Quand “ÇA” ne comptait pas

Il n’y a pas si longtemps, en France, c’était le grand jour de la rentrée des classes. On était fébrile, un peu anxieux, on se demandait comment serait l’emploi du temps, quels profs on aurait, quels copains on retrouverait en classe. On découvrait les nouvelles têtes mais jamais les élèves ne se demandaient les uns aux autres ni d’où ils venaient ni en quoi ils croyaient, parce que ça ne comptait pas.

Quelques décennies plus tard, il semble que l’école n’a plus tout à fait le même goût. On lui a assigné le rôle de gardienne d’une laïcité qu’on peine toujours à définir de façon consensuelle. Si, dans les années quatre-vingt, un élève juif observant était autorisé à simplement assister aux cours le samedi matin sans écrire, les règles du shabbat le lui interdisant, et que cela ne choquait personne, on crie désormais au « renoncement », au « séparatisme », dès qu’une forme d’adaptation à la croyance de l’autre est demandée.

Qu’on parle de cours de sport, de menus sans viande, de jupes trop longues ou de parents accompagnant les sorties scolaires, quelque chose a changé, s’est radicalisé, rendant l’expression de l’altérité difficile à supporter pour une partie importante du pays. Tandis qu’une forme d’islam politique et fanatisé s’est frayé un chemin dans les couloirs des écoles de la République, faisant fuir les élèves juifs, et taire les enseignants, parfois à coups de couteau.

En 2019, Emmanuel Macron s’était ému de cette fuite et avait annoncé un audit sur la question du départ des élèves juifs vers le privé. Le problème n’est pas nouveau, puisqu’en 2004 déjà, un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale soulignait que « les enfants juifs – et ils sont les seuls dans ce cas – ne peuvent plus de nos jours être scolarisés dans n’importe quel établissement ».

Les données chiffrées sont inexistantes, notamment en raison de l’interdiction des statistiques ethniques en France, mais on estimait il y a douze ans qu’environ un tiers des enfants juifs seulement étaient scolarisés dans le public, les deux tiers restants fréquentant à parts égales l’enseignement privé juif et non-juif. Par peur de l’antisémitisme, ou pour bénéficier du respect des règles religieuses, nombreuses sont les familles qui font le choix de l’enseignement privé.

J’ai moi-même des enfants qui ont débuté, tout naturellement, leur scolarité dans le public. Après quelques années, pourtant, et sur les conseils d’acteurs de ce même service public, deux d’entre eux intégraient une école juive. Bien sûr, l’hébreu et l’éducation juive comptaient, mais nous étions un peu las aussi de leur demander de cacher qu’ils avaient passé leurs vacances en Israël, d’entendre ces interminables débats sur les menus sans porc à la cantine, ou de devoir leur expliquer que oui, l’Ascension ou la Pentecôte sont fériées même si rares sont les Catholiques qui célèbrent encore ces fêtes mais que non, Yom Kippour ne l’est pas.

Mais un an plus tard, l’un d’eux retrouvait les bancs de l’école publique pour sa dernière année de scolarisation en France. Oui, nous n’avons cessé d’hésiter parce qu’accepter que nos enfants n’auraient plus le droit de fréquenter que des Juifs à l’école était pour nous le vrai renoncement, le vol de la promesse qui nous avait été faite.

Je vis depuis quelques années dans un autre pays, où la laïcité n’a pas d’existence légale tout en étant la règle générale. Le droit à la liberté religieuse y impose à l’institution, scolaire en premier lieu, ce qu’on appelle des « accommodements raisonnables ». Concrètement, cela signifie que les signes religieux sont acceptés tant pour les personnels que pour les élèves au nom de ce que ce sont l’État et les institutions qui ont le devoir d’être neutres et laïques, pas les individus. C’est d’ailleurs si vrai qu’un des leaders de l’opposition et candidat au poste de premier ministre arbore fièrement de magnifiques turbans sikhs roses, jaunes ou bleus, sans que (presque) personne ne trouve à y redire.

Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, cette école dans laquelle la religion se montre, au détour d’un vêtement, d’un bijou, d’une absence, d’un menu, cette école-ci me rappelle bien plus celle que j’ai connu il n’y a pas si longtemps en France, une école dans laquelle la religion ne compte pas, une école où la croyance est laissée à la discrétion de chaque individu sans poser ni question ni réellement problème. Cette absence de crispation rend pour moi la religion transparente, insignifiante à l’école, alors même (ou précisément parce) qu’elle a le droit de s’y montrer.

Je ne prétends pas que ce modèle soit meilleur que celui qui prévaut en France aujourd’hui, et je n’ignore pas l’histoire de la France qui a vu ce combat, si fondamental, pour mettre un terme à la mainmise de l’Église sur l’enseignement, mais je ne peux que regretter les tensions extrêmes qui traversent la communauté scolaire française, l’exacerbation des conflits et l’intransigeance qui pousse, de fait, certaines familles hors du giron public.

Parce que cette conception de la laïcité sans aucun accommodement à l’école risque de créer ce qu’elle voulait éviter : de la séparation – les Juifs avec les Juifs, les Cathos pratiquants entre eux, les Musulmans pratiquants là où on veut bien d’eux. Et il ne me semble pas qu’une société séparée en entités qui considèrent chacune qu’il n’y a qu’une seule bonne façon de faire soit une société meilleure ni plus heureuse.