À 10 ans, votre mère vous juge en âge de regarder Nuit et Brouillard, Shoah et de Nuremberg à Nuremberg. Étudiante, vous étudiez les génocides des Bosniaques, des Arméniens, des Juifs, des Tutsi. Dans votre livre, vous écrivez que vous pensiez être préparée à la barbarie humaine, que vous aviez “stocké, engrangé suffisamment de connaissances pour ne jamais être prise de court”. Pourtant, le 7 octobre vous plonge dans une sidération que vous n’aviez pas pu anticiper…
Il faudrait inventer un terme qui décrirait ce que l’on ressent quand les choses prévisibles se produisent comme elles étaient prévues. Ce terme prendrait en compte notre incapacité à empêcher ce qui était prévu, notre désespoir quand la catastrophe se déploie. Au moment du 7 octobre, j’ai été effarée par la rapidité des réactions anti-sionistes. Les Israéliens n’ont pas eu droit à une demi-seconde de compassion. Comment envisager qu’une heure après les attentats du 13 novembre, des partis politiques publient des communiqués pour relativiser l’événement, pour culpabiliser les personnes massacrées?
J’avais conscience que, dans certains milieux d’extrême gauche, certains pourraient réagir de la sorte. Je n’avais pas pensé à toutes les autres personnes qui, d’ordinaire, restent silencieuses. Et, plus les opinions sont à l’unisson dans un groupe, plus ses membres sont tentés de se radicaliser. Pendant plusieurs jours, ces réactions ont généré chez moi une absence de langage. J’ai donc commencé à écrire ce livre pour ré-articuler une pensée, une infrastructure langagière. Avant le 7 octobre, j’avais initialement prévu d’écrire un livre sur le versant positif du féminisme pour contrebalancer mes nombreuses prises de position critiques. Mais, au moment d’écrire, j’étais incapable de faire émerger quelque chose de positif autour des féministes qui s’étaient tenues très éloignées des horreurs du 7 octobre, voire qui les avaient passées sous silence.
Vous apparaissez très consciente de la préciosité de nos “sociétés ouvertes, pluralistes, pacifiées et cosmopolites tenues par l’intelligence”, mais aussi très préoccupée par le spectre de l’illibéralisme. Pensez-vous possible le basculement vers un autre système?
Dans ce livre, j’essaie surtout de faire comprendre ce que permet le modèle libéral, de montrer contre quoi il nous protège. Ce modèle ne repose pas seulement sur “liberté, égalité, fraternité”, il se fonde sur la défense de l’individu contre la tyrannie du groupe, avec sa notion si cruciale de morale minimale. Concrètement, c’est un modèle, né à la suite de guerres de religions, qui permet à des sociétés vastes, plurielles, multiculturelles de régler les conflits par de l’universel afin de les rendre les moins sanglants possible. Certes, ce n’est pas un modèle idéal, c’est d’ailleurs, un modèle qui n’a jamais été aussi critiqué et dévalué qu’aujourd’hui. Mais, c’est aussi un système qui n’a jamais été aussi prisé et dont les améliorations se trouvent en son sein. Comment expliquer que des milliers de déplacés convergent vers des démocraties libérales en risquant leur vie pour y parvenir? Pourquoi ne se dirigent-ils pas vers le Soudan, par exemple? Nos sociétés continuent d’attirer massivement et nous devrions le rappeler avec fierté: si des milliers de personnes sont prêtes à tout pour rejoindre des pays comme la France, c’est parce qu’il s’agit d’un modèle souhaitable. De manière pragmatique, posons-nous sincèrement la question: est-ce que l’on vit mieux dans une société libérale? Avec plus de richesses? Plus de droits? Plus de paix?
Il y a quelques jours, un rapport du Conseil économique, social et environnemental sur l’état de la France a révélé que la moitié des Français ne croyait plus en la démocratie. Comment continuer à militer pour le modèle libéral, modèle que vous présentez comme une “anomalie anthropologique”?
Nos démocraties, et en particulier la France, sont de moins en moins démocratiques. Après la pandémie et les lois de sécurité nationale, les dérives liberticides se sont normalisées: il est aujourd’hui question de sanctionner les infractions avant même qu’elles se produisent. Comment assurer la sécurité sans garantir la liberté? La liberté d’expression ne se contente pas de garantir le droit d’une personne à être entendue, elle est aussi la possibilité de faire naître de nouvelles idées en étant entendue ou écoutée par d’autres.
Pour préserver nos sociétés libérales, il faut construire et entretenir les conditions matérielles à leur réussite. La démocratie telle qu’elle existe en France, ne peut s’auto-proclamer “meilleur des modèles” si la pauvreté comme les inégalités sociales se creusent, si les élites continuent à se dévorer comme elles s’y emploient. Si nous ne sommes pas capables d’agir sur cette réalité, comment ne pas répéter l’Histoire? Comment ne pas prévoir que des personnes déçues par le libéralisme votent Rassemblement national pour “essayer autre chose”? Nous devons faire preuve de vigilance pour respecter nos principes fondamentaux. Pour juguler l’appauvrissement des classes populaires et l’exacerbation des inégalités entre riches et pauvres. Sans vigilance, les élites pourraient se faire couper la tête d’une manière plus ou moins métaphorique. Sans vigilance, nous risquons le chaos.
Je tiens à rappeler que le système libéral est contre-intuitif, à contre-courant. Il s’agit d’une lutte permanente contre nos réflexes primitifs et tribaux. Pour autant, quelle est l’alternative? Si vous souhaitez vivre dans une société hyper fragmentée, séparée par des zones de non-droit, assumez-le.
Depuis le 7 octobre, en France comme dans de nombreux pays occidentaux, des manifestations en soutien à la cause palestinienne s’organisent. Ce n’est évidemment pas le cause défendue par les manifestants qui vous interroge mais la libération de la violence antisémite encouragée par certains. Comment justifient-ils leur antisémitisme?
Les militants pro-palestiniens assurent que leur cause est bonne. Ils ont l’impression de se placer du bon côté de l’Histoire et non pas aux côtés d’Israël, pays qu’ils qualifient volontairement de génocidaire voire de nazi. Ils inversent les culpabilités: les Juifs, victimes d’un génocides, sont désormais accusés d’en perpétrer un. Il y a quelque chose d’extrêmement déprimant dans cette propagande qui trouve sa source dans la rhétorique de l’URSS d’après-guerre et dans celle du Mufti de Jérusalem. Déprimant parce que nous assistons au déploiement de cette machine de propagande, de cette “justification morale”, conceptualisée par le psychologue Albert Bandura. Quand on “moralise” une cause, il est très difficile de prêter l’oreille à des arguments contraires, la raison se met alors en sommeil. Ces arguments factuels provoquent non pas la remise en question mais le renforcement des fausses croyances. Les condamnations à répétition de Dieudonné comme Soral n’ont en rien permis d’atténuer les discours de haine, elles ont plutôt renforcé le soutien qui leur était apporté, elles ont permis de les placer en “martyrs de la bienpensance”. À ce moment-là, les faits deviennent nuisibles. Et, comme l’exprimait Orwell, ce n’est pas en opposant des vérités parallèles que l’on évite la collision, le mur de la réalité est toujours là.
Vous écrivez: “La raison est lourde, lente, pénible, et fait chier tout le monde avec ses concepts abstraits comme l’État de droit ou la présomption d’innocence”. Est-ce aux intellectuels de faire survivre “la tolérance et l’honnêteté”?
Je ne crois pas que l’on puisse compter sur l’élite intellectuelle de la société. Notamment, parce que les intellectuels français forment de plus en plus une caste rongée par les guerres d’égo, ce sont des primates. Comme tout le monde. Et les intellectuels, étant en majorité fonctionnaires de l’État, se retrouvent à servir la main qui les nourrit alors qu’ils devraient plutôt la mordre. Structurellement, l’intelligentsia est nuisible à l’intellect.
Pour relativiser la situation dans laquelle on se trouve, vous avez hérité d’une “technique de consolation” que vous partagez à vos lecteurs: “Vu de Babi Yar, tes problèmes, c’est peanuts”. Mais encore?
Je me recentre sur les petits bonheurs du quotidien: ma vie à la campagne avec mes chiens, chaque jour que je passe libre et en vie. Selon les sciences cognitives, le cauchemar serait une manière pour le cerveau de nous préparer au pire. Mais, avant le 7 octobre, je croyais avoir traversé tous les cauchemars possibles, je pensais être sur-préparée et j’ai perdu mon langage. Peut-être que je me vois plus robuste que je ne le suis?
Propos recueillis par Léa Taieb