissonance provoquée par cet extrême, surtout dans les films visant à représenter des scènes du massacre ou à reconstituer ses horreurs. Ces œuvres doivent éviter de s’abaisser à des représentations pornographiques ou didactiques du mal et de l’horreur, ou de se laisser aller à des déclarations politiques superficielles ou stéréotypiques. Cette prudence est justifiée car si le mal existe en de telles dimensions et formes, toute temporalité et idéologie deviennent non pertinentes, même si elles sont intrinsèques aux atrocités. Le moment où de tels actes cruels sont commis annule toute forme antérieure de mesure et de définition humaines. Ce n’est pas parce que ces forces du mal sont surnaturelles ou transcendantes, mais parce qu’elles représentent l’humanité à son niveau le plus bas et soulignent l’échec de toute idéologie cherchant à le justifier.

Le défi de représentation posé par le massacre du 7 octobre est sans précédent dans l’histoire moderne, étant donné la documentation vidéo systématique et les vidéos snuff enregistrées par les militants obéissant au Hamas. Il semble que le massacre dans les villes israéliennes entourant Gaza soit la première attaque terroriste organisée de l’Histoire à être méticuleusement documentée du début à la fin par les auteurs, les victimes et les survivants. En outre, des diffusions en direct à la télévision ont montré des journalistes documentant en temps réel l’évasion des survivants de l’attaque de la rave Nova. Les changements technologiques accélérés au cours des 23 années écoulées depuis les attentats du 11 septembre ont permis à chaque individu de produire son propre Rashōmon[3] personnel, contribuant ainsi à la narration plus large des événements.

De plus, la surabondance des vidéos horribles aggrave l’excès de l’horreur. Disponibles à tout moment, ces vidéos diminuent et banalisent involontairement la menace intangible dans une tentative de la rendre tangible, compréhensible et accessible. Cependant, cet effort est intrinsèquement voué à l’échec, car il enferme les horreurs dans un cycle interminable de brutalité, se concentrant uniquement sur les actes violents et les réduisant à leur brutalité. Le cinéma intangible devra se confronter à cela en créant des images contrastantes qui peuvent approfondir et offrir une réponse plus appropriée que cette tendance attendue à la simplification. La nature fragmentée et tronquée de ces vidéos horribles est une preuve de la privatisation des expériences individuelles à une époque de documentation instantanée. Avant tout, elle souligne le profond sentiment d’abandon au milieu d’une catastrophe grandissante de proportions monumentales.

Le deuxième défi découle du silence profond et du mutisme de telles atrocités. Les volumes de textes écrits et à venir, ainsi que l’énorme variété d’images visuelles produites et à produire, doivent affronter le fait que, parfois, la réponse la plus appropriée aux atrocités est de se soumettre au silence, au vide immense laissé par les moments de cruauté et de déshumanisation. De nombreuses œuvres chercheront à représenter les événements du 7 octobre, que ce soit à travers des épopées ambitieuses visant une recréation complète ou des portraits plus intimes se concentrant sur les récits de bravoure et de survie remarquables. Tous ces films devront inévitablement faire face à ces défis, posant la question de qui tombera dans le piège de créer une “Liste de Schindler” israélienne (Spoiler alert : il y en aura probablement plus d’un).

Il existe plusieurs solutions possibles à ce paradoxe.

Premièrement, le principe fondamental qui devrait guider les récits du cinéma intangible est l’obsolescence de l’exposition dans son sens conventionnel. Si la séquence d’ouverture de “The Boy” est si unique, c’est parce que Winner comprend que, lorsqu’il s’agit de réalités aussi complexes – qu’elles se déroulent dans un contexte réel ou dans des situations entièrement fictives –, elles se suffisent et précèdent le point de départ du film, indépendamment du rôle de la caméra de représenter le regard des spectateurs. Malgré sa simplicité apparente, cette compréhension semble absente de la plupart des films israéliens.

Partant, en reconnaissant l’abondance de cinéastes ayant des esprits beaucoup plus imaginatifs que le mien, je me concentrerai sur ce qui pourrait sembler être une approche plus “conservatrice” : les films de genre qui, à l’exception de la comédie, manquent désespérément au cinéma israélien. L’esthétique du cinéma intangible pourrait être cultivée en revisitant des genres établis. Au cœur de tous les genres classiques (et souvent de leurs sous-genres) se trouvent des dilemmes humains et existentiels fondamentaux explorés à travers diverses perspectives et conventions. Cela pourrait également faciliter un examen des concepts déstabilisés de “l’espace” et du “lieu” depuis le 7 octobre.

S’appuyer sur des genres peut sembler être une approche entièrement universaliste, étant donné les conventions profondément ancrées qui leur sont associées. Pourtant, ce conservatisme ferme (même les œuvres postmodernes tentant de subvertir les conventions du genre le font souvent de manière prévisible et mécanique) peut mettre en lumière la menace existentielle continue qui pèse sur la vie locale. Dès lors, la menace peut être efficacement érodée, remise en question et redéfinie (un exemple spécifique tiré d’un ancien film israélien sera fourni plus tard pour illustrer ce point).

L’absence de films d’horreur, par exemple, souligne le fossé auquel le cinéma et la culture israéliens doivent encore faire face pour aborder les spectres conscients et subconscients hantant cette terre. Dans les pays qui affrontent efficacement les fantômes de leur passé et de leur présent, de nombreux films d’horreur semblent être produits. L’absence de films d’horreur israéliens semble être plus enracinée dans le mépris local pour ce genre et sa perception d’infériorité que dans des explications superficielles pseudo-psychologiques telles que “La réalité du pays est déjà trop violente – qui a besoin de tels films de toute façon ?”. Utiliser les conventions des films d’horreur pour confronter les atrocités du 7 octobre semble nécessaire. À première vue, cela pourrait sembler contradictoire avec la discussion précédente sur la pornographie du mal, mais le contraire est vrai. Il existe des méthodes pour représenter la violence extrême dans toute sa cruauté et sa brutalité sans recourir à une artificialité qui lui enlève son essence et sa temporalité. Au cœur du genre de l’horreur, qui cherche à imposer un ordre au chaos de la brutalité humaine, plusieurs vérités brutales peuvent être extraites pour être articulées par des méthodes alternatives. Surtout, les films d’horreur ont le potentiel de toucher aux peurs historiques spécifiques que cette attaque a ravivées chez les Juifs.

Cela dit, je crois qu’il est également nécessaire de réévaluer et de réinterpréter un autre genre : le film de propagande héroïque-nationaliste. Il est facile de critiquer, rabaisser et même supprimer les premières phases du cinéma israélien en raison de son patriotisme et de son sionisme écrasants. Cependant, ces films ont joué un rôle esthétique significatif dans la formation de l’identité visuelle émergente d’Israël. Le cinéma national-héroïque israélien se concentrait sur la canonisation des mythes sionistes collectifs tout en ignorant violemment l’existence des résidents arabes (et, plus tard, des Juifs non-ashkénazes). Néanmoins, certains de ces films possèdent des complexités et des strates supplémentaires qui peuvent être exploitées par le cinéma intangible. “Ils étaient dix” (הם היו עשרה) de Baruch Dienar (1960) se distingue comme le plus significatif d’entre eux. Son utilisation unique du genre du western, avec ses valeurs et son idéologie, lui confère une ambivalence idéologique inattendue, surtout avec une distance de soixante ans. Le classer négligemment comme du cinéma nationaliste-héroïque était une erreur qui l’a confiné à une catégorie étroite et étouffante. Grâce à son esthétique propagandiste et ses dialogues stéréotypiques sur l’immigration et la conquête des terres, Dienar a mis en lumière – pour la première fois dans le cinéma israélien – les conséquences graves et même autodestructrices de la réalisation du sionisme.

Contrairement aux westerns classiques, où les angles de caméra, la composition et le montage magnifient et glorifient la terre à rédemption, Dienar met en évidence les dangers existentiels permanents qui y rôdent. La terre et l’espace sont déstabilisés au point de rester obstinément impénétrables pour les dix colons idéalistes. Cependant, le rebondissement narratif le plus audacieux se produit vers la fin du film. Lorsqu’un jeune voleur de chevaux d’un village arabe voisin est pris en flagrant délit, le groupe décide de le garder en captivité jusqu’au retour du cheval volé. Le lendemain, ils se préparent à une confrontation avec les villageois, mais le conflit ne se matérialise jamais et le jeune voleur est finalement libéré. Par la suite, lorsque Yosef, le chef du groupe, enterre son arme dans le sol, il est révélé que sa femme, qui avait récemment donné naissance à leur fille unique, a succombé à la fièvre. La décision de Yosef d’escalader la situation par la violence, malgré des relations amicales avec le chef du village, entraîne indirectement son premier sacrifice personnel. En recourant à la violence au service des objectifs idéologiques, Yosef sacrifie sa femme.

La scène finale du film montre les funérailles de Mania. L’angle bas de la caméra et la montagne où se déroulent les funérailles obstruent la vue complète de l’espace. À mesure que la caméra monte lentement, nous suivons Yosef de loin alors qu’il s’éloigne de la tombe fraîchement creusée. La perspective spatiale reste inchangée, évoquant une sensation d’inconfort et de menace, incitant à la réflexion sur les objectifs plus larges du sionisme. La pluie qui accompagne la scène symbolise l’espoir alors que la sécheresse prend fin, tandis que la saison changeante signifie le renouveau. Néanmoins, la récitation de la prière du Kaddish sur la tombe de Mania et la marche solitaire de Yosef vers la modeste maison en briques où réside le groupe, suscitent davantage de doutes et de questions sur le coût déjà payé et les futurs sacrifices potentiels pour la rédemption de la terre et la cause sioniste. Outre l’optimisme qu’il impartit au spectateur, la conclusion du film se tient comme l’une des premières instances dans le cinéma israélien à mettre en lumière le coût humain du projet sioniste et ses fractures inhérentes.

Le choix de Dienar d’ancrer son film dans les conventions de genre et le formalisme, tout en les adaptant de manière complexe aux contextes locaux à travers la conception spatiale, évoque une ambivalence idéologique reconnue par presque tous les spectateurs israéliens-juifs. Que ce soit intentionnel ou non, Dienar libère son film de la conformité complète à un genre fondamentalement conservateur. Ce faisant, il subvertit les traditions du cinéma nationaliste-héroïque et le porte à sa conclusion.

En regardant la séquence d’ouverture de “The Boy”, je n’ai pas pu m’empêcher de me souvenir de la scène finale de “Ils étaient dix”. Alors que la scène de conclusion de Dienar marquait la fin d’un cinéma propagandiste mobilisé aveuglément pour la défense d’Israël, la séquence d’ouverture de Winner est imprégnée de chagrin, d’amour et de rage profonde envers ce lieu et le prix brutal qu’il continue d’exiger. Au cœur de la polarisation actuelle, il est essentiel de revenir à une production cinématographique qui aborde directement les préoccupations nationales mais, cette fois, sans tomber dans le piège de la propagande. “The Boy” met en lumière l’un des nombreux échecs de l’État à protéger ses citoyens, les abandonnant face aux assauts ennemis. D’un point de vue moral et idéologique, le cinéma intangible doit exploiter des moyens esthétiques nouveaux ou inexploités pour représenter l’effondrement d’un des piliers fondamentaux de l’État. Pour commencer cette exploration, il faut souligner les réalités brutales de la vie sur cette terre, y compris sa violence crue et sa formidable beauté. Il existe d’innombrables approches cinématographiques, dont beaucoup sont bien plus originales que ce que je suggère ici.

Contrairement aux traumatismes passés dans l’histoire d’Israël, nous ne pouvons pas nous permettre de retarder notre réponse de vingt, dix ou même cinq ans cette fois-ci – la réaction cinématographique doit être immédiate. Aborder les événements du 7 octobre nécessitera de s’attaquer aux dimensions intangibles du traumatisme et d’explorer comment il peut être représenté, tout en reflétant la douleur profonde et récente qu’il a causée.

The Boy peut être visionné en ligne ici‭.‬

Texte publié initialement en hébreu dans la revue en ligne Off Screen, 1er décembre 2023.
Traduction en français par Antoine Strobel-Dahan pour Tenoua, relecture par Judith Lenglart.

[1] En novembre 2023, une douzaine de réalisateurs se retirent du festival pour protester contre une déclaration des organisateurs à propos d’une manifestation pro-palestinienne et de l’utilisation du slogan “From the river to the sea”, dont ils écrivaient qu’il “ne nous représentait pas et que nous ne l’approuvions en aucune façon”.
[2] L’actrice israélo-américaine Aleeza Chanowitz, créatrice et interprète de la série avait vu son invitation annulée par les organisateurs du festival au nom de ce que sa présence risquait de créer une “situation désagréable”.
[3] Du nom du film d’Akira Kurosawa (1950) qui a donné son nom à l’effet Rashōmon désignant le fait qu’un événement puisse être interprété différemment selon les individus impliqués. Dans le film de Kurosawa, un meurtre est décrit par quatre témoins qui en donnent chacun leur propre version.